– Parlez-vous de mon mari et de moi-même ? s'écria Angélique hors d'elle.
– Oui, fit-il en tapant du pied, rouge comme un coq. Ceci l'accuse !
Il brandit le bout de mèche de concentré d'amadou.
– Une chose aussi exceptionnelle ne peut sortir que de ses ateliers diaboliques. Ses ouvriers et ses mineurs sont les plus habiles, les plus industrieux que l'on puisse trouver sous le ciel. Cela se sait déjà d'un bout de l'Amérique à l'autre. Le nierez-vous ?...
Dans un éclair, Angélique comprit que la patte noire de Clovis n'était peut-être pas étrangère à la fabrication remarquable de cette mèche à combustion lente. Aux yeux des moins avertis, de telles œuvres compliquées et savantes étaient signées Gouldsboro et Wapassou. Le concours de l'Auvergnat à leurs ennemis n'avait sans doute pas consisté seulement à l'égarer, elle, sur le chemin du village anglais...
Atterrée, elle examinait le bout de cordon révélateur. Elle-même aurait pu mourir dans cet attentat, mais ne se trouvant pas présente ainsi que Cantor, sa position devenait suspecte. Soudain, la phrase lue sur le bout de papier trouvé dans la casaque du naufrageur prenait un sens terrible : Semez le malheur sous ses pas afin qu'on l'en accuse...
Voyant qu'elle se taisait, Villedavray triompha.
– Ah ! Vous voici marrie ! Il y aurait donc du vrai dans ce que je dis. Comment se fait-il que vous seuls, madame et votre fils, vous vous soyez trouvés absents au moment du festin ?
– Je vous l'ai déjà expliqué, soupira Angélique. On nous a fait mander... et réfléchissez, marquis, que si j'avais voulu vous occire tous je n'aurais pas pris la peine de vous envoyer précisément Piksarett et même mon fils, au risque de les voir sauter tous les deux, avec vous.
– Comédie... ou remords. Les femmes sont sujettes à ces sortes de retournements.
– Assez ! Vous divaguez. C'est votre faute aussi si tout cela est arrivé.
– Comment, c'est le comble, s'écria-t-il d'une voix de fausset. Je suis ruiné, désespéré, j'ai failli perdre la vie. Et vous m'accusez encore.
– Oui, car vous auriez dû nous prévenir à Gouldsboro, nous mettre en garde contre les dangers qui nous menaçaient avec la duchesse de Maudribourg.
– Mais quel rapport ? En quoi ce que je savais sur la duchesse de Maudribourg a-t-il quelque lien avec la bande de criminels dont vous me parlez et la perte de mon bateau ?...
Angélique passa la main sur son front avec égarement.
– C'est vrai ! Vous avez raison ! Et pourtant je sens qu'il y a un lien entre elle et les malheurs qui nous accablent... parce que tout cela est l'œuvre de Satan et qu'elle est possédée du Diable.
Le gouverneur regarda autour de lui avec crainte.
– Vous en parlez comme si elle allait revenir, gémit-il, il ne manquerait plus que cela.
Il s'assit sur un escabeau et s'essuya les yeux avec son mouchoir de dentelle.
– Pardonnez-moi, Angélique. Je reconnais que je me suis égaré dans mes propos. Mon impulsivité me fait commettre quelques impairs mais mon instinct est assez sûr. Pardonnez-moi. Je sais que vous n'êtes pour rien là-dedans et qu'au contraire vous avez sauvé nos vies. Mais reconnaissez que l'amitié que je vous porte à vous et à votre époux me coûte bien cher. Vous devriez au moins nous aider à retrouver l'homme.
– Je ne le peux et, de toute façon, il est loin maintenant.
C'était la première fois qu'il lui était venu à l'esprit qu'un lien pouvait exister entre Ambroisine et les inconnus qui cherchaient à leur nuire. Cela paraissait fou, sans logique, mais quelque chose d'indéfinissable dans l'enchevêtrement des faits avait sans doute peu à peu infiltré cette certitude en elle, et sous l'effet de l'émotion, son inconscient s'était exprimé.
Tout était double, incertain, les buts recherchés échappaient à la logique, mais on y retrouvait partout une sorte de volonté implacable de détruire par tous les moyens, par tous les détours, et d'atteindre au moins aussi sûrement le corps ou l'âme.
Le filet se resserrait avec habileté autour d'elle, ne lui permettant d'échapper à la mort que pour sentir se rapprocher jusqu'à l'angoisse l'épreuve qui guettait son être spirituel. Contre cela était-elle autant armée que pour défendre sa vie ?
