– Mais l'honneur de l'exploit... De grossiers personnages de votre espèce ne peuvent pas comprendre...

Ils recommencèrent tous à discuter âprement, et le frère Marc était le plus animé. On l'écoutait avec une certaine attention car il était très expérimenté, et l'on disait que pas un sauvage ne connaissait comme lui le moindre « saut » des multiples rivières, ru, fleuve depuis la rivière du Loup sur le Saint-Laurent jusqu'au Kennebec, en passant par la Saint-Jean, la Sainte-Croix et le Pénobscot.

– Le sujet a vraiment l'air de leur tenir à cœur, fit remarquer Angélique au comte d'Urville qui se trouvait près d'elle.

– Si vous connaissiez le pays, vous comprendriez, dit le jeune seigneur normand. Toute la vie semble conditionnée là-bas par ce mouvement des eaux, ça vous entoure, ça vous bouillonne de partout. La forêt n'est qu'un bruit de cascades...

– Si au moins il n'y avait pas des marées de près de onze toises..., disait Defour...

– Mais il y a des marées de onze toises, rétorquait Villedavray triomphalement, voire de douze, m'a-t-on dit. Alors qu'en Méditerranée les marées n'atteignent pas une toise. Qu'en déduire sinon que nous sommes dans une région de phénomènes surprenants, ce qui oblige à avoir une conduite, dans l' ensemble, différente des normes.

– La Bretagne à sa pointe occidentale connaît des marées de huit toises. Les Bretons ne sont pas fous pour ça.

– Ils sont pires. Tout le monde est d'accord pour reconnaître que ce ne sont pas des gens comme les autres, de toute façon c'est une race à part. Mais revenons à notre Baie Française. Qu'est-ce qui peut bien causer ici des marées aussi amples ?

– Moi, je sais, dit un des matelots du Cœur-de-Marie qui était précisément Breton. Ce sont des Malouins qui me l'ont expliqué. Ils viennent pêcher là chaque saison depuis toujours, leurs pères avant eux y venaient depuis des siècles, bien avant que Colomb y vînt à son tour. C'est dire qu'ils connaissent tous les secrets de cette côte.

– Et alors ?

– Ils disent qu'avant-avant il n'y avait pas de marées comme ça, mais un monstre marin est venu, énorme et long de plusieurs milles, et qui s'est bloqué dans la faille de la plate-forme sous-marine. Il est resté là et depuis chaque fois qu'il se retourne, la mer déborde.

– Tais-toi, grand bourdin ! s'écria Colin, tandis que des rires s'élevaient. Ce ne sont plus des choses qu'on raconte de nos jours.

– Et pourquoi pas ? protesta le matelot vexé. Même que les Malouins m'ont dit que, des fois, du côté des cinq îles, en face du Parsboro, on voit les yeux du monstre qui brillent sous les eaux. Il aurait le museau partie dans la baie Verte, partie dans la baie de Chignecto, juste à l'entrée du Petit Codiac, ça explique pourquoi ça s'agite tellement par là quand il essaye de refermer sa gueule.

– Tais-toi ! Tais-toi, mon bon, insista Villedavray avec indulgence, si M. de Peyrac t'entendait, lui qui est un scientifique, il te chanterait pouilles.

Mais les marins, en général, étaient impressionnés par l'explication du Breton.

– Et pourquoi ça ne serait pas une explication, même si elle n'est pas scientifique comme vous dites, monsieur le marquis, lança un autre Breton qui voulait défendre son compatriote. Après tout, il n'y a pas si longtemps, chez nous en Bretagne, la terre bougeait du côté de Pont-Brieuc. L'enchanteur Merlin fit creuser et l'on trouva deux dragons géants, un blanc et un rouge... Ici, c'est un pays qui ressemble à chez nous. Et ces Malouins qui viennent depuis toujours dans la Baie Française, forcément ils savent pas mal de choses sur le coin. C'est pas normal après tout que la mer se mette à monter tout à coup comme ça, puis à le retirer, comme si quelque chose la poussait de l'intérieur, puis la rappelait ensuite. Nous autres, hommes de mer, qui sommes nés sur les rivages, on est habitués, on n'y réfléchit plus, mais quand même il doit y avoir une raison.

Villedavray dut avouer que pour lui aussi la chose demeurait mystérieuse.

– Est-ce que ce ne serait pas à cause des masses de poissons qui se déplacent ou doublent quand ils frayent ? émit le frère Marc. Pour la Baie Française, cela expliquerait la différence avec les autres, il y en a tellement, il y a aussi des loups-marins, des baleines...

