Et ensuite les événements s'étaient déclenchés comme une avalanche dramatique.

L'attaque du village anglais par les Canadiens et leurs alliés Indiens Abénakis et qui semblait préméditée pour la capturer, elle, la femme du comte de Peyrac.

Angélique leur échappant grâce à Piksarett, le chef des Patsuikett, parvenant à la baie de Casco, retrouvant dans le pirate Barbe-d'Or qui y rôdait son amant Je jadis, Colin Paturel, le roi des Esclaves de Miquenez, celui qui l'avait sauvée du harem de Moulay Ismaël, peut-être le seul de tous les hommes qui l'avaient aimée jadis, ayant laissé dans son souvenir et dans sa chair un regret, une vague nostalgie, une tendresse particulière.

Évidemment, aucune comparaison avec la grande flamme dévorante, le tourment, la passion, le désir impérieux, l'attachement un peu fou, impossible à raisonner, à analyser, qu'elle éprouvait pour Joffrey, une tunique de Nessus parfois, mais aussi des bonheurs éblouissants, comme des soleils brillant au fond d'elle-même, réchauffant, comblant sa vie, répondant aux aspirations, aux exigences secrètes de son cœur, de ses rêves, de son être entier.

Cela rien ne pouvait y être comparé. Mais elle avait aimé Colin, jadis, elle avait été heureuse dans ses bras, et, le retrouvant en une heure de solitude, de désarroi et de fatigue, quelque chose avait tressailli en elle, d'heureux, de doux et de sensuel, de sensuel surtout. Elle ne voulait pas se leurrer, ni se chercher des excuses. Elle avait failli succomber à un instant de vertige, la foudre du désir s'abattant sur elle dans le demi-sommeil où elle était plongée lorsque Colin avait prise contre lui, la couvrant de baisers et de caresses.

Elle était fautive. Elle aimait trop l'amour et ses extases secrètes et paradisiaques.

Sauf en une courte période de sa vie, après qu'elle eut été victime d'un viol par les mousquetaires du roi, pendant la Révolte du Poitou, époque où elle ne pouvait supporter qu'un homme la touchât – et qu'elle avait si bien oubliée aujourd'hui – elle avait toujours trouvé aux ébats amoureux une saveur, un plaisir constant qui paraissaient chaque fois, lui semblait-il, la combler de révélations nouvelles.

Elle aimait trop l'amour ! Voilà où se situait le mal, sa faiblesse et son enchantement.

Joffrey – toujours Joffrey le Magicien – lui avait ouvert les portes du domaine enchanté, révélant le premier, à sa jeunesse, le plaisir, c'était lui aussi qui, la retrouvant après quinze années de séparation où elle l'avait cru mort, c'était lui qui l'avait guérie des blessures intimes infligées à sa féminité, la ramenant à la vie des sens, la ressuscitant à l'Amour avec une délicatesse, un soin, une patience infinis...

Comment oublier cela ? Elle lui devait tout en ce domaine. L'initiation et l'épanouissement, la guérison et comme une seconde naissance à la vie amoureuse qui, la surprenant dans sa maturité, alors que tout en elle, par l'expérience et la souffrance, s'était enrichi, affiné, la comblait d'un sentiment exaltant de pouvoir en savourer pleinement la miraculeuse réalité.

Trop facilement heureuse, c'était cette faiblesse qui l'avait fait trembler de fièvre un instant dans les bras vigoureux de Colin, lorsqu'il était venu la surprendre la nuit, sur son bateau, Le Cœur de Marie. D'un effort, elle s'était arrachée à lui, l'avait fui...

Pourquoi avait-il fallu que le soldat Kurt Ritz, s'enfuyant du navire, les aperçût en cet instant, par la fenêtre du château-arrière, alors « qu'elle était nue dans les bras de Barbe-d'Or » ?...

Pourquoi avait-il fallu que cet homme, mercenaire de Joffrey de Peyrac, mais ignorant qui était la femme qu'il avait aperçue ainsi, relatât le fait devant le comte lui-même, et non seulement devant lui mais devant tous les principaux notables de la colonie de Gouldsboro ?

Quelle horreur ! Quel moment terrible pour chacun ! Et pour LUI ! Bafoué ainsi par elle à la face de tous.

Elle comprenait sa violence à son égard lorsqu'elle s'était retrouvée devant lui. Mais maintenant que faire pour apaiser son courroux ? Comment lui faire comprendre qu'elle n'avait jamais aimé vraiment, qu'elle ne pourrait jamais aimer d'autres hommes que lui ?... Que s'il ne l'aimait plus, elle en mourrait, oui, elle en mourrait ?...

