– Ce serait un bien petit bâtiment.

– Oh ! Ils sont chiches !... Nous n'en attendons guère plus de nos commanditaires : on les connaît !...

On demeura dans l'expectative. Puis, comme un rideau tiré subitement, les dernières vagues des brumes s'effacèrent, révélant toute l'étendue du Bassin, et déjà à quelques encablures des chaloupes chargées d'hommes en armes, faisant force de rames vers la plage.

Il n'y eut qu'un cri.

– L'Anglais !...

Ce fut un sauve-qui-peut général.

Enjambant les bancs de bois, les gens se précipitèrent vers leur demeure pour y saisir les objets les plus précieux à mettre à l'abri des pillards ennemis. En l'absence de M. de la Roche-Posay, qui avait emmené la plupart des hommes au combat, la défense de l'établissement était nulle. Les Indiens eux-mêmes le savaient si bien qu'ils préférèrent s'écarter de la plage avec leurs canoës. Ils n'étaient pas venus pour se battre et, coutumiers de trafiquer avec les navires anglais, ils évitaient, dans cette contrée, de se mêler des querelles des Blancs.

Cependant quelques sagamores qui avaient des parents parmi les Acadiens se proposèrent et des paysans plus rageurs que les autres allèrent décrocher leurs mousquets.

– Soldat, crièrent les enfants de la Roche-Posay s'adressant à Adhémar, courons vite au canon. Voici l'heure du combat.

Dans les chaloupes les matelots anglais, pour s'exciter, poussaient des clameurs assourdissantes. L'embarcation de tête arriva à hauteur du radeau où s'agitaient les acteurs impuissants, assemblée de masques et de travestis.

– Mais c'est Phipps ! s'exclama Angélique, reconnaissant l'homme de Boston qui accompagnait l'amiral anglais lorsque celui-ci avait relâché à Gouldsboro quelques semaines auparavant.

Et tout de suite elle songea :

« A-t-il vu Joffrey ? Pourra-t-il me renseigner sur lui ? »

La situation ne lui paraissait pas, quant à elle, tragique. Gouldsboro maintenait de trop bonnes relations avec la Nouvelle-Angleterre pour que, la comtesse de Peyrac présente, il n'y eût pas moyen de trouver un terrain d'entente avec les nouveaux arrivants.

Elle avertit Mme de la Roche-Posay, qui prenait l'événement avec résignation, ne l'ayant que trop prévu.

– Ne vous inquiétez pas. Je connais le capitaine de ce vaisseau. Nous lui avons rendu quelques services. Il ne refusera pas de parlementer...

Et toutes deux se dirigèrent vers la plage, pour essayer de se présenter en premier lieu à l'assaillant.

Mais Angélique n'avait pas pris garde aux manœuvres des enfants de la Roche-Posay entraînant Adhémar vers le port.

Elle commençait à faire des signes à Phipps et à le héler en anglais, lorsque la situation se détériora irrémédiablement par la faute de la trop belliqueuse progéniture du marquis de la Roche-Posay.

Le capitaine anglais, qui se distinguait en tant que puritain par ses vêtements noirs et son chapeau à haut fond, venait de lancer un grappin vers le radeau afin de le haler et de capturer cette surprenante assemblée de masques et de travestis.

Ce fut le moment que choisit Adhémar du haut de la tourelle d'angle pour mettre le feu à la mèche. La détonation retentit. Hasard ou habileté, un boulet siffla et passa exactement entre le radeau et la chaloupe qui basculèrent de concert, projetant tout le monde à l'eau.

– Victoire ! hurlèrent les Acadiens, plus satisfaits de voir les Anglais barboter que soucieux du sort de Neptune et des siens.

La chaloupe anglaise avait bel et bien été touchée et coulait.

Le désordre fut à son comble et Angélique dut renoncer désormais à se faire entendre. La situation se transformait en bataille. Ce fut bref mais violent. Le coup heureux d'Adhémar demeurait unique. D'autres chaloupes abordaient un peu plus loin. Leur contingent de matelots solidement armés montèrent à l'assaut du petit fort et mirent la main sur Adhémar avant qu'il ait renouvelé son exploit. Un peu de mousqueterie acheva d'entériner la prise de Port-Royal, ce jour-là, par les forces anglaises. Voyant que tout était perdu, une partie des habitants, emportant leurs marmites et tirant leurs vaches par le licou, s'encoururent vers les bois, car on ne savait jamais à quelles extrémités pouvaient se livrer ces matelots de Nouvelle-Angleterre quand ils avaient décidé de mettre à sac un poste français. Les autres, dont faisaient partie Angélique et en général tous ceux qui se trouvaient sur la plage au moment de l'arrivée du navire, composant le public le plus proche et le plus important : Mme de la Roche-Posay, ses enfants et les gens de sa maison, la duchesse de Maudribourg et ses protégées, les aumôniers, les familles des notables, et même Angélique... furent encerclés, sommés de se tenir cois, tandis qu'on les parquait brutalement, sous la menace des mousquets, dans les limites de leurs propres bancs d'église.

