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Dès qu'on s'éloignait du rivage, les terres stagnaient dans un air immobile, secret. Une chaleur intense, sans un souffle. C'était, déjà, la fin de l'été. Avant l'automne glorieux. Une sécheresse agressive commençait à faire crépiter les sous-bois. Bientôt les incendies s'allumeraient, qui mêlent leurs flammes pourpres et écarlates à l'écarlate et à la pourpre des arbres.
Pour lors, la forêt gardait encore sa vêture d'émeraude, des cèdres, des épinettes et les parfums exacerbés de ses résines et de ses mille arbres fruitiers, sauvages.
Piksarett guida ses compagnons hors des pistes villageoises. Aucun des trois sauvages ne paraissait désireux de rencontrer les naturels du pays, ces Malécites aux yeux verts, que leur consanguinité ancestrale avec les pêcheurs bretons, voire avec les Vikings, premiers découvreurs de ces terres, rendait hâbleurs et vénaux, trop habitués de trafiquer avec les navires et à se livrer à des beuveries meurtrières. Vers midi, ils débouchèrent dans une clairière encombrée d'herbes et de buissons qu'ils durent quelque peu débroussailler du tranchant de leurs couteaux avant de découvrir trois ou quatre grandes chaudières de bois, en lisière des arbres.
– Je vous l'avais dit que nous pourrions festoyer, dit Piksarett, très satisfait.
– Toi, un Patsuikett de la rivière Merrimac, tu connais le pays mieux que nous qui en sommes pourtant voisins, reconnurent les Mic-Macs.
– Jadis la terre entière appartenait aux Enfants de l'Aurore, déclara Piksarett qui ne craignait pas l'exagération. Nous en gardons le souvenir dans notre sang. C'est lui qui nous guide vers ces lieux où jadis nos ancêtres festoyaient. Depuis, les Blancs sont venus. Nous avons des chaudières de fonte à transporter en nos voyages, mais aussi nos territoires se sont rétrécis comme une peau de chevreuil mal passée.
Jadis les Indiens fabriquaient, en les creusant au feu dans des souches d'arbres tronquées, ces cuves pour y cuire leur sagamité. On y versait de l'eau, on y jetait des galets brûlants, l'eau bouillait. Alors on ajoutait le maïs, le poisson ou les viandes, la graisse, les petits fruits des bois. Les tribus errantes connaissaient l'emplacement de ces chaudières de bois à travers le territoire. Retenus par la nécessité de demeurer à proximité, les peuples étaient plus stables.
En cours de route, les Indiens avaient tué un caribou. Ils en firent cuire les os pour obtenir de la graisse blanche à emporter dans leur voyage. Ils cuisinèrent à part l'estomac et son contenu qui se présentait sous l'apparence d'une pâte d'un jaune verdâtre. C'était un mets à la saveur un peu amère, à cause des feuilles des petits saules que le caribou mange l'été.
Angélique ne se résigna pas à y goûter. Elle était assise, le dos appuyé à un arbre. Elle était épuisée et, malgré la marche et la chaleur, elle continuait d'avoir froid. C'était intérieur. Après sa baignade à Monégan, le père de Vernon l'avait obligée à manger une assiette de soupe chaude. Il lui semblait qu'elle n'avait jamais rien mangé de si bon. Maintenant, il était mort, lui aussi. Brusquement, jaillie de cette pensée comme ces petits serpents cruels qui ne cessaient de l'assaillir désormais, elle vit cette mort sous un autre angle.
– Lorsque la nouvelle se saura, on dira : « Savez-vous à Gouldsboro, ils ont assassiné un Jésuite, le père de Vernon... Quelle chose affreuse ! Ce comte de Peyrac ne recule devant rien... »
Quel barrage opposer à de tels ragots que soutenait la vraisemblance ?
Elle frissonna derechef. Pour se réchauffer, elle glissa ses mains dans les poches de la casaque qui la revêtait. C'était la dépouille d'un de ces inconnus sans visage qui les poursuivaient. Au fond d'une des poches, elle sentit quelques menus objets. Il y avait une râpe à tabac, de la pacotille pour les Indiens, dans l'autre un papier plié qu'elle ramena au jour.
