– Et voilà ! dit-il. Non seulement j'ai perdu mon bateau, mais encore je me fais engueuler. Vous trouvez ça juste, vous ?...
Malgré son visage puissamment laid et qui de plus se présentait ce matin hérissé de poils grisâtres, l'humanité de son regard gris enfoui sous d'énormes sourcils lui donnait l'apparence d'un chien triste qui quémande un peu d'affection.
– Vous avez sauvé votre licorne, lui dit-elle pour le réconforter, n'est-ce pas un bon signe, un présage pour l'avenir ?
– Oui, p't-être ben ! Mais faudrait la redorer. Où est-ce que je peux trouver ici de la feuille d'or ? C'est léger comme un souffle ces choses-là et ça coûte gros. C'est pas demain que je la remettrai à la proue d'un navire ! Je suis miné, moi. Et encore on me fait des reproches.
– Entre nous, capitaine, n'êtes-vous pas un peu coupable ? Si vous deviez aller à Québec comment avez-vous fait pour vous égarer dans nos parages ?
Il parut frappé de sa réflexion et la considéra songeusement, puis poussa un énorme soupir.
– Soit ! Mais pour le naufrage, ça, ce n'est pas ma faute.
– Et de qui alors ?
– Ces salauds de naufrageurs, ceux qui ont remué les lanternes sur les falaises pour nous attirer sur ces saloperies de récifs.
Il parut tout à coup se raviser.
– ... Qu'est-ce que vous avez dit à propos de ma licorne ? Que je pourrais la redorer ? C'est une idée !... Mon père était doreur à la feuille. Je connais un peu le métier... Mais il faudrait trouver de l'or. Où voulez-vous qu'on trouve de l'or dans ce foutu pays plein de démons et de naufrageurs ?...
– Qui sait ? Peut-être en trouverons-nous ! Vous n'ignorez pas que l'or est l'affaire du démon !...
– Faut pas plaisanter avec ça, madame, s'écria Adhémar qui l'avait suivie.
Le capitaine se signa énergiquement, mais il n'en ajouta pas moins :
– Tant pis ! Tant pis pour le démon. Si vous me trouvez de la feuille d'or pour ma licorne, je suis votre homme ! Merci d'avance, madame ! Vous au moins, vous êtes bonne.
Il s'en alla, apparemment revigoré.
Le petit chat s'échappa des bras d'Angélique et vint flairer la porte.
– Attention qu'il ne se sauve pas encore !... Rattrape-le, Adhémar ! Pourquoi es-tu tout le temps sur mes talons, mon pauvre garçon ?
– Vous croyez que j'ai envie d'être pendu comme l'a dit ce gouverneur d'Acadie !... Et puis il fallait que je vous raconte mon rêve. J'ai vu un ange mais il était rouge, entièrement rouge, de la tête aux pieds, c'est pas normal pour un ange...
Angélique entrait dans la chambre. Le petit chat y pénétra d'un air de propriétaire. La queue droite, il alla immédiatement vers le carré de lainage qu'elle lui avait dévolu la veille, s'y installa, et là se mit à se laver avec soin.
Chapitre 9
Ambroisine de Maudribourg était assise devant la fenêtre, dans une robe de velours noir à col de dentelles. Cette robe sombre accentuait la pâleur de son teint. Elle avait l'air d'une infante orpheline. Ses mains jointes sur ses genoux, elle paraissait plongée dans une méditation profonde. Ses suivantes respectaient son silence.
À l'entrée d'Angélique, la duchesse releva vivement la tête. Ses mouvements avaient beaucoup de distinction mais cachaient mal une impulsivité native qui n'était pas sans charme et la rendait plus jeune encore.
– Ah ! Vous voici, madame, fit-elle. Je vous attendais. Dieu ! Comme je vous attendais ! Vous voici enfin !...
Ses yeux brillèrent d'une joie contenue.
– Vous êtes levée, dit Angélique, et j'espère remise de vos malaises ? Avez-vous passé une bonne nuit ? Mais je vous trouve encore très pâle.
– Ce n'est rien. Et j'étais en train de songer que je vous avais assez importunés, vous et monsieur votre époux, en occupant vos appartements privés. Désormais, je peux me déplacer, bien que je me sente encore, en effet, assez percluse. Le capitaine Simon vient de me dire que notre navire a été perdu corps et biens. Aucun espoir de ce côté-là. Mais en signant des traites, je pense que je pourrais trouver à m'embarquer avec mes filles sur un vaisseau qui nous conduira enfin à Québec.
– Ne parlez pas si hâtivement de départ, madame, dit Angélique qui songea aux projets élaborés pour les Filles du roi. Vous n'êtes pas encore vraiment guéries les unes et les autres.
