– Vous ne m'écoutez pas, dit tout à coup la duchesse.

Et elle eut précisément ce sourire désarmant et communicatif, tandis qu'elle rejetait en arrière sa lourde chevelure noire qui avait glissé le long de sa joue.

– Madame, demanda mystérieusement la duchesse, puisque vous êtes poitevine, avez-vous entendu crier la mandragore, lorsqu'on la déterrait par une nuit de Noël ?

Et Angélique perçut un sentiment de complicité naître en elle à l'énoncé de cette question étrange. Son regard chercha celui d'Ambroisine de Maudribourg pour y voir briller comme dans l'obscurité d'un étang forestier des reflets d'étoiles.

– Oui, fit-elle à son tour à mi-voix, mais c'était en septembre. Chez nous c'est en septembre que l'on va quérir un chien noir pour arracher la racine magique de la terre.

– Et il faut immoler le chien aussitôt en holocauste aux divinités souterraines..., continua Ambroisine.

– Et il faut le vêtir d'écarlate pour écarter les puissances démoniaques qui voudraient s'en emparer, renchérit Angélique.

Elles éclatèrent de rire ensemble.

– Comme vous êtes belle ! dit subitement Mme de Maudribourg. Oui, vraiment tous les hommes doivent être fous de vous.

– Ah ! Ne me parlez pas des hommes, fit Angélique avec humeur. Je viens d'avoir une querelle épouvantable avec mon mari...

– C'est sain, approuva la duchesse. Je crois qu'entre époux se quereller de temps à autre est une bonne chose. C'est le signe que la personnalité de chacun reste en bonne santé.

Son commentaire révélait un caractère mûri. Angélique commençait à comprendre l'influence qu'elle avait sur ses gens. Elle éprouva l'envie subite de se confier à cette femme, tout à l'heure étrangère et qu'elle sentait maintenant très proche d'elle. Peut-être en recevrait-elle un conseil qui l'aiderait à voir clair en elle-même. Au fond du regard de la duchesse de Maudribourg il y avait quelque chose de tendre et de doux, et comme une sagesse sans âge. Angélique se reprit et détourna la conversation.

– Est-ce un fragment de mandragore que vous portez là dans un reliquaire ? interrogea-t-elle en posant un doigt sur une chaînette d'or que la duchesse avait au cou.

Celle-ci sursauta.

– Oh ! Non, j'aurais bien trop peur. C'est maudit ! Non ! Ce sont mes médailles protectrices.

Elle retira de l'échancrure de la chemise de dentelle trois médailles d'or et les posa sur la paume d'Angélique.

– Saint Michel archange, sainte Lucie, sainte Catherine, énonça-t-elle.

Les médailles étaient tièdes du contact de la chair : Ambroisine et Angélique en éprouva une sensation ambiguë.

– Je les porte depuis que je me suis approchée pour la première fois de la Sainte Table, continua la duchesse d'un ton de confidence. Lorsque je ne peux pas dormir la nuit, je les sens là, et cela calme ma peur.

– De quoi avez-vous peur ?

La duchesse ne répondit pas. Elle ferma les yeux et une expression de souffrance passa sur ses traits. Avec un soupir elle se laissa aller contre les oreillers, la main posée sur ses médailles.

– À propos de la mandragore, reprit Angélique, n'avez-vous pas voulu m'éprouver tout à l'heure ? Peut-être désiriez-vous savoir si je suis sorcière comme on le raconte bêtement à Québec ou même à Paris ? Eh bien, apprenez, ma chère, qu'en effet j'utilise la racine de mandragore pour fabriquer une médecine d'origine arabe qu'on appelle « éponge soporifique ». Mélangée à un peu de ciguë et de jus de mûre, elle calme la douleur. Mais je ne me suis jamais préoccupée de la rechercher et de la faire déterrer. Les quelques éclats que je possède m'ont été procurés par un apothicaire anglais.

Ambroisine de Maudribourg l'avait écoutée en l'observant à travers ses longs cils. Elle remarqua vivement :

– Ainsi, c'est donc vrai ? Vous fréquentez les Anglais ?...

Angélique haussa les épaules.

– Il y a des Anglais partout dans la Baie Française. Nous ne sommes pas en Canada ici mais en Acadie, c'est-à-dire proches voisins de la Nouvelle-Angleterre. Les traités ont été si bien faits que les possessions du roi de France et les comptoirs anglais s'entrelacent en un réseau inextricable.

– Et le domaine dont vous êtes la châtelaine est indépendant au sein de ces deux influences ?

– Vous semblez bien informée.

Angélique eut un demi-sourire, un peu désenchanté. Lorsqu'elle avait abordé pour la première fois à Gouldsboro, il lui avait semblé que c'était la côte la plus perdue, le point le plus ignoré du monde.