Une feuille d'un parchemin raffiné – elle aurait juré qu'il en émanait un léger parfum – où étaient écrites quelques lignes. L'écriture, à elle seule, inspirait l'effroi. Angélique n'aurait su dire si la main qui l'avait tracée était celle d'un homme ou d'une femme, d'un être cultivé ou vulgaire, un fou ou un esprit rassis, car il en émanait à la fois une impression de puissance virile et de préciosité féminine, les élans de l'orgueil comme des griffes projetées et les circonvolutions de la ruse, les bavures épaisses de la sensualité alliée à la grâce générale des lettres, trahissant chez le scripteur l'habitude de manier la plume.
Elle lut :
Semez le malheur sur ses pas afin qu'on l'en accuse.
Puis, plus bas :
Ce soir, je t'attendrai, si tu es sage...
Quelque chose de malsain et d'effrayant se dégageait de ces mots.
La signature était illisible. Les lettres indéchiffrables s'entrelaçaient, paraissant ébaucher la silhouette d'un animal hideux. Il parut à Angélique qu'elle avait déjà vu ce signe quelque part. Mais où ?
Elle tenait la feuille à deux doigts, résistant à son envie de la jeter au feu, pour s'en purifier
Chapitre 3
Ils marchèrent encore une journée par des sentiers écartés. Les pistes qu'ils suivaient étaient celles des bêtes et du chasseur.
Entre les troncs des chênes et des sapins blancs, on voyait étinceler de multiples étangs de castors. Les Indiens allaient à un train qu'Angélique avait peine à suivre ; sans elle, ils auraient été encore plus vite. Ils auraient même couru. Ils pouvaient courir des heures sans faire halte et souvent en maintenant l'allure de la course qui aurait été jugée la plus rapide pour un homme blanc. À leurs propos, Angélique savait qu'ils se considéraient comme talonnés par un danger pressant mais ils ne pouvaient la laisser en chemin car elle aussi était menacée et devait arriver saine et sauve auprès de l'homme-du-tonnerre, son époux. Là seulement, on pourrait considérer qu'on aurait échappé aux esprits mauvais. Pour traverser le gué des rivières, Piksarett prenait Angélique sur son dos. L'amitié et la solidarité que lui témoignaient ces sauvages, leur compréhension intuitive de la situation – qui même pour elle demeurait confuse – étaient sans prix pour Angélique en ces jours incertains. Des hommes blancs à l'esprit plus rassis et matérialiste, se riant de ses doutes et de ses peurs informulés, ne lui eussent pas inspiré la même confiance, ni apporté le même réconfort.
Comme ils mangeaient le soir, à l'étape, les échos résonnèrent d'un coup de canon proche.
– Il y a un navire par là qui appelle à la traite, dit Uniacké.
Prudents, mais curieux, ils se glissèrent jusqu'au bord de la falaise qui dominait une large rivière aux eaux calmes. Ces failles profondes, qui partout fissuraient le littoral, permettaient aux navires de pénétrer assez haut en aval des estuaires.
Un petit yacht était là, reflétant sa tutelle rouge dans le miroir d'émeraude de la rivière.
– Le Rochelais ! s'écria Angélique n'en croyant pas ses yeux.
Déjà elle distinguait sur le pont la chevelure claire de Cantor, des silhouettes familières des gens de Gouldsboro, Vanneau et le lieutenant de Colin, Barssempuy.
Ils dévalèrent la côte abrupte.
– Ah ! Je savais bien que je vous retrouverais ! s'écria Cantor en apercevant sa mère.
Peu après, il la rejoignait sur la petite plage du bord de l'eau.
– Comment as-tu deviné que je me trouvais par ici ?
– Le flair, dit Cantor en posant un doigt sur son nez.
– Ah ! Tu es bien un enfant de ce pays, s'exclama Angélique en l'embrassant de tout son cœur. Tu vaux les Indiens !...
Quel bon garçon que ce Cantor avec sa jeunesse insolente et sûre d'elle, pleine de santé et de passion !
– Je suis retourné à Port-Royal pour vous porter des nouvelles de mon père, que l'on avait reçues à Gouldsboro. Vous n'y étiez plus mais l'on m'a averti que vous vous dirigiez vers l'est. J'ai suivi la piste jusque chez Carter qui ne vous avait pas vue, mais savait que votre embarcation avait fait naufrage, que vous étiez sauve, et que vous étiez partie vers l'intérieur avec des sauvages. De là, facile de calculer vos étapes, et le point où je pourrais vous joindre. Un peu au hasard des criques, j'ai fait donner du canon et vous m'avez entendu.
Angélique n'avait retenu qu'un mot.
– Tu as des nouvelles de ton père ?