Colin hocha la tête, dubitatif, et le marquis fit la moue.

– Votre suggestion ne me satisfait point... Ah ! Voici le comte qui revient, qui sait, lui, peut-être, pourra nous départager.

L'affaire des captifs anglais paraissait s'être réglée assez rapidement ou, tout au moins, les bases de ce règlement avaient été énoncées à la satisfaction des Abénakis lésés. Il n'y avait pas d'enfants blancs en jeu, ce qui simplifiait le problème, et Ouaouénouroué-Jérôme n'avait pas trop insisté pour emmener avec lui comme esclave son irascible capture, le révérend Patridge, se contentant d'accepter, comme le lui proposait Peyrac, un lot de couvertures de Limbourg bleues et écarlates, donnant, pliées l'une sur l'autre, la hauteur dudit captif, ce qui faisait un assez bon lot.

Ces marchandages avaient mis le pasteur hors de lui et on l'entendait tonitruer, en maudissant les Indiens à coups de versets bibliques, tandis que ceux-ci s'esclaffaient.

Ténouïenant-Michel regrettait, lui, de ne pouvoir emmener Miss Pidgeon à la mission de Saint-François sous Québec. Elle était un peu vieille, mais bonne, active, et vaillante. Les Français l'auraient rachetée volontiers pour la faire baptiser. Mais pour une poignée de coquillages des mers du Sud, il la laissa volontiers à ses coreligionnaires.

– Comte, départagez-nous, dit Villedavray très excité. J'ai le soupçon que vous, vous pourrez peut-être répondre à la question, ou plutôt aux questions que nous nous posons. Par ordre, primo, quel est le phénomène qui cause le mouvement des marées en général, secundo, pourquoi particulièrement dans notre Baie Française, ces marées géantes qui font qu'en quelques heures le paysage se transforme et devient presque méconnaissable ? Vous abordez un rivage en lisière d'une forêt, six heures après, au même endroit, vous êtes au pied d'une falaise. Il y a de quoi s'interroger ?

Joffrey de Peyrac posa sur l'assemblée un regard amical et sourit.

Il portait ce jour-là le simple pourpoint de velours vert foncé qu'Angélique aimait, car il en était revêtu quand elle l'avait retrouvé à La Rochelle. Il l'arborait plus volontiers quand il était détendu, qu'il ne se sentait pas contraint de tenir en main une situation difficile et d'en imposer. Aujourd'hui, Angélique sentait qu'il était comme tranquillisé et qu'il goûtait sans arrière-pensée l'intérêt de ce rassemblement avec des gens divers mais qui lui étaient tous soit dévoués, soit favorables, reconnaissant implicitement sa présence et la nécessité de cette présence parmi eux. C'était là une atmosphère nouvelle et Angélique en le regardant à quelques pas d'elle, avec son expression affable, l'humanité de son regard, dont parfois il fallait affronter l'intensité brûlante, mais dont aussi elle connaissait la passion et la gaieté, se sentait elle-même apaisée.

Il lui parut qu'aux tempes de son mari, la touche argentée s'était accentuée et son cœur se serra de tendresse.

Quelque chose d'ineffaçable entre eux naîtrait de ces jours tourmentés. Ils étaient encore comme brisés :out au fond, elle le sentait. Mais il y avait trop à faire en ces jours de l'été. Qu'importe, ce qui était positif se dégagerait peu à peu et plus tard, ils en goûteraient mieux la saveur et la richesse que dans cette bousculade. Ils étaient obligés de se maintenir fermes et debout, portant des responsabilités trop sévères pour pouvoir se permettre la retraite dont ils auraient eu besoin. Mais encore quelque temps et ils rentreraient à Wapassou, « chez eux », se dit-elle pour se donner du courage. Pourvu qu'il renonçât à cette idée d'aller à Québec, qui lui paraissait dangereuse.

– Je répondrais volontiers à la première question, dit Peyrac, mais il m'intéresserait de voir quelqu'un d'entre vous le faire à ma place. Je donne un présent à celui qui dégagera la vérité par le raisonnement et le fruit de ses observations. Allons, messieurs, vous êtes des gens de mer, et vous n'avez pas été sans glaner bien des renseignements au cours de vos campagnes. Rappelez vos souvenirs et faites la synthèse de vos expériences. Vous ne tarderez pas, j'en suis certain, à vous approcher fort près de la réponse scientifique et mathématique démontrée, de ce qui provoque le mouvement des marées sur notre globe terrestre.

