– Du Faouët.

– Un Cornouaillais aussi, mais du nord. Ils ont le même dialecte gaélique que les gens de la Cornouaille anglaise. Comment se nomme-t-il, ton capitaine ?

– Si vous allez le lui demander, il vous le dira.

– Parfaitement, et c'est ce que nous allons faire. Car nous sommes sans esquif et tu vas nous prendre dans ta barque et nous conduire à lui.

– Tout ce monde-là ? s'effara l'homme.

Angélique s'interposa.

– Attendez un peu, marquis. Il s'agit de savoir où le navire de ce matelot se trouve à l'ancre et si c'est dans la région que nous voulons atteindre, Tidmagouche près de Tormentine...

Il apparut qu'en effet c'était là que ces Bretons de Cornouaille avaient dressé leurs échafauds pour la saison d'été. Ils avaient un contrat depuis des « siècles » avec le vieux Parys dont Tidmagouche était la résidence d'été et le poste de traite.

– La « grave » est belle et la baie est vaste. Il y a du mouvement pour nous autres sans gêner le travail. Des navires de pirates viennent mouiller puis repartent. On se saoule un peu avec eux.

– N'y a-t-il pas là-bas, en ce moment, une grande dame française, la duchesse de Maudribourg ? interrogea Angélique d'un ton qu'elle voulait détaché.

– Oui-da, une belle garce ! Mais elle n'est pas pour nous. Elle est pour les pirates et pour le vieux. Après tout, je n'en sais rien. Elle n'est peut-être pour personne. Nous autres de la pêcherie, on ne se mêle pas à ce monde-là. On courtiserait bien un peu les filles qui l'accompagnent, mais elles sont sous bonne garde et puis en saison on travaille si dur qu'on n'est guère en forme et notre capitaine nous tient serrés.

Angélique redoutait que l'homme n'accolât le nom de Joffrey à celui d'Ambroisine. Mais il n'en souffla mot. Elle fut un peu lâche. Elle préféra ne pas poser de questions. Le marquis de Villedavray ouvrait des yeux exorbités.

– Comment ? Qu'ouïs-je ?... Qu'entends-je ? La duchesse est là-bas et vous le saviez ! Et vous ne me l'avez pas dit ? !...

– J'ai jugé cela superflu.

– Superflu ! C'est très grave, au contraire. Si j'avais su que cette coquine s'y trouvait, je ne serais pas venu de ce côté. Je me serais rendu à Shédiac avec Alexandre.

– Précisément ! Je voulais que vous veniez. J'ai besoin de votre témoignage.

– Ah ! Charmant ! Et qui vous a avertie de sa présence sur le golfe ?

– Marcelline !

– Et elle non plus ne m'a rien dit ! Voilà bien les femmes, s'exclama Villedavray amer, et outré, elles vous cajolent, vous entourent de soins, vous croyez qu'elles vous aiment... puis, à la première occasion, elles font alliance entre elles et vous envoient à la mort ou vous y entraînent sans le moindre scrupule.

Il se dirigea d'un pas résolu vers l'orée des bois.

– Je retourne.

– Non, le supplia Angélique en le rattrapant par ses basques. Vous ne pouvez pas m'abandonner ainsi.

– Vous voulez qu'elle m'assassine ?

– Non, je veux que vous m'aidiez.

– Elle me démasquera...

– Non, vous saurez endormir sa méfiance. Vous avez des dons de comédien, vous me l'avez dit. Employez-les...

– Elle est plus forte que tous les comédiens du monde.

– Qu'importe ! J'ai besoin que vous m'aidiez, supplia Angélique d'un ton pressant. C'est maintenant que tout va se jouer... là-bas..., sur cette grève. Et cela va être horrible... horrible... Je le sens... Vous ne pouvez pas m'abandonner...

Sa voix tremblait malgré elle et elle crut qu'elle allait éclater en sanglots.

– ... Mon mari sera là sans doute... Il faut que vous puissiez lui parler, lui dire ce que vous savez d'elle, le convaincre... au besoin...

Le marquis leva les yeux pour croiser le regard pathétique d'Angélique et comprit ce qui la torturait.

– Soit ! fit-il enfin. Il ne sera pas dit que je laisserai un jour une jolie femme dans l'ennui sans l'assister de mon mieux.

Il se cambra, appuyé sur sa canne à pommeau d'argent, et se redressa de toute sa taille.

– Soit, répéta-t-il, allons affronter la Démone !