– Alors, au moins, que je cesse de vous encombrer ici, chez vous. N'importe quelle baraque fera l'affaire. En partant pour la Nouvelle-France, j'ai mis le manque de confort au nombre des sacrifices à offrir à Notre-Seigneur. Je ne crains point l'austérité.
– On vous installera près de vos filles, dit Angélique, malgré vos désirs de mortification, je veillerai à ce que vous ayez tout le nécessaire.
Elle était soulagée que la duchesse de Maudribourg ait eu d'elle-même le tact de libérer l'appartement du fort. Cette jeune femme à la personnalité un peu étrange n'en avait pas moins assimilé l'excellente éducation que toute jeune fille de la noblesse recevait dans les couvents et, de plus, elle semblait naturellement portée à se soucier des sentiments et du bien-être d'autrui.
Elle avait légèrement souri aux paroles d'Angélique. D'un geste elle désigna la robe qu'elle portait :
– Encore une excuse à obtenir de votre obligeance. Voyez comme je me suis montrée indiscrète. Ne sachant comment me vêtir je vous ai emprunté cette robe.
– Vous auriez pu en choisir une plus seyante, dit Angélique spontanément. Celle-ci ne convient pas à votre teint. Vous avez l'air d'une conventuelle et d'une orpheline.
– Mais je suis une conventuelle, rétorqua la duchesse qui rit subitement, comme amusée, ne vous l'ai-je point déjà dit ? Et je suis aussi une orpheline, ajouta-t-elle d'un ton plus bas, mais avec simplicité.
Angélique se souvint des renseignements que lui avait donnés Joffrey de Peyrac à propos du mariage de cette jeune femme avec un vieillard, et elle éprouva un vague remords mêlé de pitié. Sous les dehors extrêmement assurés de la duchesse de Maudribourg, qui était, selon sa réputation, à la fois une savante et une femme d'affaires avisée, elle était peut-être seule à discerner une faille, quelque chose d'enfantin et de brisé. Elle ressentit le désir de la protéger et de la secourir, de la distraire aussi d'une vie qui lui apparaissait comme avant été bien austère.
– Je vais vous trouver une toilette plus gaie.
– Non, je vous en prie, fit l'autre en secouant la tête, laissez-moi, voulez-vous, laissez-moi porter le deuil de ces pauvres gens qui sont morts il y a deux nuits, sans sacrements. Quel affreux malheur ! J'y pense sans cesse.
Et elle mit son visage dans ses mains.
Angélique n'insista pas. Ces gens venus d'Europe ne vivaient pas encore au même rythme qu'eux tous. Elle se fit la réflexion que sans avoir ici le cœur plus dur, la vie vous poussait avec une telle intensité, le danger de mort était si quotidien, qu'on oubliait vite.
Les jeunes femmes et Pétronille Damourt se tenaient comme prêtes à quitter la chambre sur le seul ordre de leur maîtresse. Elles avaient tout parfaitement rangé et nettoyé, paraissaient calmes et remises de leur émoi de la veille. Le secrétaire à lunettes achevait d'écrire quelque chose, assis devant la table qui était habituellement la table de travail de Joffrey. Il avait emprunté la plume en aile d'albatros immaculée qui servait au maître des lieux, et cela déplut instinctivement à Angélique, bien qu'à la réflexion le pauvre secrétaire de la duchesse, dépouillé de tout, n'eût guère d'autre choix. Armand Dacaux, le secrétaire de la duchesse de Maudribourg, était sans âge. Sa légère corpulence et sa solennité un peu pédante devaient lui attirer la considération des gens simples. Pour une raison indéfinissable, il n'était pas sympathique à Angélique. Malgré ses manières affables et bon enfant, elle avait l'impression que c'était un homme qui n'était pas à l'aise avec lui-même et avec sa situation. Après tout, ce n'était peut-être qu'une impression. Et de toute façon le poste de secrétaire de hauts personnages, qui nécessite à la fois des qualités de servilité et de hardiesse, ne passait pas pour forger des caractères particulièrement épanouis.
– M. Armand fait le bilan de nos pertes, expliqua Mme de Maudribourg.
Malgré son annonce de déménagement, elle continuait de rester assise, les mains jointes sur ses genoux, et Angélique remarqua qu'un chapelet de buis s'entrecroisait à ses doigts.
– Quelque religieux de haut rang ne m'a-t-il pas fait demander ? s'enquit-elle tout à coup.
– Ici ? s'exclama Angélique. Mais, madame, nous sommes éloignés de toutes villes, ne vous l'ai-je point déjà dit ? Certes, il y a quelques jésuites itinérants en Acadie, les aumôniers de certaines concessions ou postes militaires...