Les coups frappés devenaient plus violents, plus cruels, plus sûrs. Et celui qu'elle reçut au cours de cette même journée qui suivit la nuit désastreuse de l'Asmodée fit vaciller sa force d'âme.
Chapitre 11
Angélique était restée chez Marcelline Raymondeau pour l'aider à calmer et à rendre courage au marquis de Villedavray. La marée basse dégageait l'épave et une partie des gens s'y rendit pour essayer de sauver ce qui pouvait être sauvé. Simultanément, les Indiens préparaient leurs chaudières de guerre et une caravane venant de la côte est débouchait des marais apportant des marchandises et des nouvelles.
Marcelline fit chercher Angélique. Elle l'entraîna dans la maison, puis dans sa propre chambre « afin qu'elles puissent causer à l'aise sans être dérangées par tout ce charivari ».
Avec courage, la grande Marcelline se planta devant Angélique et la regarda bien en face.
– Entre femmes faut s'entraider, dit-elle, et souvent la meilleure chose à faire c'est de parler franc. J'ai de mauvaises nouvelles pour vous, madame.
Angélique la fixa avec anxiété mais ne souffla mot.
– Mon fils aîné est revenu de Tormentine, dit Marcelline.
– Il n'a pas vu mon mari ?
– Si fait, il l'a vu, mais...
Marcelline prit une aspiration avant de continuer.
– Il y était... mais il y était avec cette femme, vous savez, cette femme dont a parlé le gouverneur..., la duchesse de je ne sais quoi... vous savez... Maudribourg...
– C'est impossible ! cria Angélique d'une voix suraiguë.
Et pourtant son propre cri de peur et de désespoir ne parvint pas à ses oreilles. La révélation la frappait de plein fouet et une terreur sans nom coulait en elle comme si son sang se vidait de toutes parts.
Il lui semblait qu'elle avait toujours eu la certitude que cette chose horrible arriverait. Mais elle ne pouvait encore arrêter son esprit là-dessus... Non, elle ne pouvait pas... Elle répéta d'une voix atone qui ne lui paraissait pas franchir ses lèvres.
– C'est impossible ! J'ai vu partir moi-même cette femme pour la Nouvelle-Angleterre... prisonnière des Anglais qui l'emmenaient comme otage.
– Vous l'avez vue partir... Mais vous ne l'avez pas vue arriver.
– Qu'importe ! Elle est partie, vous dis-je..., partie, partie...
Elle répétait ces mots comme pour parvenir à supprimer, effacer Ambroisine... accomplir le miracle qu'elle n'eût jamais existé. Puis elle chercha à se calmer.
« Je suis une enfant, songea-t-elle, une enfant qui ne veut pas souffrir, mûrir... Quelque chose s'est cassé en moi le jour où ils ont pris Joffrey, et depuis la peur qui me taraude c'est de revivre ces heures une seconde fois... d'être trahie une seconde fois... Que disait-il ? Il ne faut pas avoir peur... de rien. Entrons franchement dans le problème, on obtient récompense... Avoir le courage de remettre les pieds dans les traces déjà suivies et les monstres s'écartent... Je ne peux pas me dissocier de lui sans mourir... Je ne peux pas... Alors ?... Que faire ?... Aller de l'avant... Savoir... »
Marcelline l'observait. Angélique savait qu'à ses yeux sa mésaventure ne faisait pas de doute. Intentionnellement, l'Acadienne avait utilisé l'expression populaire : Il est « avec » cette femme...
Mais pour Angélique cela ne voulait rien dire. Seulement qu'Ambroisine était là-bas sur la côte est, alors qu'elle aurait dû être à Salem ou à Boston, en Nouvelle-Angleterre.
– Ça m'étonne de lui, monologuait Marcelline en hochant la tête. Il n'est pas homme à se laisser abuser par une garce. Mais avec « eux », les hommes ! Sait on jamais ! Nous autres femmes, notre cœur nous l'avons là, dit-elle en posant la main sur sa poitrine généreuse, mais les hommes... c'est plus bas.
Angélique eut subitement envie de vomir.
Elle revoyait Ambroisine, sa sensualité mystérieuse... sa séduction d'ange infernal mêlée à l'intelligence, au savoir, et pour le moins, chez Peyrac pour cette femme, sa curiosité de dillettante toujours en éveil...
Non, impossible !... Impossible. Lui ! Elle ne le sentait pas faillible...
– Les hommes, ça vous échappe de trente-six façons, continuait Marcelline. Nous autres femmes nous ne sommes pas assez malignes pour comprendre toujours ce qui les gouverne. Ah ! Allez ! nous ne comptons pas cher dans leur vie ! Moins que l'aventure, la conquête et l'ambition !...
Elle avait raison... Et elle avait tort aussi. Lui, c'était autre chose.