Tout à coup elle se décida. Elle ne resterait pas là a attendre bêtement. Elle irait de nouveau à lui ce soir, elle le supplierait, elle essaierait de lui expliquer. Tant pis s'il lui disait encore des choses blessantes. Tout, plutôt que d'être ainsi séparée de lui ! Tout plutôt que sa froideur.

Qu'il la reprît à nouveau dans ses bras. Même en la serrant à l'étouffer, à la briser, dans sa rancune.

Elle se précipita vers sa coiffeuse et, voyant dans le miroir qu'elle avait des larmes sur ses joues, elle se poudra un peu.

Elle défit son chignon, dénoua la lourde tresse et, prenant sa brosse en écaille de tortue incrustée d'or – un cadeau de lui, encore – elle démêla rapidement ses cheveux. Elle se voulait belle, non pas traquée et tendue comme elle l'avait été ces derniers jours.

Le chat n'avait point bougé depuis qu'elle l'avait installé sur la couverture, pelotonné, dans la béatitude d'un confort qu'il n'avait point goûté depuis longtemps et peut-être jamais sur la terre. Immobile, doux, patient, presque immatériel dans sa petitesse et sa fragilité malade, il semblait à peine exister. Mais quand elle lui parla, il se mit à ronronner avec force, traduisant de son mieux sa gratitude et son bonheur.

Par choix, après une dure errance, il l'avait rencontrée, elle était devenue son ciel, son horizon, sa certitude. Il attendait tout d'elle, la créature humaine, qui l'avait pris en pitié, et savait qu'il ne serait point déçu.

– Je m'en vais, lui confia-t-elle, sois bien sage. Je reviendrai...

Elle jeta encore un dernier regard vers le lit. La duchesse reposait toujours très droite dans son lit. Angélique, sa brosse en main, s'interrogea sur un souvenir qu'elle ne précisait pas.

– Pourquoi m'examinez-vous ainsi ? Y a-t-il en moi quelque chose qui vous inquiète ? demanda la malade sans ouvrir les yeux.

– Excusez-moi, madame... Rien de grave, je crois que c'est la façon dont vous reposez qui a attiré mon attention. N'avez-vous pas été élevée au couvent depuis votre plus tendre enfance ?... Quand j'étais moi-même pensionnaire, je me souviens, il nous était interdit de dormir autrement que très droites, sur le dos, les bras et mains sur la couverture... même l'hiver. Inutile de vous dire que je n'en faisais rien. J'étais très indisciplinée.

– Vous avez deviné juste, fit Mme de Maudribourg avec un sourire. J'ai passé toute ma jeunesse au couvent et, j'avoue, je ne saurais encore aujourd'hui dormir dans une autre attitude que celle que vous me reprochez.

– Ce n'est pas un reproche. Où étiez-vous pensionnaire ?

– Aux Ursulines de Poitiers.

– Au couvent de la rue des Montées.

– Il n'y a que ces Ursulines de la rue des Montées, à Poitiers.

– Mais moi aussi j'ai été élevée là-bas, s'exclama Angélique. Quelle coïncidence ! Seriez-vous poitevine ?

– Je suis née à Mallenay.

– Près de la forêt de Mervan.

– À la sortie du vallon de Janot. Vous savez, il y a le Roué qui coule là-bas, dit la duchesse de Maudribourg s'animant subitement. Notre château était l'orée de la forêt ! Des châtaigniers énormes. L'odeur des châtaignes et des glands tombés là-bas c'est comme une nourriture ce parfum. À l'automne j'aurais marché des heures pour les entendre craquer sous mes pas.

Ses veux brillaient et une onde rose était montée à ses joues.

– De l'autre côté du Roué, il y a le château de Machecoul, dit Angélique.

– Oui, dit la jeune femme. (Et, baissant la voix :) Gilles de Retz ? chuchota-t-elle.

– Le Maudit.

– L'Homme du Diable.

– Celui qui tuait les petits garçons pour obtenir de Satan la pierre philosophale !

– Et qui fut pendu pour ses crimes au gibet de Nantes.

– Lui-même ! Gilles de Retz !

Elles se mirent à rire ensemble. On aurait dit qu'elles venaient d'évoquer un ami commun.

Angélique vint s'asseoir au chevet de la duchesse.

– Ainsi donc nous sommes de la même province. Je suis née à Sancé, près de Monteloup au-dessus des Marais.

– Vous me voyez ravie. Mais continuez donc de vous coiffer, je vous prie, dit Ambroisine en reprenant la brosse qu'Angélique avait jetée sur le lit. Continuez, je vous prie. Vous avez une chevelure tellement extraordinaire. On dirait une chevelure de fée.

– En Poitou, lorsque j'étais enfant, les gens du pays aimaient dire que j'étais une fée.

– Et je parie qu'ils vous soupçonnaient d'aller danser autour d'une pierre druidique dans la forêt, les nuits de pleine lune ?

– Tout juste. Comment devinez-vous si bien ?

