– Ainsi vous avouez que c'est bien pour complaire à votre mignon que vous nous avez tous mis dans le bain, cria Bertrand Defour.

– Je n'avais pas convoqué Phipps, hurla Villedavray hors de lui.

– N'empêche, l'exploit demeure, dit le frère Marc conciliant. Voyez qu'on n'en tire pas que des désavantages. C'est le souvenir de cette remontée de l'an dernier et de celle de ces jours-ci, qui rend Skoudoun si admiratif qu'il se demande s'il ne doit pas prêter main-forte aux Français et, en fait, se montrer par la fin un allié sincère.

Le visage du marquis s'illumina et il eut ce sourire juvénile qui le rajeunissait de vingt ans.

– Quand je vous le disais ! s'exclama-t-il. Ce n'est pas en vain qu'Alexandre a risqué sa vie... et la mienne. C'est un jeune homme exceptionnel. Voyez, comte, sans mon Alexandre nous étions tous perdus.

– Attention, nous ne sommes pas encore sauvés, rectifia Peyrac en riant. Et précisément je ne voudrais pas que Skoudoun se montre trop fidèle aux Français. Je préfère en l'occurrence sa mentalité hautaine. Il va falloir que je trouve à mon tour quelque chose pour l'impressionner.

Il regarda autour de lui et alla vers le groupe des Anglais dont la plupart s'étaient assis sur le sable à la lisière des varechs, mangeant modestement et buvant de la bière.

– Mr Kempton, le colporteur, est-il parmi vous ? s'informa-t-il.

Il y était, prenant activement les mesures de tous les pieds qui se proposaient et promettant pour le lendemain, au plus tard pour la semaine suivante, des paires de chaussures d'une élégance toute londonienne et d'une solidité à toute épreuve. Avait-il du cuir pour tant de commandes ? Bien sûr, qu'il en avait, et de la plus belle qualité. À la rigueur, il s'en procurerait dans les deux jours. Il connaissait une île qui...

À la demande de Peyrac, le petit colporteur du Connecticut se présenta, levant haut son nez pointu vers le grand personnage, le cou entouré de plusieurs aunes de ruban comme un charmeur de serpents.

– Mr Kempton, lui dit le comte, j'aurais besoin de votre ours.

– Mon ours ! Que lui voulez-vous ? protesta Élie Kempton, méfiant.

– En faire mon allié. Ou plutôt lui confier une mission de la plus haute importance. Un ours aussi intelligent se doit d'entrer dans la diplomatie au service de l'Angleterre. Je veux l'emmener avec moi à Métoudic afin de séduire le chef des Malécites Skoudoun dont j'attends des services importants, entre autres de ne pas s'allier aux Français pour la guerre.

Élie Kempton secoua la tête.

– Impossible. Mr Willoagby ne peut être mêlé à d'aussi dangereuses entreprises. De toute façon, je ne peux pas me séparer de mon ours.

– Mais vous pouvez l'accompagner.

– Aoh ! Yes. Y a-t-il des femmes européennes là-bas ? interrogea le colporteur soupçonneux.

– Certes ! Et des plus délaissées. Elles vous accueilleront avec joie.

– Aoh ! I see. Cela change tout, s'enchanta Élie Kempton, l'œil émerveillé.

– Ces Anglais sont d'une concupiscence ! fit remarquer avec dégoût Villedavray qui dégustait à petites bouchées une tarte aux airelles, et savait assez d'anglais pour avoir suivi le dialogue.

– Mais non, ce n'est pas ce que vous croyez, rectifia Angélique en riant, ce brave homme est un colporteur de la Nouvelle-Angleterre qui cherche clientèle. Sa besace est inépuisable. Il a toujours quelque chose à vendre. Avec lui le miracle auquel on a assisté sur ces plages c'est celui de la multiplication de la manchette de dentelle et de la ganse de satin. Et naturellement toutes les femmes sont heureuses de sa venue.

Kempton avait pris sa décision.

– C'est bon. J'informerai Mr Willoagby et je vous donnerai sa réponse demain, conclut-il pressé de retourner à ses affaire (Il repartit en criant :) Aux belles chaussures ! Aux belles chaussures neuves...

– Mais quel personnage extraordinaire, fit la duchesse de Maudribourg, et comme tous ces gens sont vivants et drôles... Jamais je ne me suis tant amusée, s'exclama-t-elle en regardant Angélique avec l'enthousiasme d'une enfant assistant à son premier bal.

