« Ce sont vos yeux, ce regard nouveau, inconnu que vous m'avez révélé à La Rochelle, lorsque vous avez surgi de la nuit et de la tempête pour venir me demander de sauver vos amis huguenots3 – c'est de là que vient tout le mal, c'est ce regard qui a fait de moi un homme que je ne reconnais plus. Ah ! je crains d'avoir trop d'attachement pour vous. Vous me rendez faible. Différent de moi-même... Oui, c'est de là que mon mal est né. Vos yeux au regard inconnu, dont je ne parviens pas encore à percer le secret. Savez-vous ce qui est arrivé, mon cœur, lorsque vous êtes venue me trouver cette nuit-là, à La Rochelle, savez-vous ce qui est arrivé ?... Eh bien, je suis tombé amoureux de vous, Amoureux fou. Amoureux éperdu, et d'autant plus que je n'ai pas voulu comprendre, sachant qui vous étiez, ce qui arrivait. C'était une confusion, et ce fut souvent une torture.

« Sentiment étrange, vraiment ! Quand je vous voyais sur le Gouldsboro, votre petite fille rousse dans les bras, parmi vos amis huguenots, j'oubliais que vous étiez cette épouse que j'avais reçue jadis en mariage. Vous n'étiez plus que cette femme presque étrangère que je venais de rencontrer par les hasards de la vie et qui me fascinait, me séduisait jusqu'à la moelle des os et qui me tourmentait par sa beauté, sa tristesse, le charme de ses rares sourires, une femme mystérieuse et qui m'échappait, et qu'il me fallait conquérir à tout prix.

« Ainsi, dans ma situation ambiguë d'époux tombé amoureux fou de sa propre femme, essayai-je de me raccrocher à ce que j'avais connu de vous dans le passé, pour vous amener jusqu'à moi, vous exiger plus proche, et si je me suis senti parfois maladroit de brandir mon titre de mari, pour vous enchaîner à moi, c'est que je voulais vous avoir à ma merci, près de moi, ma maîtresse, ma passion, vous, ma femme qui pour la seconde fois, mais par des artifices nouveaux et inattendus, m'enchaînait sous son joug. Alors je commençai à craindre la découverte amère de votre désaffection pour moi, de discerner en votre cœur l'indifférence et l'oubli pour un époux depuis trop longtemps banni, et dans l'appréhension où je me trouvais de tout cet inconnu qu'il y avait en vous – ah ! Que vous étiez insaisissable et difficile à captiver, ma petite mère abbesse ! – peut-être n'ai-je pas su mener à bien ma conquête. Je commençais à comprendre que j'avais pris trop légèrement la vie en ce qui concernait les femmes et vous en particulier, mon épouse. Et quel bien précieux j'avais négligé !

Angélique l'écoutait, retenant son souffle ; elle l'écoutait avidement et chaque mot lui rendait vie. Elle était devant lui comme l'oiseau captif devant l'oiseleur qui use de son pouvoir pour retenir près de lui par la fascination ou le sentiment un être fragile près de lui échapper. Non, elle ne voulait pas lui échapper. La caresse de sa voix sourde, de son regard brûlant, de sa présence, valait bien, pour elle, le sacrifice de toutes les libertés. Qu'était l'envol solitaire dans le danger de l'espace désert, près de la chaude certitude d'avoir atteint son havre près de lui. Cela elle l'avait toujours su, mais il lui restait à en prendre conscience, et ce monologue, cette sorte de confession qu'il osait ainsi devant elle, par amour, lui révélait, par son analyse à la fois subtile et sincère, combien elle régnait sur son cœur. Il n'avait jamais cessé de penser à elle, essayant de la comprendre afin de mieux la rejoindre.

– Votre indépendance fantaisiste me causait mille tourments, car ne sachant quelle idée pourrait vous passer par la tête, la peur de vous perdre une fois encore dominait mes soucis, et j'y voyais aussi le signe que vous n'apparteniez qu'à vous-même. La sagesse me soufflait qu'on ne guérit pas si facilement de blessures si profondes, telles que celles dont vous aviez été atteinte loin de moi, qu'il me fallait prendre patience, mais cette crainte demeurait en moi, oppressante, et c'est ce qui a éclaté lorsque tout à coup... Angélique, mon amour, dites-moi, pourquoi êtes-vous partie ainsi d'Uoussnock pour le village anglais sans m'avertir ?

– Mais... c'est vous qui m'en avez donné l'ordre ! s'écria-t-elle.

Il fronça les sourcils.

– Comment cela ?

Angélique passa la main sur son front.

– Je ne me souviens plus exactement comment les choses se sont passées, mais ce dont je suis sûre c'est que c'est sur votre ordre pertinent que je me suis mise en chemin pour reconduire Rose-Ann chez ses grands-parents. J'étais même assez contrariée de ne pouvoir faire ce voyage en votre compagnie.

