– Parce qu'il est mort, vous dis-je, ou mourant... Milady ! Milady ! supplia le colporteur tourné vers Angélique, vous qui êtes guérisseuse, faites quelque chose pour ce pauvre animal.

Angélique ne pouvait se dérober à la prière du colporteur anglais, bien qu'elle fût assez embarrassée.

Elle n'avait encore jamais eu l'occasion de soigner un ours de cette taille. Elle non plus ne comprenait pas le mal qui avait pu terrasser si brusquement Mister Willoagby. Le père de Vernon avait raison quand il disait que les coups qu'il lui avait assenés, bien qu'il fût un boxeur et un lutteur fort redoutable pour un être humain, ne pouvaient guère importuner une pareille énorme masse capitonnée de graisse et de poils.

Elle envisagea le coup qu'il avait reçu sur le museau et qui avait paru le faire souffrir et elle s'agenouilla sur le sable tout près de la bête allongée et inerte dont la tête semblait fort petite et fine en contraste avec le cou trapu, et l'échine monstrueuse. Avec délicatesse, elle lui tâta le nez qui lui parut tiède et souple. Il n'y avait pas de sang. Elle le caressa à plusieurs reprises, remontant vers le front comme on flatte un chien. Penchée, elle observait les paupières closes dans l'entremêlement des poils. L'une d'elles parut frémir, puis s'entrouvrit, laissant filtrer vers Angélique un regard si humain et si triste qu'elle en fut bouleversée.

– Que vous arrive-t-il, Mister Willoagby ? l'interrogea-t-elle avec douceur. Oh ! Je vous en prie, dites-le-moi...

Il cilla légèrement, et elle eût juré qu'une larme glissait le long de son museau. Puis un profond soupir souleva la poitrine de l'ours et il referma les yeux comme dans un refus de considérer désormais un monde si amer.

Angélique se redressa et alla vers Kempton et le père de Vernon, qui attendaient côte à côte avec anxiété.

– Écoutez, dit-elle en anglais à mi-voix, peut-être me trompé-je, mais je vais vous donner mon opinion. Je crois qu'il n'a rien, seulement il est terriblement vexé. Cette chute, cette défaite alors qu'il se croyait vainqueur...

– Oh ! Mais oui, sans doute avez-vous raison, s'exclama Élie Kempton illuminé, j'avais oublié : cela lui est déjà arrivé une fois !... On n'a pas pu le bouger de trois jours !

– Trois jours ! Nous voilà bien, fit Peyrac en éclatant de rire.

– Et vous riez, s'indigna le colporteur. Mais ce n'est pas drôle du tout. Et je vous ferai remarquer que votre expédition de la rivière Saint-Jean est à l'eau !... C'est votre faute aussi, Merwin. Vous l'avez mis à plusieurs reprises dans une posture ridicule, surtout vous lui avez fait mal au nez. Je comprends qu'il soit vexé.

M. de Villedavray qui n'entendait pas l'anglais demanda ce que l'on tramait. On le lui dit. Il explosa.

– Comment ! On ne peut pas partir sans l'ours ? Le sort des hauts fonctionnaires de Québec dépend maintenant de la bonne volonté d'un ours !... C'est intolérable ! Monsieur de Peyrac, je vous somme de donner à cet ours l'ordre de se relever immédiatement ou bien... JE BOUDE ! ...

– Croyez que j'aimerais vous satisfaire, monsieur, dit Peyrac avec sang-froid, mais l'affaire ne me paraît pas simple.

Il considéra l'immobilité quasi minérale de Mr Willoagby qui paraissait endormi pour l'éternité.

– Peut-être pourrait-on essayer de panser son amour-propre de quelque façon, proposa Angélique. Si vous faisiez le mort, Merwin ? ajouta-t-elle en se tournant vers le père jésuite. Il se croira vainqueur et...

– Bonne idée, approuva Élie Kempton, enthousiaste. Je le connais ! Il a un cœur d'or. Mais il ne peut admettre d'être moins fort qu'un homme. Et, en effet, c'est illogique. Vous devriez être mort, Merwin. Faites comme si vous l'étiez...

– All right ! accepta le jésuite.

Il se laissa choir de tout son long devant l'ours, la face contre terre, et ne bougea plus.

Le colporteur pressait son ami de rouvrir les yeux afin de contempler ce triste spectacle.

– Regardez ce que vous avez fait, Mister Willoagby ! N'est-ce pas une pitié ? Vous l'êtes l'ours le plus fort du monde... Vous lui avez donné une leçon a cet arrogant. Mais voyez donc ! Il ne bouge plus. Il ne s'en remettra pas de sitôt. Cela lui apprendra à vouloir se battre avec Mister Willoagby... L'ours le plus merveilleux, le plus fort, le plus imbattable du monde...