Elle paraissait fascinée. Elle en oubliait ses responsabilités de « bienfaitrice », et ceux qui, parmi les nouveaux colons, se considéraient comme les « promis » des Filles du roi en profitaient pour tenter leur chance près de ces demoiselles, les entraînant près des tréteaux pour, sous prétexte de leur passer mets et boissons, gagner un aparté avec la belle de leur choix. Barssempuy s'efforçait de désarmer, avec gentillesse, la modestie de Marie-la-Douce, le quartier-maître Vanneau avait entrepris de raconter à Delphine Barbier du Rosoy ses campagnes à travers le monde. Naturellement Aristide Beaumarchand se mettait en frais pour Julienne qui, de temps en temps, ne pouvait retenir un bruyant éclat de rire, qu'elle maîtrisait aussitôt la main sur la bouche, jetant un regard inquiet du côté de la duchesse et de Pétronille Damourt. Mais, même la corpulente duègne avait relâché sa garde. L'arrivée de Cromley avait tout à fait bouleversé les conceptions de la brave femme sur l'espèce masculine. Ce spécimen, qui portait jupe et des favoris roux et hérissés comme des balais au milieu tes joues, l'intriguait visiblement et, voyant l'intérêt qu'il inspirait, l'Écossais avait commencé avec son assurance habituelle à lui raconter toutes sortes d'histoires terrifiantes sur les apparitions qu'on avait dans la Baie, de bateaux fantômes, et de monstres marins.

Angélique remarqua que seule la Mauresque, pourtant fort aimable et jolie, semblait un peu délaissée. Les matelots de Colin Paturel, en veine d'honorabilité, ne voulaient point, en faisant la cour à une métisse, rappeler le goût un peu trop prononcé qu'ils avaient eu au cours de leurs voyages pour les filles des îles.

Angélique se proposait d'aller vers elle afin de la distraire et de la confier à des jeunes filles de Gouldsboro, mais, à ce moment, la devançant, Yann Le Couennec, qui avait remarqué l'esseulée, l'abordait.

– Savez-vous parler français, mademoiselle ?

– Mais comment donc ! s'exclama-t-elle. J'ai été élevée au couvent des Ursulines de Neuilly près de Paris, et je sais lire et parler en société.

– Vous m'en voyez ravi, affirma le brave garçon. Voulez-vous boire de la bière d'épinette, de la limonade de sumac blanc, ou un peu de vin d'Espagne pour avoir le cœur content ?

– Du vin d'Espagne, dit la jeune fille qui retrouva son sourire.

La duchesse aux côtés d'Angélique avait suivi le manège.

– Ce jeune homme est bien bon de s'occuper de cette enfant, fit-elle remarquer avec un soupir. Ma pauvre Mauresque ! Je ne voulais pas m'en charger, mais c'est mon amie, la marquise de Roquencourt, qui a tant insisté pour que je m'occupe d'elle. Je ne sais si elle trouvera preneur à Québec. Et je le regrette car je me suis attachée à elle. Enfin, elle pourra toujours prendre le voile comme converse. Elle est très accomplie.

Dans un éclair, Angélique songeait aux enfants bâtards que les grandes dames dépravées concevaient avec leur Maure et qu'elles cachaient ensuite au fond d'un couvent ou que leurs valets venaient vendre, dans un panier, à la Cour des Miracles.

– À quoi songez-vous ? demanda la duchesse en lui posant la main sur le poignet.

– À rien de précis, fit Angélique en secouant la tête pour chasser ses réminiscences.

Paris et ses perversions étaient loin. Ambroisine la considérait, avec attention, de ses immenses yeux d'ambre.

– Il y a parfois quelque chose qui passe sur votre visage, dit-elle, et qui vous rend d'une beauté surprenante... Vous devez avoir une vie intérieure intense ?

– Je ne sais pas, fit Angélique en souriant. Je n'ai guère le temps de méditer.

Elle s'interrogeait sur l'opportunité de parler dès maintenant à la duchesse du projet de l'établissement de ses Filles du roi à Gouldsboro, car le moment semblait bien choisi.

Mais Joffrey de Peyrac revint vers elles.

– Ne m'avez-vous pas informé que le Sagamore Piksarett s'était présenté ce matin à Gouldsboro ?

– En effet. Il venait pour réclamer ma rançon, m'a-t-il dit, et il voulait vous rencontrer de toute urgence. Mais je ne le vois pas ici.

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire de rançon ? interrogea la duchesse en ouvrant de grands yeux. Vous y avez déjà fait allusion ce matin.