Il réfléchissait. Elle le vit serrer les poings et murmurer entre les dents.

– Alors ce serait donc « eux » encore qui auraient manigancé cela ?

– Que voulez-vous dire ?...

– Rien... Ou plutôt, si, je commence à comprendre bien des choses. Vous m'avez ouvert les yeux ce matin lorsque vous m'avez dit : « Nos ennemis veulent nous séparer. Les laisserons-nous triompher ?... » Voici encore un de vos pouvoirs nouveaux qui m'attachent à vous de façon si exclusive. La façon dont vous me portez aide dans les embûches et les difficultés qui nous assaillent, avec une habileté, une diversité qui n'appartiennent qu'à vous – ce morceau de sucre que vous avez donné au petit Canadien devant Katarunk et qui nous a tous sauvés du carnage !... – mais aussi une prescience exacte qui m'émerveille. J ai pris goût à ce sentiment nouveau : une femme à mes côtés qui partage tout de ma vie.

« Alors votre absence, votre disparition, le soupçon de votre infidélité !... Comment supporter cela désormais ! Je retournerais plus volontiers au chevalet du bourreau. Pardonnez-moi, mon amour, la colère qui m'a saisi.

« Mais considérez, mon cœur, en quel état la passion que vous m'inspirez m'a jeté, jusqu'à me faire perdre ce sens d'équité que j'essaye de maintenir parmi les vicissitudes de mes charges. Vous m'avez jeté dans la colère, l'injustice, et même à votre égard dans le désir de vous atteindre et de vous faire pâtir, vous, mon seul amour, ma femme... Certes, il n'est pas facile de découvrir une vérité à laquelle le comte de Peyrac n'aurait pas adhéré facilement jadis : la douleur de l'amour. Mais vous me l'avez imposée par le pouvoir de votre charme sur tout mon être. Voyez ce que l'Angélique de jadis, si délicieuse et inconsciente séductrice qu'elle fût, n'avait pas éveillé en moi, eh bien ! celle que j'ai retrouvée à La Rochelle, avec son âme nouvelle, sa science de la vie, ses contrastes – ce mélange en vous de douceur et de violence, comment se défendre de cela ? – cette Angélique presque étrangère qui est venue à moi me demander secours pour des êtres menacés, l'a réussi.

Il s'interrompit, resta songeur un instant. Revoyait-il la scène qui s'était jouée en cette nuit tempétueuse, alors que son navire-pirate le Gouldsboro se lançait à l'ancre dans une crique cachée, aux abords de La Rochelle4.

– Vous souvenez-vous ? Tout était étrange, inattendu, mystérieux, cette nuit-là. Le destin nous poussait l'un vers l'autre sans que nous le soupçonnions.

« J'étais seul dans ma cabine, et je pensais à vous. Je faisais des plans, je me disais : « Je suis sous les murs de La Rochelle, mais comment la retrouver maintenant ? » Je n'avais pour piste que les quelques mots que m'avait lancés Rochat dans un port espagnol : « La Française... vous savez... que vous aviez achetée à Candie et qui s'est enfuie, eh bien ! Je l'ai rencontrée à La Rochelle ! » Et, tout à coup, Jason, mon second, est entré et m'a dit de cet air froid qui lui était habituel – pauvre Jason ! – « la femme française que vous avez achetée à Candie est là et vous demande ! ». J'ai cru devenir fou. Fou de joie, d'émerveillement, et aussi... d'effroi.

« L'homme est stupide ! Le bonheur lui fait plus peur que la douleur et le combat. Craint-il en la joie un piège qui aura raison de lui plus facilement que l'adversité ?... Je ne sais !

« En l'occurrence je n'ai pas échappé à la règle commune. Pour aborder cet instant inimaginable, je me suis bardé de tous mes doutes, de toutes mes rancœurs, mes craintes, mes amertumes, mes défiances...

Angélique eut un sourire.

– Il est vrai que je n'étais guère une femme séduisante à retrouver, reconnut-elle. Vous aviez gardé d'autres souvenirs. En quel état étais-je cette nuit-là ? Trempée, boueuse, échevelée, j'étais tombée en courant sur la lande.