– Oui, il a envoyé une missive à Colin pour l'avertir qu'il filait vers le golfe Saint-Laurent en contournant la presqu'île, qu'il ne pourrait être de retour avant trois semaines pour le moins. Il lui donnait des instructions pour la place.
– N'y avait-il rien pour moi ?
– Si, il y avait un mot pour vous.
– Donne, dit Angélique tendant la main avec impatience.
Cantor parut interloqué, puis dit avec confusion.
– Mère, pardonnez-moi, je l'ai oublié...
Angélique lui aurait tordu le cou volontiers.
– Mais c'était très court, insista Cantor fort marri devant son visage désolé, certainement il n'y avait rien de bien important dedans !...
Qu'ajouter ?
– Je vous ai apporté vos bagages, reprit timidement Cantor, comprenant qu'il avait gravement péché contre l'incompréhensible code qui régit la vie de ces êtres encore mal accessibles à l'adolescence : les adultes. C'est Abigaël qui a tout préparé pour vous. Elle a même mis des effets chauds pour l'hiver. Elle disait que peut-être vous seriez obligée d'aller jusqu'à Québec...
– Ton père parlait-il de moi dans sa lettre à Colin ?
– Non, mais Colin a décidé que je devais aller vous reprendre à Port-Royal et vous conduire au golfe Saint-Laurent avec Le Rochelais. Car vous deviez le rejoindre à tout prix.
Ainsi Colin aurait approuvé sa décision de partir, pour l'isthme de Chignecto.
Tandis qu'ils échangeaient ces propos, des Indiens Malécites étaient sortis de la forêt apportant du castor, des peaux de loutres, de martres, un peu de renards bleus. Pour ne pas les mécontenter, Barssempuy autorisa la traite. La quincaille de Gouldsboro était de belle qualité. Les naturels s'estimèrent satisfaits, bien qu'ils n'aient pas obtenu assez d'alcool à leur gré.
Après leur départ, Angélique et ses trois Indiens montèrent à bord du Rochelais et on leva l'ancre dans la nuit tombante. D'un commun accord, ils avaient décidé de ne pas se lancer à faire le tour de la presqu'île, ce qui les aurait ramenés en arrière et retardés de plusieurs jours. On était désormais trop à l'est. Suivant le projet initial d'Angélique, on irait ancrer Le Rochelais au fond de la baie de Cobequy et ils traverseraient l'isthme à pied. Une affaire de trois, de quatre jours, au plus. Angélique rêvait déjà du moment où ils déboucheraient sur ces rivages du vaste golfe, ouvert en direction de l'Europe, royaume, à l'été, des morutiers qui tout au long des plages y pêchaient, dépeçaient et salaient la morue. En cette saison, l'odeur y était si nauséabonde qu'on la sentait à plusieurs miles à l'intérieur des terres. Cela importait peu.
Apercevrait-elle aussitôt le Gouldsboro mouillant au large ? Qu'était allé faire Joffrey là-bas ? Comme elle regrettait ce message pour elle que Cantor avait jugé superflu de lui apporter ! Chaque mot de lui pour elle, en ce moment, l'aurait comblée. Elle aurait posé ses lèvres sur les lettres tracées de sa main. C'était la certitude, la chaleur de sa présence dont elle ressentait un besoin ardent. Moins par peur des dangers qui pesaient sur elle – elle avait traversé seule bien d'autres périls – mais, par nécessité de savoir que dans un monde vil, faux, soumis trop facilement aux instincts les plus bas, lui au moins existait, un homme qui l'aimait et qui allait droit sa route.
De plus elle était en mauvaise santé.
Le Rochelais était venu à temps pour lui éviter de déclarer forfait. Sans compter les nombreuses ecchymoses qu'elle portait à la suite du naufrage, sa blessure au pied s'était envenimée.
Cette blessure lui avait été causée, lors du premier voyage du Rochelais à Port-Royal, au cours de la tempête, quand elle avait reçu le coffre de Saint-Castine sur la jambe.
D'ailleurs, la première chose qu'elle aperçut en pénétrant dans la cabine du château arrière, ce soir-là, c'était ce fameux coffre aux trois cent cinquante scalps anglais.
– Est-ce que je rêve ! s'exclama-t-elle. J'avais pourtant laissé cette cargaison à Port-Royal !...
– M. de la Roche-Posay me l'a remise, expliqua Cantor. Il disait que c'était l'occasion de l'acheminer vers Québec. Je crois aussi qu'il ne tenait pas tant que cela à le garder chez lui.
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