Angélique expliqua rapidement que dans un combat en Nouvelle-Angleterre elle avait été capturée par le fameux Piksarett. Il la laissait libre mais, selon les lois de la guerre indienne, M. de Peyrac lui devait une rançon, ainsi qu'aux deux autres guerriers abénakis, pour les Anglais capturés par eux et dont on avait obtenu la libération.

– Tout cela est extraordinaire, dit Mme de Maudribourg en la regardant avec étonnement. Pourquoi ne vous débarrassez-vous pas de ces Indiens insolents ?

– Il faut respecter leurs coutumes...

On avait fait appeler les deux guerriers, Jérôme et Michel, qui mangeaient des cuisses de chevreuil près d'un feu. Après s'être essuyé les mains à leurs mocassins et à leurs cheveux, ils se présentèrent.

– Où est Piksarett ? leur demanda Angélique en abénakis.

Les deux guerriers Patsuikett s'entreregardèrent et parurent hésiter.

– Il s'est enfui, répondit Jérôme.

Le mot paraissait étrange, surtout concernant Piksarett, l'intraitable. Peyrac le leur fit répéter, puis il demanda son avis à Castine. Mais il n'y avait guère d'autre traduction à donner à la phrase de l'Abénakis. Piksarett s'était « enfui ». Pourquoi ? Devant quel danger ? Nul ne paraissait le savoir. Angélique et le comte se dévisagèrent.

– Je regrette son absence, dit Peyrac. J'aurais voulu lui demander de m'accompagner dans notre expédition. Skoudoun est très soucieux de ses alliances avec les autres tribus abénakis, et la visite du Grand Baptisé, dont la célébrité est considérable et dont il me parlait avec intérêt, l'aurait certainement enchanté au plus haut point. Ils auraient discuté religion, auraient fumé de mon meilleur tabac de Virginie et j'aurais eu le temps de désamorcer la bombe.

– Prenez Mateconando, mon futur beau-père, proposa le jeune baron gascon. Lui aussi est très disert sur la religion.

Sur ce, Jérôme et Michel commencèrent à discourir à propos de leurs captifs anglais qu'ils avaient pris à Brunschwick-Falls et derrière lesquels ils couraient depuis pas mal de temps. Le moment était venu de savoir s'ils pouvaient les emmener avec eux ou si l'on consentirait à leur donner une rançon. Il fallut traiter de la question, car les deux compères avaient fait montre jusqu'ici d'une certaine patience.

– Ces sauvages sont splendides, n'est-ce pas ? dit le marquis de Villedavray tandis que l'on faisait venir le jeune Samuel Corwin, les deux engagés, le révérend Patridge et Miss Pidgeon que les Abénakis prétendaient avoir capturés.

– Regardez cette musculature. Pas une once de graisse. À chacun de leurs mouvements leur peau brille comme de l'or. Mais ils sentent bien mauvais.

Dommage ! Savez-vous qu'ils peuvent courir à la vitesse d'un cerf ? J'ai vu cela au Bois de Boulogne, lorsque j'avais ramené quelques spécimens en France avec M. de Romagny, pour amuser le roi. On a fait courir ce jeune Iroquois Outtaké contre un cerf et il l'a rattrapé et saisi aux cornes. Le roi n'en revenait pas. Outtaké est maintenant chef des Cinq Nations et le pire ennemi de la Nouvelle-France. Ce n'était pas la peine de lui faire faire un si beau voyage. Allez comprendre ces animaux-là !

– J'ai reçu de lui un collier de wampum, dit Angélique qui était très fière de ce présent du chef Iroquois.

– Ma chère, vous, vous êtes capable de tout, trancha le marquis en attaquant une assiette de petites friandises fabriquées avec des noix de carryer pilées et de la cassonade. Mais, conclut-il la bouche pleine, les Iroquois sont des monstres, et la Nouvelle-France ne respirera que lorsqu'ils seront tous exterminés.

« Oh ! Mais j'y songe, s'écria-t-il, sautant du coq-à-l'âne, Peyrac, mon cher, si vous voulez impressionner le chef Malécite emmenez donc mon Alexandre. Vous avez entendu ce que disait tout à l'heure le frère Marc. Il ne faut pas manquer de mettre ce jeune héros à l'honneur après ce qu'il a fait.

– N'empêche que c'était une connerie, réitéra lourdement Grand Bois. Encore s'il ne s'agissait que du mascaret du Petit Codiac, ça peut se comprendre, ça a son utilité. À condition de ne pas y laisser sa peau, on parcourt en une heure une distance qu'on mettrait une journée à remonter dans le cours habituel de la rivière. Mais les chutes folles de l'estuaire de la Saint-Jean...