– On ne fait pas parler Cantor facilement, avait remarqué Angélique soucieuse. Quant à sa confiance envers moi, je sais qu'il ne me l'accorde pas facilement.

Elle devinait trop bien que ce cœur ombrageux de Cantor n'avait pu accueillir, sans en être blessé, les ragots qui avaient couru sur elle et Colin cet été, d'où les airs intransigeants de l'adolescent.

Ambroisine observait son visage pensif. Elle dit d'un ton qui n'était ni affirmatif ni interrogatif...

– Et vous, vous avez donc toujours confiance en cet homme, ce Colin...

– Non, peut-être pas, dit Angélique, mais j'ai confiance en mon mari. Il possède une si profonde connaissance de l'humain. Il ne peut s'être trompé à ce point...

– Peut-être ne s'est-il pas trompé... Peut-être a-t-il seulement rusé, sachant à quel redoutable ennemi il avait affaire...

– Non, dit encore Angélique.

Elle rejetait l'idée que Colin fût un traître. Et elle se cramponnait à ce regard surpris entre Colin et Joffrey, un regard de connivence, d'entente, de communication.

Mais aujourd'hui qu'elle se trouvait devant Port-Royal, enfin échappée à Gouldsboro et à son climat oppressant, tout cela lui revenait et ses craintes retenues resurgissaient, l'étouffaient... Elle se souvenait de ce qu'elle avait ressenti, précisément, à l'instant où elle avait surpris le comte de Peyrac et le pirate Barbe d'Or échangeant ce regard de reconnaissance mutuelle, de connivence... Elle avait ressenti l'affreux sentiment d'être exclue de cette entente, une femme rejetée dans la nuit, écartée, supprimée, repoussée à ses naïvetés, à ses solitudes, à son espèce faible et combattue, faible et opprimée, faible et abandonnée... Les hommes !... Toute sa méfiance, née d'avoir connu trop de trahisons, lui remontait au cœur. Joffrey l'attendait-il derrière ce rideau de brume épaisse ou poursuivait-il sa route loin d'elle... Et Colin ? Colin, l'avait-il bernée ?... Non, pas Colin !... Elle ne savait plus. Il n'y avait désormais que Joffrey qui pourrait l'éclairer sur ce point. Son besoin de lui, de l'entendre et de lui parler, était celui d'une enfant perdue n'ayant plus de point d'appui en elle-même pour se cramponner et juger de la route à suivre. L'hostilité des protestants, des Anglais, l'hostilité et l'accusation détestable du père de Vernon, l'hostilité de Cantor, peut-être de Colin...

Cantor avait fini par l'accompagner. Alors qu'elle s'affairait à organiser son départ, elle l'avait vu surgir et s'entendre avec Vanneau pour la mise en état du Rochelais, afin de conduire Mme de Peyrac et Mme de Maudribourg à Port-Royal.

– Ainsi donc, tu ne m'abandonnes pas, lui avait-elle dit avec un sourire.

– J'ai reçu des ordres de M. le gouverneur ! expliqua-t-il d'un ton sec.

Que lui avait dit Colin pour le décider ? Les craintes étouffées continuaient à ramper en elle. Colin ! Lorsqu'elle lui avait fait part de ses peurs, que quelqu'un rôdait, essayait d'empoisonner, de tuer, n'avait-il pas réagi bien mollement. Il aurait dû renforcer la défense, le contrôle. Et cette histoire de l'homme au gourdin de plomb, n'était-ce pas destiné à égarer ses soupçons ? Ambroisine avait entendu deux de ses hommes dire qu'il avait des complices dans la baie. Mais avait-elle bien compris ? Colin !... Lorsqu'elle avait parlé du bateau à la « flamme orange », il n'avait pas paru y attacher d'importance... Savait-il qui « ils » étaient... Ses complices !... Colin ! Comme cela faisait mal d'y songer. Colin, leur ennemi ! Non ! Les trahissant, la trahissant, une certitude, tout à coup. Non, impossible ! Et elle respirait profondément, à demi réconfortée. Mais l'hostilité de Cantor... Pourquoi ? Qu'y avait-il en ce Cantor qu'elle ne pourrait jamais apaiser, conquérir ?

Voici qu'il venait s'accouder à la rambarde non loin d'elle, regardant lui aussi vers la terre invisible.

– Tu nous as bien conduits en ce voyage, lui dit-elle.

Il haussa les épaules, comme méprisant un compliment qui risquait d'amollir son attitude réprobatrice.

– Cantor, interrogea-t-elle à brûle-pourpoint, que t'a dit Colin pour te décider à m'accompagner ?