Chapitre 2

Monde baigné de puanteur tout au long de l'été, et, depuis le promontoire de Gaspé, au nord, faisant communiquer le golfe Saint-Laurent avec le fleuve du même nom, un chapelet de grèves et de baies envahies de barques, de navires à l'ancre, plantés d'échafauds, sortes de tables de bois sur pilotis, destinés à « parer » la morue, une monstrueuse frange de déchets de poissons doublés d'une frange d'oiseaux criards et jusqu'au sud au delà de Canso, des lieues et des lieues de poissons séchant sur des claies. Le royaume de la morue, la baie Verte ! La brume régnait souvent translucide et jaune comme une vapeur sulfureuse. Les caps et les promontoires s'estompaient, isolant chacun en son domaine maudit, entre la mer et l'éclat métallique, et la forêt plantée sur les falaises. Il n'y avait rien au delà ni devant ni derrière. Les épinettes, ces sortes de sapins du Canada, dressés en quenouilles noires et hautes, paraissaient ériger une herse infranchissable avec l'arrière-pays, rassemblant, emprisonnant sous leur garde quelques habitations, quelques hameaux, un fort de bois et son enceinte, avec à son ombre des huttes d'écorce d'Indiens Malécites dégénérés par l'alcool.

Au delà des brumes s'ouvrait le golfe. Pour avoir vu sa fête tomber le jour où le Français Jacques Cartier planta la Croix à Gaspé, saint Laurent avait été bien servi.

Un fleuve long de plusieurs milliers de milles, un golfe vaste comme la France, cerné d'îles géantes : Anticosti au nord, Terre-Neuve à l'est, au sud l'île Saint-Jean, sans un arbre, falaises rouges, un rubis posé sur la mer, puis l'île Royale, un anneau d'anthracite autour d'un lac immense.

Au centre, l'archipel de la Madeleine : l'île des Démons, l'île des Oiseaux, celles de Pointe-aux-Loups, Havre-aux-Maisons, la Grosse...

Les prisonniers des « graves » ignoraient la vie du golfe, n'y participaient pas.

Chaque année, en juin, ces gens des flottilles venus des côtes d'Europe s'abattaient sur les lieux comme une migration irrésistible d'oiseaux nicheurs, chacun dans son coin, et n'en bougeaient plus.

Le premier arrivé était « maître du galet ». Il s'installait là avec son équipage, pour de longs mois, comme dans des limbes privés.

Telle apparut aux yeux d'Angélique la grave de Tormentine Tidmagouche, lorsqu'elle y aborda vers le milieu du jour.

Le cap de Tormentine qui donnait son nom au lieu était beaucoup plus loin au nord et on ne le distinguait pas. En réalité, cette grève était un lieu sans nom, un endroit pour pêcher le poisson, commettre des crimes, vendre son âme au diable...

Là tout allait se jouer. Elle l'avait dit à Villedavray. Elle regardait se rapprocher le rivage à la cadence lente des rames que maniait le Breton. Le soleil était encore haut dans le ciel, une tache blanchâtre et aveuglante derrière les brumes. La mer était ridée de petites vagues courtes, étincelantes. Le canot où Angélique avait pris place avec l'Indien Piksarett s'y propulsait avec lenteur. La voile unique n'eût été d'aucun secours car le vent stagnait.

Piksarett, long, dégingandé, drapé dans sa peau d'ours noir et encombré de sa lance, de son arc et de ses flèches, était monté d'office avec Angélique dans l'embarcation trop petite pour accueillir plus de deux personnes en plus du marin et de son matériel de pêche.

Les autres iraient par voie de terre, ce qui demanderait plusieurs heures. Les pistes faisaient un long détour pour contourner les marécages et les tourbières auxquels s'adossait l'établissement.

Angélique sauta sur le sable sans crainte de se mouiller les jambes jusqu'aux genoux.

Le Breton lui désignait les habitations qui s'étageaient vers l'ouest de la plage, au pied des falaises et les escaladant peu à peu.

Ces habitations poussaient sans ordre comme des plantes sauvages, grandes ou petites, coiffées de bardeaux ou de paille, voire de mousse herbeuse. Le fort de bois dominait, ramassé sur lui-même ainsi qu'un monstre trapu et noir et plus loin, au bord d'un promontoire que l'armée des sapins envahissait, près de la silhouette d'une croix, s'érigeait une petite chapelle au clocher grêle, peint en blanc.

Angélique s'élança vers la côte, négligeant l'activité de la plage où s'affairaient les pêcheurs. Eux-mêmes ne prêtèrent pas attention à elle, ne la virent point.