Mais la main des hommes et des rois modelait déjà ces territoires semi-vierges. Joffrey de Peyrac devenait un pion d'importance, un obstacle ou un allié. Brusquement elle sursauta. Que faisait-elle là ? N'avait-elle pas décidé tout à l'heure de courir à sa recherche ? On aurait dit qu'un charme subit l'avait immobilisée, retenue... Elle se précipita derechef à la fenêtre.

Le soir tombait. Dans l'ombre commençante un navire franchissait le goulet et entrait dans le port.

« Encore une visite, un étranger quel qu'il soit, français, anglais, ou hollandais, ou pirate, ou je ne sais quoi, et qui va persuader Joffrey de le suivre je ne sais où et je ne sais pour quelle expédition policière ou justicière. Ah ! Non, cette fois il ne va pas partir à mon nez, sans m'avertir, en me laissant me morfondre... »

Elle attrapa son manteau de loup-marin et le jeta sur ses épaules.

– Veuillez m'excuser, madame, dit-elle à la duchesse, je dois vous laisser. Quoi que vous en disiez, je vais vous envoyer une de vos filles. Elle allumera les chandelles, et si vous vous sentez mieux, on vous fera monter à souper. Demandez tout ce qui est nécessaire.

– Vous partez ? interrogea la duchesse d'une voix sans timbre. Oh ! Je vous en prie, ne m'abandonnez pas !

– Mais vous êtes en toute sécurité ici, affirma Angélique, percevant l'anxiété qui vibrait dans la voix de la femme étendue.

Sous une apparence courageuse, elle était frêle et se remettait mal des terreurs du naufrage. Ne racontait-elle pas qu'elle avait eu des visions comme une chose naturelle !...

– J'envoie aussitôt quelqu'un à votre chevet, insista Angélique, la rassurant comme une enfant. Soyez calme !

Subitement mise en alerte, elle tendit l'oreille à un bruit de pas masculins qui montaient l'escalier. Enrico le Maltais surgissait dans l'entrebâillement de la porte qu'elle ouvrait.

– Madame la comtesse, monseigneur le Rescator vous demande !

Chapitre 4

Quand il se retrouvait sur les rivages, Enrico se reprenait à désigner son maître du titre du Rescator.

Angélique le suivit, le cœur battant, partagée entre l'appréhension et le soulagement. Ainsi « Il » l'avait quand même fait mander.

Elle se hâtait derrière le Maltais. Ils étaient sortis du fort et montaient en direction des arbres. Comme ils parvenaient à l'extrémité du village dont la dernière maison se trouvait un peu en retrait, Angélique entendit le ressac frapper contre les récifs, et il lui revint le souvenir d'une parole semblable qui l'avait entraînée dans un piège. C'était quelques soirs auparavant lorsqu'un matelot inconnu au teint pâle et aux yeux étranges était venu lui dire : « M. de Peyrac vous demande », et l'avait attirée dans l'îlot du Vieux-Navire.

D'instinct, elle porta les mains à sa ceinture. Elle avait oublié ses pistolets. Quelle sottise ! Tournée vers le Maltais, elle s'écria malgré elle :

– Est-ce bien M. de Peyrac qui t'envoie ? Toi aussi me trahis-tu ?

– Que se passe-t-il ?

Le comte se tenait sur le seuil de la dernière maison de bois. Sa haute silhouette se détachait sur la lumière d'un feu flambant dans la rustique cheminée de galets.

Angélique poussa un soupir de soulagement.

– Ah ! J'ai craint de tomber encore dans un piège, la dernière fois c'était un démon blanc qui était venu de la mer...

– Un démon blanc ?

Peyrac la regarda d'un air intrigué.

Il descendit à sa rencontre et la prit par le bras pour lui faire franchir le seuil de pierre.

D'un geste il congédia le Maltais et referma la porte dont le grossier vantail de bois étouffa le fracas des Ilots.

Le craquement du feu, seul, emplit la petite pièce. Angélique s'approcha de l'âtre et tendit ses mains à la flamme. Sous le coup de l'émotion, elle grelottait. Le comte l'observait.

– Comme vous êtes nerveuse ! fit-il avec douceur.

Elle tourna vers lui son beau regard que l'anxiété et le tourment assombrissaient jusqu'à donner à ses prunelles une teinte d'eau marine agitée par la tempête.

– On le serait à moins après ces journées terribles. Et je craignais que vous n'ayez oublié ce que nous nous étions dit ce matin.

– Comment pourrais-je l'oublier, surtout lorsque vous me regardez avec de si beaux yeux !

Sa voix familière, aux tendres inflexions, la traversa toute, et elle le considéra éperdument, ne pouvant croire à son entière rémission.

Il sourit.

– Ça, mon cœur, expliquons-nous, fit-il avec gentillesse, il en est temps et nous n'avons que trop tardé. Asseyez-vous.