– Il y a toujours une quelconque pierre-aux-fées, dans le voisinage, par chez nous, dit Mme de Maudribourg d'un ton rêveur.

Et il y eut quelque chose de chaleureux et de doux dans le regard qu'elle posa sur Angélique.

– C'est étrange, murmura-t-elle. On m'avait prévenue contre vous. Et, tout à coup, je vous découvre si proche, presque une sœur. Vous êtes poitevine, madame de Peyrac. Quel bonheur !

– Qui vous avait prévenue contre moi ? interrogea Angélique.

Son interlocutrice détourna les yeux. Elle eut une sorte de frisson léger et dit :

– Oh ! Vous savez, désormais quand on parle à Paris des affaires du Canada, le nom de votre mari est souvent mentionné. Disons... à titre de voisin trop proche... des possessions du roi de France. Et je gage qu'on parle aussi de lui à Londres.

Elle entoura de ses bras ses genoux qu'elle avait relevés sous la couverture en s' asseyant. Dans cette attitude, elle paraissait très jeune, une femme sans apprêt, débarrassée de ses titres, du lourd fardeau de ses prérogatives. Angélique remarqua qu'elle serrait ses deux mains l'une contre l'autre, geste qui trahissait peut-être le contrôle d'une émotion intense, mais elle continuait à regarder Angélique en face avec sérénité.

« On dirait qu'elle a de l'or au fond des yeux, songea celle-ci. De loin, ils semblent très noirs, d'un noir de jais. Mais, de près, on voit qu'ils sont comme de l'ambre ; avec, positivement, une clarté d'or tout au fond qui rayonne. »

Elles s'observaient en silence. La duchesse relevait un peu le menton et souriait à demi. Sa hardiesse et sa désinvolture mondaine avaient quelque chose d'acquis, de volontaire. Comme si elle se fût imposé de tenir la tête haute afin de ne pas céder au réflexe de la courber et de fuir les regards.

– Eh bien, moi, je vous trouve très sympathique, conclut-elle comme répondant à un réquisitoire intérieur.

– Et pourquoi ne vous le serais-je pas ? fit Angélique, réagissant avec vivacité. Qui a donc pu me décrire à vous sous de noires couleurs ? Et qui peut me connaître à Paris, et savoir qui je suis ? J'ai débarqué ici à l'automne dernier et passé tout l'hiver au fond des forêts...

– Ne vous fâchez pas, dit Ambroisine en posant avec douceur la main sur son poignet. Écoutez, ma chère, je trouve pour ma part merveilleux d'aborder le Nouveau Monde en vous rencontrant, vous et M. votre mari. Je ne suis pas sensible aux ragots, aux médisances ou aux calomnies. J'attends, en général, de me faire une opinion par moi-même, sur les personnes contre lesquelles on essaie de me prévenir, et peut-être par esprit d'indépendance ou tout simplement de contradiction —je suis un peu têtue comme toute Poitevine – leur accorderais-je d'avance une certaine préférence.

« Je vais vous avouer quelque chose. De Paris, l'Amérique me semblait immense, sans fin, et elle l'est en vérité. Et pourtant j'étais persuadée qu'un jour ou l'autre je vous rencontrerais... Une sorte de prescience, oui... Maintenant cela me revient. Une certitude... Le jour où l'on a prononcé votre nom devant moi, c'était un peu avant notre embarquement, une voix a dit en moi : « Tu la connaîtras ! » Et voici... Peut-être tout cela, Dieu l'a-t-il voulu.

Elle parlait avec un certain charme dans l'hésitation. Le timbre de sa voix était doux, légèrement voilé, avec parfois une défaillance, comme si le souffle lui eût manqué. Angélique se surprenait à écouter avec attention. Elle eût voulu déceler derrière l'apparence la personnalité cachée.

L'affectation de la duchesse, un peu maniérée, un peu théâtrale, ne venait-elle pas d'un certain effort qu'elle accomplissait pour se relier avec ses semblables.

« Une femme à part, une femme solitaire », se surprit-elle à penser.

Un tel diagnostic ne convenait pas à la jeunesse éclatante et à la beauté d'Ambroisine de Maudribourg. Joint à cela, il y avait également en elle quelque chose d'enfantin, une certaine puérilité, ou bien, se dit Angélique, non c'est à cause de ses dents. Les dents de la mâchoire supérieure, petites, belles et très bien rangées saillaient légèrement, soulevant la lèvre bien ourlée, rose, et par instants cela lui donnait fugitivement l'expression d'une petite fille qui a pleuré. Et quand elle souriait aussi c'était une sorte d'innocence confiante qui émouvait. Mais le regard était sagace, mûr et rêveur. « Quel âge peut-elle avoir réellement ? Trente ans ? Moins ? Plus ? »