Il tourna vers sa mère son regard vert et elle admira sa beauté juvénile, dans cette irisation de la brume qui semblait adoucir ses traits et auréoler sa jeune silhouette vigoureuse, sa chevelure bouclée. C'était encore un enfant, non sans grâce, attendrissant dans le courage et la sévérité qu'il opposait à un monde troublé et âpre.

– Il m'a dit que je devais partir pour veiller sur vous, fit-il du bout des lèvres. Et il paraissait se moquer de la chose comme d'un prétexte destiné à le berner.

– Ne puis-je donc veiller seule sur moi-même ? demanda Angélique en souriant et en posant la main sur la crosse de son pistolet qu'elle avait à sa ceinture.

– Vous tirez bien, mère, je ne le conteste pas, admit Cantor sans se départir de son ton hautain, mais il y a d'autres dangers dont vous n'êtes pas consciente...

– Et lesquels ?... Parle... J'écoute.

– Non, dit Cantor en secouant sa crinière, si je vous disais qui j'accuse, vous ne l'admettriez pas, vous vous fâcheriez, et me traiteriez de jaloux et de nigaud... Alors ce n'est pas la peine.

Il s'éloigna pour bien marquer son détachement. Qui avait-il derrière la tête ? Qui n'osait-il accuser devant elle ? Berne, Manigault ?... Colin, encore... son père, qui sait ?... Il était tellement excessif... Elle comprenait qu'il y avait en lui quelque chose qu'elle ne pourrait jamais vaincre et calmer. Comme c'était étrange et vain, l'existence...

Un jour, dans un instant de bonheur inouï, elle avait conçu un enfant, et voici que cet enfant devenu homme était devant elle comme un étranger, ne semblant se souvenir que des douleurs qu'il devait à sa mère et non des joies.

La brume suintait autour d'elle poudrant sa chevelure de perles irisées... Elle avait froid et serrait sa mante contre elle, sentant renaître cette pesante appréhension, qui s'était un peu dissipée à son départ de Gouldsboro. Une ombre légère passa près d'elle et ce fut le tour d'Ambroisine de venir s'accouder à ses côtés. Elle portait sa mante noire doublée de rouge. Le rouge s'harmonisait avec ses lèvres qu'elle avait légèrement fardées, le noir avec ses yeux, sa pâleur liliale avec la blancheur d'albâtre des brouillards environnants. Elle était belle et paraissait grandie, moins indécise et hagarde que les jours précédents.

Port-Royal, établissement catholique, nanti d'au moins deux aumôniers oratoriens d'une grande piété, fréquenté par de nombreux religieux de passage, où régnait disait-on une ambiance patriarcale entre les nobles, possesseurs du fief, et la population paysanne, industrieuse et intelligente, lui conviendrait mieux que Gouldsboro, avec son mélange de religions et d'origines diverses.

Angélique fit effort pour lui sourire.

– Je gage que vos filles vont se réjouir de vous revoir. Elles ont dû s'inquiéter à votre sujet. Pauvres jeunes femmes !

La duchesse de Maudribourg ne répondit pas. Elle examinait Angélique avec attention.

– Vous ressemblez à la reine de Septentrion, dit-elle tout à coup, avec ces brumes irisées qui flottent autour de vos cheveux. Sont-ils blonds ou sont-ils blancs ? On dirait un or pâle éblouissant. Oui, la reine des Neiges. Vous eussiez mieux joué le rôle de Christine de Suède que ce mousquetaire en jupons.

Le pilote acadien et Vanneau s'approchèrent d'elles. Ils prenaient leur mal en patience, l'attente était un des éléments de la vie du marin. Eux aussi regardaient dans la direction présumée de Port-Royal.

– Les habitants doivent s'agiter, dit le pilote. Ils ont dû surprendre le bruit de notre chaîne, quand nous avons jeté l'ancre. Ils ne savent si c'est l'Anglais, et la plupart s'apprêtent à fuir dans les bois avec leurs chaudières.

– À moins qu'ils ne nous tirent dessus dès que le brouillard se dissipera, émit Cantor.

– Ça m'étonnerait qu'ils aient beaucoup de munitions, dit le pilote, on dit que le navire de la Compagnie de l'Acadie qui les ravitaille chaque été a été pris par les pirates.