Tout à coup elle se trouva parmi les Filles du roi. Comme d'un cauchemar leurs visages surgissaient : Delphine, Marie-la-Douce, Jeanne Michaud et son enfant, Henriette, Antoinette et même Pétronille Damourt. Ces visages lui paraissaient crayeux et falots, sur la pâleur du ciel.

Et réellement elles étaient pâles comme la mort en la reconnaissant, subitement dressée devant elles.

– Où est votre bienfaitrice ? leur jeta Angélique.

L'une d'elles ébaucha un geste en direction de la demeure la plus proche. Angélique s'élança, franchit d'un bond la pierre du seuil.

Et elle vit Ambroisine de Maudribourg...

Chapitre 3

La Démone était assise près de la fenêtre, les mains jointes sur les genoux dans l'attitude de méditation et de prières qui lui était familière.

Elle tourna la tête et ses yeux rencontrèrent ceux d'Angélique. Un sourire effleura ses lèvres et elle dit simplement :

– Vous !

Elle ne paraissait pas surprise. Son sourire très doux étirait ses lèvres. Et dans ce sourire transparaissait l'être malfaisant qui se cachait derrière son apparence gracieuse.

– Je ne pensais pas vous revoir...

– Pourquoi ?... jeta Angélique. Parce que vous aviez donné l'ordre à vos complices de m'exécuter ?...

Les sourcils déliés de la duchesse se haussèrent avec étonnement.

– Mes complices ?

Les yeux d'Angélique parcouraient tous les recoins de la pièce.

« Où est-il ? » songeait-elle avec avidité.

Mais sous le regard ironique d'Ambroisine, elle retenait ces mots qui lui brûlaient les lèvres.

– Vous voyez ? dit la duchesse en hochant la tête, on ne me manœuvre pas si facilement. Vous croyiez vous débarrasser de moi à jamais en me livrant à cet Anglais... Eh bien ! Me voici libre et bien loin de la Nouvelle-Angleterre.

– Comment vous êtes-vous arrangée avec Phipps ?...

– Cela vous intrigue, n'est-ce pas ?

Elle eut son rire de gorge roucoulant.

– Quand on est une femme habile on s'accommode toujours avec un homme bien pourvu des attributs que la nature lui a octroyés.

Elle examina Angélique avec une curiosité moqueuse.

– Pourquoi êtes-vous venue ?... Pour le chercher ?... Décidément vous ne craignez pas de souffrir...

À ce moment les yeux d'Angélique tombèrent sur un vêtement pendu au mur dans un coin. C'était le pourpoint de Joffrey. Celui en velours vert foncé rehaussé de quelques broderies d'argent qu'il portait communément.

Ambroisine suivit la direction de ce regard et son sourire s'accentua.

– Hé oui ! fit-elle d'un ton léger. Hé oui ! Ma chère ! C'est ainsi !...

Sans réfléchir Angélique traversa la salle d'un bond. À la vue de ce vêtement, tout son être avait tressailli. Elle y posa les mains. Elle eût voulu y enfouir son visage. Elle passait et repassait les doigts sur l'étoffe, essayant d'évoquer sa présence familière et adorée.

– M'avez-vous comprise ? insista Ambroisine d'une voix métallique. Il est ici avec moi : il est mon amant !...

Angélique se retourna vivement, et à nouveau ses yeux firent l'examen des lieux.

– Soit !... Alors où est-il ? Qu'il vienne me le dire lui-même !... Où est-il ?...

Une hésitation joua sur le visage de la duchesse.

– Présentement, il est absent, convint-elle. Il a mis la voile il y a deux jours, je ne peux dire exactement pour quelle direction. Terre-Neuve, je crois, mais il doit revenir...

Angélique comprit qu'elle ne mentait pas et ne sut si à l'instant même elle éprouvait une déception amère ou un soulagement de voir s'éloigner l'instant de sa confrontation avec lui, devant Ambroisine.

– Il m'a demandé de l'attendre ici, reprit la duchesse d'un ton doucereux, il m'a affirmé qu'il serait de retour dans une semaine au plus tard et m'a suppliée de ne pas m'éloigner... Il est fou de moi...

Angélique la considéra comme si elle eût été transparente et que de tels propos ne parvenaient pas à ses oreilles.

– M'avez-vous entendue ? répéta l'autre d'une voix où perçaient impatience et irritation. M'avez-vous comprise ?... Je suis sa maîtresse, vous dis-je !