– Mister Willoagby, insistait Angélique en caressant l'ours, considérez votre victoire. Comment saura-t-on que vous êtes le vainqueur si vous ne vous relevez pas ? Comment saura-t-on que vous êtes l'ours le plus fort du monde ?

Sur ces entrefaites, le petit chat vint mettre son grain de sel. Il surgit inopinément dans l'arène et, avant qu'on ait pu l'en empêcher, vint donner quelques petits coups de patte insolents sur la truffe du museau de l'ours. Angélique l'écarta, mais la bestiole revenait à la charge, très intéressée par cette masse de poils autour de laquelle tout le monde se groupait, Kempton continuait ses adjurations.

– Regardez donc ce que vous lui avez fait à ce diable en robe noire. En tant que papiste, il n'a que ce qu'il mérite mais, tout de même, souvenez-vous, il vous avait pris dans son bateau.

Cet assaut de paroles persuasives, jointes aux taquineries du chat qui le chatouillait, parurent, enfin, ébranler la forteresse d'amour-propre blessé de Mister Sillloagby.

Il consentit à ouvrir un œil, puis deux, puis s'intéresser à l'état de Merwin. Il soupira. Lentement, comme à regret, il commença à se hisser sur ses lourdes pattes.

Avec circonspection, il s'approcha du corps étendu, le flaira, le retourna, l'examina encore. Les spectateurs retenaient leur souffle.

– Mais oui, vous voyez bien que vous avez vaincu une fois de plus, Willoagby ! le pressait Kempton. Dressez-vous, mon ami, que l'on vous applaudisse ! Applaudissez-le donc, tas d'empotés ! intima-t-il à la foule.

– Vive Mr Willoagby ! cria-t-on. Hurrah ! Viva !...

Cet agréable charivari parvenant à ses oreilles,

l'ours se rasséréna définitivement. Il se dressa sur les pattes de derrière et fit le tour de l'assemblée, recueillant les applaudissements et les hommages, les caresses, les félicitations et les encouragements.

Pendant ce temps, le négrillon Timothy tendit vivement sa besace au colporteur qui y prit un morceau de gâteau au miel. C'était la récompense habituelle de l'ours lorsqu'il était vainqueur. Il l'accepta. Tandis qu'il se délectait, son maître lui passa sa chaîne au cou. Après quoi, il sortit de ses basques un mouchoir de toile grand comme une serviette et s'épongea longuement.

– Nous voilà saufs ! fit-il. Bon, je l'emmène. Monsieur de Peyrac, nous nous retrouverons chez Skoudoun. Vous voyez que vous pouvez compter sur mon ours !... Il est supérieurement intelligent. Vous autres, serpents rouges, prenez mon bagage, et mes ballots de marchandises, intima-t-il aux Mic-Macs qui s'empressèrent de lui obéir, dérogeant à leurs principes, car ils étaient enchantés de s'embarquer en si distrayante compagnie. Venez avec moi, Mister Willoagby ! C'en est assez. Laissons donc tous ces papistes à leurs stupidités.

Pauvre Mr Willoagby ! Peut-être n'était-il pas entièrement dupe de la comédie, mais l'honneur était sauf.

Il suivit son maître docilement.

Lorsqu'il eut été hissé sur la barque et que celle-ci, chargée, en surplus du colporteur et du négrillon, des Indiens et des Acadiens et de quelques autres spécimens encore, se fut éloignée du rivage sous les saluts et les adieux cordiaux, le père de Vernon eut la permission de se relever.

Il était couvert de sable, d'égratignures et d'ecchymoses, et sa soutane était déchirée.

Angélique chercha des yeux quelqu'un pour lui porter à boire. Mais ce fut le jeune Martial Berne qui se présenta aussitôt avec un seau d'eau.

Le jésuite se bassina longuement le visage.

Cependant, tous les Anglais, loin de s'indigner, riaient à gorge déployée de l'histoire du pasteur.

– Décidément, quelle gaieté ! fit remarquer Ambroisine de Maudribourg, les yeux brillants.

– Oui, nous ne sommes pas à Québec tant s'en faut, renchérit le marquis de Villedavray. Jamais de ma vie je n'ai vu un jésuite faire ainsi le baladin ! Quand je raconterai cela à Mgr Laval...

– Je vous saurai gré, monsieur, de ne pas parler de cet... incident à Québec, le pria avec hauteur le religieux.

