– Marcelline est une femme accablée d'enfants et elle a peu de moyens, déclara le gouverneur avec solennité, malgré ses exigences, la loi sait se montrer indulgente pour la veuve et l'orphelin.

– Oui-da. En fait de moyens et d'indulgence, elle a su s'arranger avec vous, la Marcelline. Mais nous autres nous n'avons pas les mêmes armes, tant s'en faut !

– Je vais t'administrer du bâton, croquant, cria Villedavray en brandissant sa canne.

– Faudrait beau voir, répliqua le colosse en se mettant en garde les poings en avant.

Le marquis se maîtrisa.

– Pas devant l'enfant. Il est tellement sensible. Vous allez le bouleverser. Ressaisissez-vous, Amédée !

Ils firent la trêve, bien que le Chérubin au bonnet rouge ne parût pas du tout ému de cet échange d'amabilités.

Le marquis le reprit par la main et adressa un signe entendu à Angélique.

– Sortons, lui glissa-t-il.

Sur le seuil, il se retourna.

– Soit, je m'en tiendrai à cinq pour cent mais à condition que vous fassiez preuve d'un peu de déférence à mon égard. Je ne suis pas exigeant. Venez avec vos frères assister au service religieux le jour de la Saint-Étienne et partager mon gâteau d'anniversaire à bord de L'Asmodée. Il faut quand même qu'on puisse dire que le gouverneur d'Acadie est reçu avec égards dans sa province„ De quoi aurais-je l'air ?

Dehors, à l'abri d'un massif de lupins, il expliqua à Angélique :

– Le fond de l'affaire avec ces gens-là c'est qu'ils sont jaloux. Vous comprenez, chacun des quatre est le père d'au moins un des enfants de Marcelline... Ce sont de très beaux enfants, je n'en disconviens pas, mais le mien est quand même le plus réussi, conclut-il en regardant avec satisfaction son poupard aux yeux bleus. C'est normal, après tout. Je suis le gouverneur... Bon, oublions cet incident. Je vais vous faire envoyer les médecines nécessaires. Dès que vous irez mieux, venez nous visiter. Marcelline désire vous connaître. Vous verrez, c'est une femme étonnante.

Chapitre 5

Ainsi qu'il arrive lorsqu'on a beaucoup entendu parler de quelqu'un, peut-être trop, Angélique ne se sentait pas tellement empressée de connaître la fameuse Marcelline. Cette personnalité féminine dont la faconde et... la fécondité, la hardiesse et l'habileté à ouvrir les coquillages paraissaient avoir attiré toutes les sympathies masculines de la Baie Française, l'agaçait un peu à l'avance.

Mais Villedavray avait tenu parole. Il lui avait fait envoyer des plantes, des baumes dont elle pouvait apprécier l'efficacité. Déjà, le surlendemain, elle allait mieux et elle se devait de rendre au gouverneur une visite de bon voisinage. Elle prit le sentier qui reliait les deux domaines. Piksarett, le chef des Patsuikett, l'accompagnait. Il avait refusé de partir en éclaireur comme elle le lui demandait.

– Tu es en danger, lui avait-il déclaré. Il ne serait pas intéressant pour moi de te perdre avant d'avoir obtenu ta rançon. Uniacké et son frère iront jusqu'à la côte chercher l'homme-du-tonnerre. Donne-leur un message pour lui. S'il le trouve, peut-être viendra-t-il au-devant de toi.

Mais à l'instant d'écrire ce message, elle n'avait su que lui dire : l'avertir ? « Je suis à Tantamare... Je vous attends... Je vous aime... »

Soudain le lien qui la reliait à lui semblait s'être non pas rompu, mais comme perdu dans une obscurité profonde. Qu'était-il arrivé ?

Elle froissa le papier, le jeta.

– Que les Mic-Macs lui racontent ce qui est arrivé : que j'ai fait naufrage, qu'on a tué Hubert d'Arpentigny, qu'on a voulu attenter à ma vie, que je suis ici...

Les deux sauvages étaient donc partis. Elle préférait ne pas se séparer des gens de Gouldsboro, ni de Cantor

Chapitre 6

La maison de Marcelline était vaste, confortable, fort bien aménagée.

Angélique trouva M. de Villedavray se prélassant dans un vaste hamac de coton, pendu à deux poutres. Son jeune fils jouait à ses pieds avec des pièces de bois.

– C'est un authentique hamac des Caraïbes, expliqua le gouverneur. Quel confort ! Il faut savoir s'étendre bien en travers, d'un coin à l'autre, et alors on se repose admirablement. Je l'ai obtenu pour quelques tresses de tabac d'un esclave caraïbe qui passait par là, avec son maître, un déserteur de bateau pirate.

