– Je n'en crois rien.
– Pourquoi ? Êtes-vous l'unique femme au monde qu'on puisse aimer ?... Nous sommes amants, vous dis-je !
– Non ! Vous mentez.
– Comment pouvez-vous être aussi catégorique ?...
– Je le connais trop. Son instinct est sûr et son expérience – des femmes aussi – est grande. Il n'est pas homme à se laisser circonvenir par un être aussi vil que vous.
La duchesse poussa une exclamation railleuse et feignit la surprise ironique.
– Mais qu'est cela ! Vous l'aimez, dirait-on. Folle ! L'amour n'existe pas... Ce n'est qu'une illusion, une légende que les hommes ont inventée pour se distraire sur la terre... Il n'y a que la chair qui compte et les passions dévorantes qu'elle inspire... Je vous l'ai dit à propos de Phipps, il n'y a pas d'hommes qu'une femme habile ne puisse circonvenir quand elle sait s'y prendre !...
Angélique éclata de rire. Elle venait d'imaginer le pauvre Phipps aux prises avec cette femme luxurieuse... Le malheureux garçon avait-il succombé à un tel assaut ? Sans aucun doute ! Les puritains sont mal armés pour ce genre de tentation, la peur du péché, en leur âme, n'ayant d'égale que la fascination qu'exerce sur eux le pouvoir du Mal.
Son subit accès d'hilarité déconcerta Ambroisine qui la regarda sans comprendre, médusée.
– Vous riez ! Êtes-vous folle ?... Ne parvenez-vous pas à comprendre que lui aussi est faillible ? tous les hommes, vous dis-je ! Il suffit de trouver le point faible.
– Il n'a pas de point faible.
– Il faut croire que si... puisque... ce que je lui ai dit l'a convaincu si facilement qu'il aurait bien tort de dédaigner les plaisirs que je lui offrais pour une femme telle que vous...
Angélique cessa de rire.
– Que lui avez-vous dit ?...
Ambroisine passa sa langue sur ses lèvres d'un air gourmand. Un éclair de triomphe s'allumait dans ses prunelles d'or sombre, devant l'anxiété qu'Angélique avait trahie.
– Oh ! Très simple... Lorsqu'il m'a rejointe à La Hève où j'avais demandé à Phipps de me débarquer... je lui ai révélé que votre premier geste après son départ de Gouldsboro... avait été de rejoindre Colin Paturel... et de vous donner à lui...
– Vous avez fait cela ?
– Comme vous êtes pâle tout à coup..., murmura Ambroisine en l'examinant avec une attention cruelle. Ainsi, je ne me serais pas trop égarée dans mes extrapolations à votre sujet ainsi qu'à celui de ce beau Normand taciturne. Vous avez du goût pour lui... Et lui vous aime... Et d'autres encore... Tous les hommes vous aiment et vous désirent.
Son expression changea subitement et elle dit en grinçant des dents :
– Morte ! Je voudrais vous voir morte !...
Puis avec un cri déchirant :
– Non ! Non ! Pas morte !... Si vous mouriez, la lumière s'éteindrait de ma vie ! Oh dieux ! Comment puis-je à la fois être désireuse de votre mort et si désespérée à la seule pensée que vous puissiez disparaître de ce monde ?... Ah ! Je suis venue trop tard ! Si vous m'aviez aimée, tout se serait confondu. J'aurais sombré en vous. J'aurais été votre esclave et vous auriez été la mienne. Mais vous êtes attachée à l'homme, cette bête immonde !... L'homme vous a enchaînée !...
Elle se mit à dire des obscénités si confondantes qu'Angélique la regardait les yeux écarquillés comme si elle eût vu positivement des serpents s'échapper de ces lèvres ravissantes.
Paradoxalement, ce fut ce débordement hystérique de la duchesse qui sauva Angélique d'une crise analogue.
Lorsque Ambroisine lui avait révélé l'accusation portée contre elle devant son mari, elle avait entrevu dans un éclair quels ravages une telle accusation avait pu causer en Joffrey de Peyrac. Fragile était encore leur réconciliation. Peu de temps auparavant, elle avait vu le visage de Joffrey transformé d'une colère si terrible à la pensée qu'elle avait pu s'offrir à Barbe d'Or.
Lentement, doucement, avec d'infinies précautions, rassemblant leur courage, faisant fi de leur orgueil, puisant dans la profondeur de leur amour la force de faire face à une telle épreuve, ils avaient réussi à panser ces blessures trop vives qu'ils s'étaient portées l'un à l'autre en ce dramatique instant.