– Oui ?... Vous croyez donc que je m'en priverai ! s'esclaffa le petit marquis en le considérant avec jubilation et insolence. Une si bonne histoire ! Ce serait dommage... Soit ! Je me tairai. Mais, désormais, vous m'accorderez des indulgences pour mes péchés... Donnant, donnant. Pour une fois que je tiens un Jésuite à ma merci.

Chapitre 23

Angélique avait entendu son mari demander à Cantor lorsqu'il débarquait :

– Ramènes-tu Clovis ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Il a disparu.

Et elle avait hâte de le rejoindre, à l'écart de toute cette foire qui semblait se tenir par le hasard des arrivées et des départs, en permanence, sur la grève de Gouldsboro.

Enfin il était là, et elle refermait la porte de la chambre du fort avec une impression de soulagement.

Quelques heures encore volées au temps, à cette agitation qui voulait disperser leurs efforts, et leur besoin de confidences.

Angélique bénit la nuit clémente, toute chargée d'étoiles, toute bruissante du mouvement de la mer, qui les isolerait pour quelques heures brèves. Il vint à elle en riant.

– Vous étiez si charmante avec cet ours ce tantôt, mon amour. Il n'y a pas deux femmes comme vous au monde. Je mourais d'envie de vous prendre dans mes bras.

Elle s'avisait de sa gaieté. Toute cette cacophonie, ce brassage incessant de décisions à prendre, de détails à régler, ne semblait pas l'abattre.

– Il n'y a que vous, que vous au monde !

Et elle était saisie par la paix extraordinaire qui, tout à coup, descendait sur elle. « Il n'y a que lui, songea-t-elle aussi, en ressentant la force de sa présence. Tout ce qu'il touche. Tout devient alors marqué d'un sceau extraordinaire... Et cet homme-là m'aime... Je suis sa femme... »

Le bruit du petit chat jouant avec la balle de plomb, retrouvée sous un meuble, troublait seul le silence. On eût dit un farfadet, un petit génie tutélaire, veillant sur le bonheur des humains.

– Vous êtes anxieuse, reprit Peyrac, je l'ai vu quand vous êtes entrée. Pourquoi ?

– J'oublie pourquoi quand je suis là, dit Angélique en se blottissant contre son épaule. Je voudrais y rester toute ma vie et surtout... que vous ne partiez pas... Oh ! que vous ne partiez pas ! Je ne sais pourquoi, je ressens une si grande angoisse à cette pensée. Ne partez pas.

– Il le faut.

– Pourquoi ?

– M. de Villedavray BOUDE !... dit Joffrey en mimant l'effroi.

– Oh ! Qu'importe qu'il boude ! C'est l'occasion qu'il nous laisse en paix avec sa manie de verser un filet de vinaigre au hasard des conversations. Avez-vous remarqué : le marquis ne desserre plus les dents, mais, du coup, Alexandre parle. Je l'ai vu en conversation avec Cantor. Le marquis et son protégé doivent s'entendre pour bouder tour à tour...

Ils rirent, mais Angélique restait angoissée.

– Est-ce Cantor que vous attendiez pour*prendre la décision du départ ?

– En partie... oui.

– L'emmenez-vous ?

– Non, je vous laisse à sa garde... et à celle de celui-ci, ajouta-t-il en désignant le petit chat.

Elle alla ramasser la bestiole légère, aux yeux immenses.

– Et de quels dangers doivent-ils me garder ces deux-là ?

La pensée, soudain, l'effleurait, de Colin. En l'abandonnant seule à Gouldsboro, dont Colin était désormais le gouverneur, Joffrey de Peyrac relevait-il encore une gageure ?

Mais non. Tout à coup c'était comme si chacun d'eux. Elle, Lui, Colin, avait pris sa place exacte. Il n'y avait plus de question à se poser à ce sujet, ni pour elle, ni pour lui, ni même pour Colin. Levant les yeux sur le visage de son mari, Angélique ne pouvait lire aucune arrière-pensée. Et elle-même songeait : quel homme peut exister pour moi en dehors de lui ?

Et c'était une chose si certaine, si simple à concevoir, comme une vérité inchangeable, qu'elle sentait que pour lui aussi la frontière avait été franchie des inquiétudes et des doutes corrosifs et malsains.

Et Colin, le juste, le fort, Colin, le franc, le droit, le savait aussi.

S'il demeurait à Gouldsboro, ayant accepté des charges qui convenaient à ses talents, c'est qu'il avait trouvé sa place personnelle, un équilibre, où la sérénité du sacrifice consenti fortifiait son goût de vivre et d'agir.