Pendant ce temps les naufragés de la chaloupe et du radeau s'occupaient de leur mieux à regagner la rive.

Phipps et Neptune furent les premiers à sortir de l'eau, se foudroyant du regard. L'un y avait perdu son chapeau puritain, l'autre la couronne dorée.

Phipps écumait. Si ses premières intentions étaient loin déjà d'être pacifiques, elles étaient devenues maintenant franchement meurtrières. Il ne parlait plus que « harts et gibets » et de réduire en cendres jusqu'au dernier cabanon de ces maudits « mangeurs de grenouilles ». Il les connaissait trop bien pour vouloir leur accorder ne serait-ce qu'une parcelle d'indulgence. Ce colon de Nouvelle-Angleterre était né dans un petit établissement du Maine. C'est dire que son enfance s'était déroulée parmi les attaques incessantes des Canadiens et des sauvages à leur dévotion et qu'une bonne partie des chevelures de sa famille servaient de trophées dans les wigwams abénakis ou aux murs des forts français.

– Je t'apprendrai à jouer au héros, hurla-t-il lorsqu'on lui amena Adhémar ligoté. Allez, déracinez-moi la grande croix là-bas sur la plage et dressez-moi une potence à la place pour ce pendard !

À ces mots, Adhémar, qui avait acquis assez de notion d'anglais durant son voyage à l'est du Kennebec, vit, une fois de plus, sa dernière heure venue.

– Madame, sauvez-moi ! supplia-t-il cherchant Angélique parmi la houle des têtes.

Le tapage était à son comble. Les gémissements des rescapés du radeau, dont était la malheureuse Pétronille Damourt sauvée à grand-peine de cette nouvelle noyade, se mêlaient aux cris de protestation des habitants voulant retenir les matelots anglais qui commençaient à défoncer à la hache les portes de leurs maisonnettes.

Phipps arrêta d'un ordre ce début de mise à sac. On verrait plus tard ! Et s'il fallait brûler tout, on brûlerait ! Auparavant il voulait s'assurer un butin plus sérieux et particulièrement s'approprier la charte – commissions et lettres royales – que possédait le marquis de la Roche-Posay et qui prouvait que le roi de France entretenait indûment des colons en des lieux qui appartenaient par les traités à l'Angleterre.

Il commença de monter vers le manoir.

Angélique estima venu le moment propice pour agir.

– Je vais essayer de le joindre, confia-t-elle à la marquise de la Roche-Posay, il le faut absolument avant que cela tourne plus mal. De toute façon, il doit pouvoir nous dire ce qui s'est passé à la rivière Saint-Jean. Apparemment, il en revient tout droit et, si j'en juge par son humeur, les événements n'ont pas dû lui être favorables. Peut-être aurons-nous par la même occasion des nouvelles de nos époux...

Elle se souvenait que lorsque William Phipps avait relâché à Gouldsboro avec l'amiral gouverneur de Boston, on avait signalé dans son équipage un Huguenot français, réfugié de La Rochelle, qui s'était révélé être vaguement parent des Manigault. Ceux-ci l'avaient reçu à leur table, en bon voisinage, pendant ces quelques heures d'escale.

Elle eut la chance de le reconnaître parmi ceux qui les gardaient et se faufila jusqu'à lui, se fit reconnaître, lui rappela sa visite chez eux.

– Je dois absolument parler à votre capitaine, lui dit-elle.

Elle n'eut pas de peine à le convaincre, car l'homme avait vu que M. et Mme de Peyrac entretenaient d'excellentes relations avec le gouverneur de Boston. Il l'autorisa donc à quitter les autres prisonniers et l'accompagna lui-même jusqu'à l'habitation.

Dans la grande salle, Phipps et ses hommes cherchaient furieusement les documents dont ils voulaient se rendre possesseurs afin de prouver leur bon droit et la mauvaise foi française. À coups de hache, ils défonçaient les buffets, les armoires, tandis que d'autres s'essayaient de crocheter les coffres, désireux de trouver au surplus des bijoux ou des toilettes de prix dont on dirait que ces catholiques dépravés étaient toujours bien pourvus.

Angélique arriva pour voir Phipps jeter à terre les pièces de faïence d'un vaisselier.