Les yeux ouverts sur l'univers d'un blanc plâtreux qui les environnait, Angélique essayait de percer le mystère des vies cachées derrière ces brumes. Par instants, il lui semblait distinguer des parfums venus de la terre qui trahissaient l'activité des humains, odeurs d'étable ou de feu dans l'âtre, des bruits vagues, des échos incertains. Vers le soir, alors que tout s'assombrissait, le carillon d'une cloche d'église fut perceptible et presque aussitôt un vent froid balaya la surface de la mer, la gaufrant de petites vagues courtes, dissipant à demi le brouillard, et des lumières floues fleurirent soudain tout au long de la rive. Un autre coup de vent et le village de Port-Royal surgit tout entier à leurs yeux, dans le crépuscule, alignant, à mi-côte, ses maisons de bois à hauts toits penchés, avec chacun une grande cheminée au milieu, qui laissait échapper de paresseuses traînées de fumée se mêlant aux nuages passants.

L'établissement français comptait déjà environ quatre cents âmes. Aussi l'ensemble était imposant, les maisons s'étirant le long du rivage jusqu'aux vastes prairies des marais asséchés à l'extrémité du bassin, où se déployaient les arbres fruitiers, où paissaient vaches et moutons.

D'un bout à l'autre de l'établissement il y avait deux paroisses. Cela permettait de processionner entre les deux églises les jours de fêtes.

Hors les lumières dans les habitations, le bourg paraissait peu animé à cette heure. Un troupeau de vaches qu'on devinait à sa démarche dodelinante défilait non loin du bord de l'eau. Leurs meuglements et quelques cris d'appel de bergers résonnaient.

Cantor fit arborer le pavillon de son père, l'oriflamme frappée d'un écu d'argent que tout un chacun commençait à connaître dans les parages de l'Amérique du Nord. Il n'y avait plus qu'à espérer qu'on le verrait du rivage malgré la nuit tombante et que les gens se rassureraient. La chaloupe fut descendue et les passagers y prirent place.

Ils pouvaient distinguer, en s'approchant, un groupe important sur la rive, formé surtout de femmes et d'enfants. Bonnets et fichus blancs s'ébattaient dans la pénombre comme un vol de mouettes.

– J'aperçois déjà Armand, dit Mme de Maudribourg. Il a encore grossi, le pauvre homme, la chère doit être trop bonne à Port-Royal.

On pouvait s'attendre à de grandes scènes de retrouvailles. Les Filles du roi agitaient déjà leurs mouchoirs, mais certains hommes, armés de mousquets, hélaient.

– Êtes-vous anglais ? Répondez !

On commença à s'expliquer à quelque distance et quand la chaloupe aborda chacun était au fait.

Tandis que Marie-la-Douce, Delphine, la Mauresque, Henriette, Jeanne Michaud et les autres, ainsi que leur inséparable Armand, se jetaient aux pieds et au cou de leur « bienfaitrice », une femme distinguée, encore jeune, bien que le visage déjà fané et marqué, sans doute par de trop nombreuses maternités, vint au-devant d'Angélique. À sa toilette bourgeoise, sobre mais qui ne manquait pas d'élégance, à sa coiffure à la française qu'elle ne protégeait que d'un petit carré de dentelle retenu par une épingle ornée d'un camée, Angélique devina que c'était Mme de la Roche-Posay.

– Je suis heureuse de vous connaître enfin, dit-elle à Angélique avec aménité. Nous avons toujours eu de bons échanges avec Gouldsboro. M'apportez-vous des nouvelles de mon mari ?

– Hélas non, je suis venue moi-même dans l'intention de vous poser la même question.

– Ils finiront bien par revenir, soupira Mme de la Roche-Posay avec philosophie. Les affaires de la Baie ne vont jamais sans beaucoup de palabres ? Nos époux ont appris la patience avec les Indiens, mais nous qui les attendons du haut de notre promontoire, nous trouvons parfois le temps long.

Mme de Maudribourg remercia chaleureusement la châtelaine d'avoir pris soin de ses ouailles en son absence. Angélique vit jouer sur la physionomie de leur hôtesse la même surprise qu'ils avaient tous éprouvée à Gouldsboro en découvrant sous les traits d'une aussi jeune et jolie femme la bienfaitrice des Filles du roi.

Elle les conduisit jusqu'au manoir, moitié de pierre, moitié de bois, qui avait été construit sur le site de l'ancienne habitation de Champlain et où résidait la famille propriétaire.

Dans la grande salle, une rangée d'enfants bien peignés, gentiment vêtus, attendaient. Ils saluèrent les arrivantes, les filles d'une révérence, les garçons d'un salut impeccable.

– Mais l'on se croirait à la Cour, s'exclama Angélique, devinant qu'elle avait devant elle la nombreuse progéniture du marquis de la Roche-Posay, bien stylée par leur gouvernante, Mlle Radegonde de Ferjac.