Tout à coup Angélique le bénissait, son cher amour, d'être si différent des « autres », si difficile à saisir, à comprendre, secret même pour elle, capable d'incroyables duretés, et de tendresses et de bonté inimaginables, et capable aussi d'avouer qu'elle seule, Angélique, avait eu raison de sa méfiance profonde envers le sentiment qu'elle avait forcé son cœur, presque malgré lui, qu'elle seule avait pu le conquérir vraiment, l'enchaîner sans qu'il en eût crainte ou mépris de lui-même.
Elle bénissait la colère qui l'avait saisi lorsqu'il l'avait crue infidèle, manifestation si inhabituelle à sa nature que lui-même en avait eu la révélation de la force de sa passion pour elle.
« Jadis, malgré l'amour que je vous portais, j'ai pu vivre sans vous... Mais aujourd'hui, je ne pourrais... »
En dépit de ces paroles qu'elle se remémorait, comme s'accrochant à une bouée, la pensée de la présence d'Ambroisine là-bas lui laissait au cœur une crainte si brûlante qu'elle avait peine à respirer. Comment avait-elle pu, cette dangereuse sirène, échapper à Phipps ?
– Êtes-vous sûre qu'il s'agit bien d'elle ? interrogea-t-elle.
– Pas de doute. Elle est là-bas avec toute une troupe de Filles du roi. On dit que c'est M. de Peyrac qui les y a conduites et que peut-être il va les escorter jusqu'à Québec.
De nouveau, Angélique sentait le sol se dérober sous elle.
Joffrey de Peyrac avait-il été averti de la capture d'Ambroisine par les Anglais... Lorsqu'il était passé au large de Port-Royal et de Gouldsboro sans s'y arrêter, cherchait-il à la rejoindre, à la délivrer ?
Devant Marcelline elle ne voulut pas laisser transparaître ses doutes, ni même protester de sa confiance envers son mari. Ce qu'il y avait entre elle et lui était trop personnel, trop délicat pour qu'on puisse y toucher avec des mots, et même sa douleur, ou sa confiance indéfectible, cela ne regardait personne.
– Bien, fit-elle enfin, nous verrons.
– Vous partez toujours ?
– Certes ! Je dois absolument le joindre, plus que jamais après ce qui s'est passé ici. Et je vous demanderai également, Marcelline, de ne pas mettre au courant M. de Villedavray de la présence de la duchesse de Maudribourg sur la côte est. Je veux lui demander de m'accompagner là-bas car j'ai besoin de son témoignage. S'il sait qu'elle s'y trouve, peut-être refusera-t-il de venir avec moi.
– Entendu, approuva Marcelline.
Une lueur d'admiration traversa ses beaux yeux bruns qui se posaient sur Angélique.
– Vous êtes une grande dame ! fit-elle avec douceur.
Elles sortirent sur le terre-plein devant la maison.
En contrebas, les cris des humains mêlés à ceux des cormorans et des pies de mer semblaient avoir pris une autre tonalité. Toute la population convergeait vers un point de la plage. Les gens s'interpellaient et désignaient quelque chose en direction des rochers.
– On dirait qu'il y a un noyé dans la baie, dit Marcelline, en mettant sa main en auvent sur ses yeux.
Quelques instants plus tard on halait un corps inerte sur la grève.
– Un homme qui serait resté à bord du navire et dont on n'a pas remarqué la disparition ? émit Angélique.
– Qui sait ?... Il y a tant de monde qui baguenaude par chez nous en cette saison...
Cantor se détacha des groupes agglomérés autour du cadavre et monta à grandes enjambées vers les deux femmes par le sentier des lupins. Lorsqu'il déboucha, essoufflé, Angélique à son visage bouleversé devina.
– « Ils » l'ont eu, lança le jeune garçon. C'est Clovis !...
Chapitre 12
Angélique n'eut pas à convaincre Villedavray de l'accompagner. Ce fut lui qui prit les devants en déclarant d'un ton sans réplique :
– Je vous emmène. Nous n'allons pas rester ici à attendre je ne sais quoi. Il faut que je regagne au plus vite Québec pour faire à M. de Frontenac rapport de ce qui se trame en Acadie. Le vieux Nicolas Parys, le roi de la côte est, m'a quelques obligations. Il me trouvera bien un navire et aussi de quoi le remplir : des peaux, du sel, du charbon. Je ne veux pas rentrer les mains vides à Québec, on ne le concevrait pas. Et ce vieux filou de naufrageur n'est pas sans avoir quelques butins de pirateries dans ses coffres. Il faudra bien cette fois qu'il me montre le fond de sa caisse, ou je lui fais ôter ses privilèges sur Canso et l'île Royale...
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