– L'homme aux épices ! s'exclama Angélique. Quand donc les avez-vous vus ?

Il y avait moins d'une semaine. Ils se dirigeaient vers la côte, pour y trouver un navire et retourner aux îles. Ils semblaient dans le besoin et Villedavray n'avait pas eu de difficultés à obtenir « presque pour rien » le hamac du sauvage, et surtout son « caracoli », bijou taillé dans un métal mystérieux qu'il portait au cou, enchâssé dans une plaque de bois dur. Le marquis exhiba l'amulette.

– C'est très rare d'en posséder une. Les Caraïbes y tiennent expressément et c'est presque le seul objet qu'ils laissent en héritage. M. de Peyrac vous dirait que ce métal jaune comme l'or et inaltérable comme lui, pourtant n'est pas de l'or, ni même un alliage doré d'argent. Ils l'obtiennent des Arouag de la Guyane, leurs ennemis jurés, quand ils vont les visiter et leur porter des présents avant les combats... Je suis enchanté de mon acquisition. Elle va compléter ma collection de curiosités américaines...

« Il paraît que vous possédez des « porcelaines » iroquoises, oui, un collier de wampum de toute beauté, et que c'est le chef des Cinq Nations qui vous en aurait fait présent, à vous personnellement...

– Outtaké... oui, en effet... Mais je ne le vendrai jamais... ni même ne vous le donnerai « pour rien » comme vous êtes en train de l'espérer...

– Vous y tenez tant que cela ? Vous y êtes très attachée ? Cela représente pour vous un souvenir heureux ? interrogea le marquis avec vivacité.

– Certes !...

Angélique se remémorait l'instant où elle avait tenu ce collier de wampum sur ses mains, alors que le fort s'imprégnait de l'odeur de la soupe de haricots apportés par les Iroquois pour les sauver de la famine. Cet instant resterait pour elle ineffaçable. « Ces porcelaines sont pour toi, Kawa ! La femme blanche qui a conservé la vie de notre chef Outtaké3 »

Le marquis jeta un coup d'œil dans la cour où Piksarett entouré d'enfants contait ses nombreux exploits de Grand Guerrier de l'Acadie.

– On raconte à Québec que vous couchez avec les sauvages... lança-t-il en souriant. Mais ce ne sont que des ragots, s'empressa-t-il d'ajouter vivement devant la réaction d'Angélique, et je ne les ai jamais crus...

– Alors pourquoi me les rapportez-vous ? dit Angélique en colère. Qu'ai-je besoin de savoir des vilenies que l'on colporte sur mon compte, dans votre petite ville médisante ?... L'on ne m'y a jamais vue !...

– Mais les faits étonnent, ma chère ! Outtaké ! Un ennemi aussi irréductible des Français et de tout être de race blanche ! Et à vous, une femme ! Un tel honneur...

– Je lui ai sauvé la vie. Il a sauvé les nôtres. Quoi d'étrange ensuite qu'un échange de présents ?

– Et celui-là ?

Villedavray avait un mouvement du menton vers Piksarett.

– Et celui-là... Piksarett l'Abénakis. Le contraire d'Outtaké. Le pire ennemi de l'Iroquois, un irréductible aussi dans son genre, enragé au combat pour son Dieu et pour ses amis. Et voici qu'il quitte la campagne guerrière à peine commencée, pour vous suivre comme un toutou !... Les Jésuites ont dû faire une tête !

Il sourit d'un air gourmand.

– Avouez qu'il y a de quoi clabauder !... Qu'est-ce qui peut bien vous lier à ces serpents rouges et les attacher ainsi à votre personne ?

– Je n'en sais rien, mais ce n'est pas ce que vous avancez. De toute façon vous savez aussi bien que moi que les Indiens, quels qu'ils soient, n'ont même pas l'idée qu'ils pourraient avoir des relations amoureuses avec une femme blanche. La peau blanche leur répugne.

– Il y a eu des cas, dit Villedavray, sentencieux. Rares certes, mais toujours des personnalités féminines intéressantes. Même parmi les Anglaises. Des femmes qui quittaient tout pour suivre au rond des forêts un bel Indien puant. Il y a une primitivité cachée en toute femme...