Elle s'interrompit, prise d'une idée subite. Ambroisine de Maudribourg dit vivement :
– Mon confesseur a écrit et averti de ma venue toutes les autorités religieuses de Nouvelle-France. Précisément un de ces messieurs de la Compagnie de Jésus aurait déjà dû être prévenu que j'ai fait naufrage sur les côtes du Maine et se présenter pour nous apporter les secours de notre Sainte Religion.
– Ils sont peu nombreux et les distances sont grandes, fit remarquer vaguement Angélique.
La duchesse semblait tendre l'oreille.
– On n'entend pas sonner les cloches... murmura-t-elle. Comment savoir l'heure ?... J'aurais voulu assister à la Sainte Messe, mais l'on m'a avertie qu'il n'y avait même pas d'église ici.
– Nous aurons bientôt une chapelle.
Angélique était reconnaissante à Colin de lui permettre, in extrémis, de taire cette annonce.
– Comment pouvez-vous vivre ainsi sans jamais assister au divin Sacrifice ? interrogea la jeune « bienfaitrice » en la fixant avec une sorte d'étonnement candide. Vous n'avez même pas d'aumônier, me dit-on. Ainsi, tous ces gens vivent, meurent comme des bêtes, sans le secours des sacrements.
– Il y a un pasteur...
– Un réformé ! s'exclama la duchesse horrifiée, un hérétique !... C'est encore plus grave. N'est-il pas écrit dans la Bible : Fuyez l'hérétique après lui avoir fait une première puis une seconde réprimande... Sachez que quiconque demeure avec lui est aussi perverti.
– Soit, dit Angélique légèrement agacée, mais n'oubliez pas que notre perversion, à nous autres gens de Gouldsboro, nous garde charitables à notre prochain, ce qui après tout est le premier commandement du Nouveau Testament. Quoi qu'en dise votre fameux pilote Job Simon, nous ne sommes pas des naufrageurs et nous avons fait pour vous tout ce que nous pouvions.
Tout en échangeant ces propos avec Ambroisine de Maudribourg, elle allait et venait à travers la pièce, s'occupant de remettre quelques meubles en place. Quelle était donc cette étrange idée qui l'avait traversée tout à l'heure, quand la duchesse avait parlé d'un ecclésiastique de haut rang ?
Cela l'avait traversée comme un éclair. Quelque chose d'important... Elle ne pouvait plus se rappeler.
Elle ouvrit le coffret des pistolets et examina les objets qui complétaient la panoplie de l'écrin. Se remémorer l'attention de Joffrey pour elle lui mettait de la chaleur au cœur et la distrayait du souci que lui causaient les paroles de la duchesse. Elle avait conscience que celle-ci l'observait avec une curiosité attentive.
– Vous portez des armes, fit-elle remarquer. On dit même que vous êtes un tireur d'élite ?
Mme de Peyrac se tourna vivement vers elle.
– Décidément, vous savez beaucoup trop de choses sur moi, s'écria-t-elle. Par instants, il me semble que ce n'est pas le hasard qui vous a conduite jusqu'ici...
Mme de Maudribourg poussa un cri comme si elle avait été atteinte en plein cœur et voila son visage de ses mains.
– Que dites-vous ? Ce n'est pas le hasard ? Alors si ce n'est le hasard, qu'est-ce donc ? fit-elle d'une voix hachée. Je ne peux croire que ce soit la Providence, comme je l'espérais encore hier. Mais j'ai réalisé l'horreur du destin qui nous accable. Tous ces pauvres gens morts, noyés, déchiquetés si loin de leur pays. Il me semble que leur malédiction pèsera à jamais sur moi... Ah ! Si ce n'est le hasard qui nous a amenés sur ces rivages alors qui ? Sinon Satan lui-même, je le crains... Satan, oh ! Mon Dieu ! Comment trouver assez de force pour s'opposer à lui...
Elle parut faire effort pour reprendre contenance.
– Pardonnez-moi, fit-elle avec douceur, voulez-vous, madame ?... Je sens que je vous ai blessée tout à l'heure par mes questions et mes réflexions sur votre vie commune avec les hérétiques. Je suis trop impulsive et l'on me reproche souvent d'exprimer trop franchement mes opinions. Je suis ainsi. Je raisonne logiquement et je sais que je ne fais pas assez de place à l'instinct du cœur. Or, c'est vous qui avez raison, je le sais. Qu'importe qu'il y ait ici ou non une chapelle ?... Qu'est-ce que le rite sans la bonté ? Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien... Et quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité je ne suis rien...
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