Il lui désignait un des deux escabeaux qui, avec une table grossière, un bat-flanc et des objets de pêche, composaient l'ameublement de la cabane.

Lui-même s'assit de l'autre côté de la table. Il l'examinait avec attention et un sentiment passionné faisait briller son regard sombre tandis qu'il détaillait sur ses traits, qu'encadrait la somptueuse chevelure d'or pâle, les traces que le chagrin y avait laissées et celles du coup qui l'avait meurtrie. Le souvenir de sa propre violence le bouleversa.

– Oh ! Ma bien-aimée ! murmura-t-il d'une voix sourde. Oui, vous avez raison ; ne laissons pas nos ennemis prévaloir contre nous. Aucune offense ne mérite de voir détruire entre nous ce qui nous lie.

– Je ne vous ai pas offensé, balbutia-t-elle..., ou à peine.

– J'aime la restriction, dit Peyrac.

Et il éclata de rire.

– Ma chérie, vous êtes merveilleuse. Vous m'avez toujours égayé, ravi par votre spontanéité. Asseyez-vous donc.

Elle ne savait s'il se moquait, mais la chaleur de sa voix apaisa la tension qui la faisait souffrir.

Elle s'assit comme il le lui intimait. Déjà sous son regard amoureux tout s'effaçait de sa peur et de cette horrible impression de l'avoir perdu et d'être à nouveau seule au monde.

– Peut-être avons-nous été trop longtemps solitaires ? fit-il comme répondant à son impression secrète. Peut-être, jadis, lorsque l'ostracisme du roi nous a séparés, n'avions-nous pas assez mesuré la force de notre amour, et peut-être, nous retrouvant, n'avons-nous pas assez mesuré la profondeur de nos blessures ? Vous avez été longtemps accoutumée à vous défendre, seule, à vous défier de tous, à craindre la malignité du sort qui vous avait déjà une fois accablée si terriblement.

– Oh ! Oui, dit-elle dans une sorte de sanglot. J'avais dix-huit ans. Vous étiez mon ciel, ma vie, et je vous avais perdu à jamais. Comment ai-je pu survivre à cela ?...

– Oui, pauvre petite fille ! J'ai mésestimé la puissance des sentiments que vous m'aviez inspirés, et surtout la valeur de ceux que vous me portiez. Je voulais croire qu'une fois disparu vous m'oublieriez.

– Cela vous arrangeait pour rejoindre votre première maîtresse, la Science... Oh ! Je vous connaissais... Vous étiez capable d'accepter de mourir pour savoir si la Terre tournait et, séparé de moi, vous avez pu survivre, mordre à tous les plaisirs de votre vie aventureuse...

– Oui, vous avez raison... Cependant, écoutez, voici ce que j'ai découvert au cours de ces derniers jours, au cours de cette tempête qui vient de nous secouer, tous deux. Certes, vous m'avez séduit jadis, et j'étais fou de vous, cependant, comme vous venez de le dire, j'ai pu survivre. Mais aujourd'hui je ne le pourrais plus. Voilà ce que vous avez fait de moi, madame, et certes, un tel aveu ne m'est pas facile.

Il sourit, mais sur ces traits burinés, que la vie avait marqués de son sceau cruel par les grandes cicatrices qui pâlissaient son hâle, elle voyait transparaître la force du sentiment authentique qu'il lui dédiait. Son regard brûlant s'attachait à elle avec une sorte d'étonnement.

– C'est une chose étrange que l'Amour, reprit-il comme se parlant à lui-même, une plante surprenante. La jeunesse croit la cueillir dans son épanouissement et que son destin sera de s'étioler ensuite. Alors qu'il ne s'agit, en vérité, que des prémices d'un fruit plus savoureux qui n'est donné qu'à la constance, à la ferveur, à la connaissance mutuelle. Bien des fois, au cours de ces derniers jours, je vous ai revue arrivant à Toulouse, belle, fière, neuve, à la fois enfantine et sagace. Peut-être en ce temps-là ai-je voulu ignorer que votre fraîche personnalité me fascinait plus encore que votre beauté. Sait-on ce qu'on aime dans ce premier regard qui lie deux êtres l'un à autre ? Souvent sans le savoir, les richesses cachées, les forces contenues, et que seul l'avenir révélera... ce que les puissants de ce monde ne m'ont pas laissé le temps de découvrir en vous... Même en ce temps-là je restais sur la défensive. Je pensais : elle changera, elle deviendra comme les autres, elle perdra cette intransigeance exquise, cette ardeur de vivre, cette finesse intelligente... et puis non... je vous ai retrouvée, vous et, en même temps, autre... Ne me regardez pas avec ce regard-là, mon amour. Je ne sais où vous allez chercher sa séduction, mais il me bouleverse jusqu'aux moelles.