Les uns et les autres commencèrent à se dévisager, à chuchoter en aparté, à froncer les sourcils, à se plonger dans de profondes méditations.

– Je vois Yann lever les yeux au ciel, dit le comte. Tu brûles, mon garçon.

– Faudrait-il chercher le secret des marées dans les étoiles ? demanda Yann.

– Mais oui. Tout au moins dans les astres, affirma une voix. Puisque les marées sont dues à l'attraction de la lune...

Chapitre 15

C'était une voix de femme. Tous les yeux convergèrent dans la direction d'où elle s'était élevée.

La duchesse de Maudribourg qui se tenait aux côtés d'Angélique affronta courageusement les regards où se mêlaient étonnement, voire ironie et désapprobation. Elle redressa son cou gracieux et eut à l'égard de ces hommes qui la fixaient un petit sourire de défi.

Le silence stupéfait, un peu scandalisé, régna un instant. On attendait le verdict.

Peyrac fit quelques pas dans la direction de la duchesse.

– Vous avez gagné, madame, dit-il en la saluant. Et sachez que Gouldsboro s'honore d'avoir en ses murs, si je puis m'exprimer ainsi, une des élèves du grand astronome Gassendi, Français qui le premier au monde mesura en Guyane française la longueur du méridien terrestre.

– La lune ? Qu'est-ce que la lune vient faire là-dedans ? s'exclama le gouverneur de l'Acadie.

Il avait l'air d'un Pierrot ébahi. Et il ajouta :

– Tout d'abord il y a des marées aussi bien le jour que la nuit.

– Vous m'étonnez, mon cher, lui dit Peyrac. Réfléchissez que, pour notre terre, planète entre autres planètes, la lune est toujours là, la nuit comme le jour, ainsi que le soleil d'ailleurs.

– Et l'attraction, qu'est-ce que cela veut dire l'attraction ? interrogea le quartier-maître Vanneau.

– Avez-vous jamais vu un aimant ramasser des aiguilles ? dit Mme de Maudribourg. À certaines heures, lune en fait autant pour nous.

Chacun saisit la simplicité de l'image et il y eut à nouveau un silence étonné mais moins incrédule déjà.

La plupart regardaient en l'air. Et Villedavray découvrit précisément le croissant pâle de la lune dans la nacre du ciel qui commençait doucement à virer à l'or avec l'approche du soir.

– Ah ! Voilà donc ce que tu nous fais, mâtine ! s'écria-t-il. C'est vrai, Bergerac, ce savant qui faisait –tes vers et qui transperçait de son épée tous ceux qui se moquaient de son trop long nez, a bien dit quelque chose de ce genre au siècle dernier, mais je croyais que ce Gascon était fou comme tous les Gascons, dit-il jovial en saisissant le bras de Peyrac et celui de Saint-Castine. Et maintenant je voudrais savoir pourquoi à certaines heures, qui d'ailleurs varient, cette facétieuse s'avise de nous aspirer et à d'autres nous laisse en paix.

Joffrey de Peyrac eut un geste vers Ambroisine de Maudribourg.

– À vous l'honneur, madame.

– Vous pourriez l'expliquer aussi bien que moi, comte, fit-elle avec une pointe de coquetterie. Est-ce un examen ?

Il secoua la tête. Son regard sombre et attentif s'attardait sur le visage d'Ambroisine de Maudribourg.

Ce fut alors qu'Angélique ressentit une souffrance inexplicable et qui lui parut presque physique, comme si son cœur soudain se rétractait, serré par un poing brutal.

C'était une douleur profonde et insidieuse, qui faisait peur. Elle venait d'une source invisible, et Angélique fut un instant avant d'analyser d'où lui était venu ce coup. C'était le regard de Peyrac. Alors elle comprit. Ce regard qu'il avait en cet instant n'était dû qu'à elle, à elle, Angélique, son amour, son épouse.

Or, voici qu'il le posait sur ce visage de jeune femme, qui, dans la clarté de perle du jour sur le point de s'assombrir, prenait une sorte de transparence d'albâtre, ce visage où brillaient du feu vif de l'intelligence les yeux sombres et immenses. Il gardait un demi-sourire, mais aucun n'eût pu lire en lui la nature exacte de sa pensée.

– Un examen, non, madame ! protesta-t-il. Mais je monte trop souvent en chaire. Il me plairait d'être quelques instants votre élève.