– Vous étiez... ah ! Que dire ? murmura-t-il. Mon cœur s'est brisé... C'était comme si j'avais vu surgir devant moi l'image de ce que vous avait infligé l'injustice du sort, de ce que la cruauté des hommes – et la mienne aussi inconsciente peut-être —avait fait de vous... Je me suis senti glacé, incapable par des mots de renouer le lien qui, au delà d'une telle catastrophe, nous unissait. À Candie, cela aurait été plus facile... Mais, à La Rochelle, j'ai senti que vous n'apparteniez plus à notre passé commun, vous étiez devenue l'autre. Et, en même temps, il arrivait ce que je vous expliquais tout à l'heure. De cette autre femme, si différente, si bouleversante, qui m'expliquait sans prendre garde à son triste état, à son sang qui coulait, à l'eau glacée qui la trempait, qu'il fallait sauver ses amis, de cette femme qui ne vous ressemblait plus et qui vous ressemblait encore, j'étais en train de tomber éperdument amoureux. Un coup de foudre où tout se mêlait : l'admiration, le goût, le charme inexplicable, la pitié, la tendresse, la volonté de protection, la peur de perdre, de laisser échapper un tel trésor, l'incertitude de l'instant...

– Dois-je vous croire ? Ne m'avez-vous pas déclaré avec cynisme : « Par quel phénomène une captive payée par moi une fortune est-elle devenue une femme dont je ne donnerais pas aujourd'hui cent piastres !... »

– J'essayais de dissimuler sous l'ironie des émotions inhabituelles. Oui ! L'homme est stupide. La vérité ?... Vous m'avez brûlé, ce soir-là. Mais j'avais perdu, dans une certaine mesure, l'habitude du sentiment, la possibilité de l'exprimer. Il me fallait mettre de l'ordre dans tout cela, et l'instant, vous le reconnaissez, ce que vous exigiez de moi avec tant de ferveur, ne m'en laissait guère le temps.

« Peu à peu j'ai réfléchi, vu plus clair, je vous l'ai dit déjà : Vous étiez restée en moi un souvenir taraudant certes, mais comme une image qui se faisait imprécise, car la petite comtesse charmante qui avait été ma femme, je ne la voyais pas à mes côtés dans cette vie d'aventurier, jetée sur tous les océans, qui était devenue la mienne.

« Vous étiez aussi celle dont j'avais essayé de bannir le souvenir lorsque j'avais appris son remariage avec le marquis de Plessis-Bellière, celle que j accusais obscurément d'abandon envers mes fils, d'inconséquence dans ses folles pérégrinations en Méditerranée.

« Et, bien que je vous recherchasse, ne pouvant briser le lien qui nous unissait, votre image en moi s'était faite imprécise. Et, je vous retrouvais, une autre femme et vous pourtant, vous surpreniez mon cœur engourdi, l'arrachiez à sa léthargie. Il revivait, retrouvant avec un nouvel amour les délices des tourments et des espérances. Cela n'a pas été facile de vous conquérir à nouveau dans les hasards qui nous opposaient sur le Gouldsboro. J'ai pu enfin vous garder jalousement près de moi à Wapassou, mais parfois, même au cours de cet hiver, la crainte que l'épreuve n'outrepassât vos forces et aussi que la méconnaissance que j'avais de vous ne m'entraînât à vous blesser, me laissait dans le doute à votre égard. Car votre force de silence et d'acceptation m'effrayait, je ne savais comment dénouer cette habitude que vous aviez contractée de vous taire dans la difficulté et la souffrance, sachant que là pourrait se situer l'écueil de notre entente, que tant que vous vous protégeriez si jalousement de chercher secours près de moi, vous m'échapperiez, une partie de vous-même restant attachée à cette partie de votre vie que vous avez vécue loin de moi et que vous étiez encore susceptible d'en subir le pouvoir. Et de cela je tremblais parfois... sans trouver d'autres remèdes que la patience et le verdict du temps...

« Voilà, je crois, où nous en étions, lorsque, il y a quelques semaines, nous avons rejoint Houssnock, sur le Kennebec... et que tout à coup vous avez disparu...

Il fit une pause, ébaucha une grimace, puis il lui dédia un sourire caustique, mais qui n'effaçait as la chaude passion brillant dans ses yeux sombres.

– Certes, ce n'est pas une situation confortable que de se trouver subitement cocu à la face du monde, fit-il, mais ce n'est pas à ce titre-là que j'ai le plus cruellement souffert... Quoiqu'il fallût que l'événement ne désarçonnât pas nos gens... Mais là vous m'avez aidé... Oui, sur ce point, dans cette tempête, vous ne m'avez pas déçu... Vous avez été vraiment... ce qu'il fallait être et jusque dans ma colère, vous forciez mon admiration, ma passion... ah ! Quel sentiment terrible ! Car c'est en homme jaloux que j'ai souffert. Jaloux, est-ce le mot ? Plutôt en homme amoureux et qui n'a pas encore achevé sa conquête et qui la voit lui échapper avant qu'il ait pu atteindre ce point de rencontre incommunicable de l'Amour : la certitude. La certitude mutuelle. Tant qu'on tremble, la douleur est prête à surgir, et le doute, et la crainte que tout s'achève avant... avant qu'on se soit atteint pour cette rencontre sans nom qui vous communique joie, force, pérennité.