– Pour l'instant, c'est lui qui me suit, dit Angélique qui commençait à s'énerver. Et surtout n'allez pas faire de telles allusions devant lui, votre chevelure se retrouverait à sa ceinture dans la minute suivante et ce serait bien fait pour vous. Vous êtes une mauvaise langue et vous auriez mieux fait de rester à la Cour, plutôt que de venir embrouiller nos affaires jusqu'au fin fond de l'Amérique avec vos cancans... De plus, je ne sais pas si vous êtes tout à fait conscient de vos paroles, mais elles sont insultantes pour moi et pour mon mari... Lui aussi, il vaudrait mieux pour votre sécurité qu'il n'en soit pas averti...

– Mais je plaisantais, voyons !

– Vos plaisanteries sont douteuses...

– Comme vous êtes susceptible, se plaignit le marquis. Mais voyons, Angélique, qu'ai-je dit ?... Il n'y a pas de quoi fouetter un chat... Pourquoi prenez-vous les choses tant au sérieux ? La vie est belle, mon enfant ! Souriez !

– Ah ! Voilà bien votre genre ! Vous me mettez hors de moi et puis après vous vous payez le luxe de me consoler et de m'encourager à voir la vie en rose...

– II est comme ça. Que voulez-vous ? Il faut le supporter, dit la grande Marcelline en entrant dans la pièce. Exactement comme son fils. Menteur, délicat, il faut le dorloter, le petit mignon ! C'est un enfant. Que voulez-vous ! Malfaisant, roué, inconscient, comme tous les enfants. Malfaisant mais amusant. On lui pardonne parce qu'il n'est pas peureux bien que gâté. Et pas foncièrement méchant. Il ment pour les petites choses, pas pour les grandes...

Elle continua ainsi un moment sans qu'on pût savoir si elle parlait du père ou du fils...

Elle était grande, bien bâtie, mais moins hommasse qu'Angélique ne se l'était imaginé. Plus distinguée aussi. Les cheveux châtains et drus commençaient de s'argenter aux tempes. Ils contrastaient avec son visage hâlé, un peu rubicond, imprégné d'un air de jeunesse et de santé réconfortant. On comprenait la tendance des aventuriers nostalgiques à venir se reposer sur ce sein généreux et retrouver au contact de son entrain contagieux le goût de vivre, même en se trouvant plus pauvre que Job...

Marcelline, orpheline, pauvre, brimée, plusieurs fois mariée et veuve, mère et abandonnée, avait fait son feu de la moindre brindille. Ses « malheurs » auraient suffi pour expliquer qu'elle se passât la corde au cou. Or, elle ne voyait dans sa vie que chance et hasards heureux. Elle eût pu vendre de la joie, comme ses coquillages ou son charbon.

– Mes autres enfants sont sérieux et un peu simples, expliqua-t-elle à Angélique. Forcément ! Tous leurs pères ne pouvaient pas être des gouverneurs... Avec le petit dernier on est obligé de se magner un peu le ciboulot. C'est sain... Si la tête ne travaille jamais, on devient bête. Quand son père vient, alors c'est le grand jeu. À la fin de l'été, vous pouvez être sûre qu'ici tout le monde est prêt à s'entretuer. Il sait mettre une ville à l’envers, oh ! La ! La ! Moi, j'admire. Je ne sais pas comment il fait pour trouver tant de choses pour vexer, blesser, tracasser... C'est un art, je vous dis... Moi, je ne pourrais pas. Je ne m'y connais pas en méchanceté, c'est ça qui m'a perdue.

Elle parlait tout en considérant Angélique avec attention. Elle dit enfin :

– Bon ! Ça va ! Je suis contente, vous le valez. Je veux dire, vous êtes bien la femme qu'il lui faut. À qui ? Au comte de Peyrac, pardi ! Ça me tracassait. On parlait de vous. On disait que vous étiez très belle. On le disait trop même. Ça me faisait peur. Les femmes très belles, et de la noblesse, c'est souvent des garces. C'est qu'il est venu ici les premiers temps, quand il explorait, avant qu'on parle qu'il vous avait ramenée d'Europe. C'est un homme... comment dire, différent... comme on n'en voit pas. Il dépasse tous les autres, même celui-ci, déclara-t-elle en désignant sans ménagement Villedavray. Il a en lui quelque chose qui fait que toutes les femmes, quelles qu'elles soient, éprouvent l'envie qu'il s'intéresse un peu à elles, ne serait-ce qu'en les regardant... comme il sait regarder. C'est curieux comme sensation, on sent qu'il vous voit, que vous êtes quelque chose, quelqu'un, ou bien, en souriant seulement, ou en disant une phrase, comme celle-ci : « Votre maison est chaleureuse, Marcelline. Vous lui avez donné une âme... » On se sent grandir... on se dit. Moi, j'ai fait ça, vraiment, j'ai donné une âme à ma maison et ça se sent ?...