– Vous êtes fou, lui jeta-t-elle, employant sa langue, vous vous conduisez comme un vandale ! Ce sont des objets de valeur. Prenez, si vous voulez, mais ne cassez pas !

L'Anglais se retourna, hors de lui :

– Que faites-vous ici ? Vous ! Retournez avec les autres !

– Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Mme de Peyrac, je vous ai reçu il y a quelques semaines, et mon mari vous avait tiré d'un mauvais pas un jour de tempête.

Ceci ne calma nullement l'irascible.

– Votre mari ! Oui-da ! Il m'a joué encore un beau tour là-bas.

Angélique le pressa de questions. Il avait donc vu son mari ? Il n'avait rien vu du tout. Le brouillard était là, s'ajoutant à sa malchance, alors qu'il guettait avec tant de constance ces damnés officiels de Québec, bloqués dans la rivière. Ce brouillard lui avait caché les manœuvres de la petite flotte de Peyrac. Comment s'étaient-ils arrangés tous pour lui filer au nez et à la barbe ? Ces maudits Français ! Un butin et une prise de combat qu'il s'était juré de ramener au Massachusetts à titre d'échange avec les intraitables de là-haut, de Québec, ce féroce Canada, à titre de vengeance aussi, le sang de tous les massacrés de la Nouvelle-Angleterre réclamant justice...

Il parlait un peu confusément comme les gens taciturnes qui n'ont pas l'habitude de se raconter ou de s'expliquer. Son ressentiment n'en était que plus violent, bouillonnant en lui sans trouver d'issue à ses rancœurs accumulées.

– Ils ont tout ruiné là-bas... ces sauvages venus du Nord avec leurs maudits prêtres papistes, établissements ruinés, colons massacrés, on les arrête difficilement.

– Je sais. J'y étais moi-même, il y a quelques semaines. À Brunschwick-Falls et je n'ai échappé que de justesse. Vous savez que j'ai réussi à sauver quelques-uns de vos compatriotes et à les ramener en sûreté à Gouldsboro ?...

– Alors pourquoi le comte de Peyrac m'empêche-t-il de combattre ces fauves, de me saisir au moins de leurs têtes carnassières puisque j'en ai l'occasion ?

– Pour arrêter la guerre ?... mon pauvre ami ! Vous n'ignorez pas que c'est lui aussi qui a empêché le baron de Saint-Castine d'y entraîner ses Etchemins, comme il en recevait l'ordre formel de Québec. Autrement, ce n'est pas seulement les établissements de l'est du Kennebec qui auraient brûlé mais tous ceux des îles et des rives du Maine et de la Nouvelle-Écosse. La guerre ne s'est arrêtée que grâce à lui mais la moindre étincelle peut entraîner une catastrophe pire encore contre laquelle toute son influence ne pourra plus rien...

– Mais il faut pourtant mettre au pas ces maudits papistes ! hurla Phipps, désespéré. Si nous ne rendons pas coup pour coup, ils finiront par nous exterminer, si nombreux que nous soyons. Quelle situation ! Là-haut cette poignée de fanatiques dans leur neige et leurs forêts, et nous ici dix fois plus nombreux mais comme des moutons bêlants... Moi, je ne suis pas de cette espèce. Je suis né au Maine. Je leur apprendrai que ces lieux m'appartiennent et j'y consacrerai ma vie s'il le faut ! De toute façon, je ne peux rentrer à Boston les mains vides. Rien à faire... Port-Royal va payer pour Saint-Jean... Il me faut des otages et aussi cette charte du roi de France...

Il cherchait des yeux où la trouver...

– Ah ! Ce coffre là-bas peut-être ?...

Angélique reconnut, dans le coin de la salle où on l'avait déposé à son arrivée, le coffre aux scalps de Saint-Castine. Elle s'interposa vivement.

– Non, pas ce coffre ! Je vous prie. Ce sont mes affaires personnelles.

Elle le devança, pour aller s'y asseoir résolument.

– Je vous demande de ne pas le forcer, monsieur, dit-elle avec fermeté. Mon mari et moi nous sommes bons amis des Anglais, puisque nous tenons même nos droits sur nos terres du Grand Conseil du Massachusetts, mais il y a des gestes que nous ne saurions admettre sans être obligés de porter plainte à leur sujet, considérant celui qui les commettrait comme un pirate sans foi ni loi, n'agissant pas au nom de son gouvernement. Écoutez-moi, dit-elle le voyant déconcerté, asseyez-vous et calmez-vous. (Elle lui désignait un escabeau devant elle.) J'ai une proposition à vous faire qui, je pense, arrangera tout...