Mais sur la plaie encore récente, dans le cœur de Peyrac, combien corrosives avaient dû être les paroles d'Ambroisine !...
Elle se sentit défaillir comme devant une catastrophe qu'on a en vain essayé de prévenir et de conjurer. Tout était perdu. Assommée elle n'avait plus qu'une idée : fuir devant elle aveuglément.
C'est alors qu'Ambroisine, éclatant en imprécations démentielles, l'avait en quelque sorte ramenée à elle. Sa réaction changea de cours, et sa colère contre Ambroisine la brûla comme un fer rouge.
– Assez, cria-t-elle en frappant du pied et en criant plus fort que la duchesse. Vous êtes odieuse, répugnante ! Taisez-vous ! Certes, les hommes ne sont pas des saints, mais ce sont des femmes comme vous qui les avilissent et les rendent stupides. Taisez-vous ! Je vous l'ordonne. Les hommes ont droit au respect !
Elles firent silence ensemble au même instant et s'affrontèrent, face à face, haletantes.
– Décidément, vous êtes stupéfiante, reprit Ambroisine en la considérant comme si elle avait eu subitement devant elle un monstre. Quoi ! Je viens de vous démontrer que votre amour, votre idole, votre dieu est faillible... Et vous trouvez encore le moyen de me faire la leçon... Et pour défendre les hommes, tous les hommes... Ma parole ! À quelle espèce appartenez-vous donc ?
– C'est sans importance... Je hais l'injustice et il y a des vérités que je ne vous laisserai pas – toute savante, et intelligente, et influente que vous êtes – ensevelir dans votre boue. Un homme, c'est quelque chose de grave et de très important, et ce n'est pas une raison parce que la genèse de leur esprit nous est parfois inaccessible, à nous autres femmes, pour que nous nous vengions de notre nullité, de notre incapacité à les suivre, en les abaissant, en les réduisant en esclavage... Abigaël me disait quelque chose de ce genre un soir...
– Abigaël !
De nouveau, la duchesse jetait un cri de haine.
– Ah !... Ne prononcez pas ce nom devant moi... Je la hais ! Cette parpaillote hypocrite ! Je l'exècre... Vous la regardiez avec une telle douceur. Vous devisiez sans fin ensemble... Je vous ai vues par la fenêtre. Vous appuyiez votre tête sur son épaule. Vous avez dormi à ses côtés... Vous teniez son enfant dans vos bras et le couvriez de baisers...
– Le cri dans la nuit, c'était vous...
– Comment aurais-je pu supporter un tel spectacle sans mourir de douleur... Vous étiez là, heureuse, près d'elle... vivante et heureuse... et pourtant elle aurait dû être morte, morte cent fois...
Angélique se rapprocha. Il lui semblait que son cœur allait arrêter de battre.
– Vous avez essayé de l'empoisonner, n'est-ce pas ?...
Elle parlait à mi-voix, les dents serrées.
– ... Et même vous aviez préparé sa mort possible pour l'accouchement... Quand vous avez deviné que son heure approchait, que ce serait sans doute pour la nuit, vous êtes venue mettre une drogue dans mon café... C'est Mme Carrère qui l'a bu... par hasard... Sinon j'aurais dormi cette nuit-là et vous saviez qu'Abigaël risquait de mourir sans mes soins... et vous avez fait porter de l'alcool à la vieille Indienne afin qu'elle soit hors d'état de l'assister... Et plus tard vous avez versé du poison dans la tisane que je lui avais préparée... Vous m'aviez entendue lui dire qu'elle devait en boire plusieurs fois par jour... Vous êtes revenue l'après-midi en vous mêlant aux visiteurs pour accomplir votre forfait... Heureusement, Laurier a posé son panier devant la cruche. Séverine n'y a plus pensé. Moi, le soir, j'ai jeté cette mixture par la fenêtre... Le porc de Bertille est mort...
Elle parlait comme en un songe, horrifiée.
– Vous auriez voulu que je tue Abigaël de ma propre main !...
– Vous l'aimiez, répéta Ambroisine, et moi vous ne m'aimiez pas... Vous ne cessiez pas de vous passionner pour toutes sortes de choses en dehors de moi : elle, les enfants, votre chat...
– Mon petit chat... C'est vous... Vous qui l'avez frappé, torturé... Ah ! Je comprends maintenant... C'est vous qu'il voyait dans la nuit quand il se hérissait d'horreur...
Angélique était proche d'Ambroisine et se penchait, les yeux étincelants :
– Vous vouliez sa mort, à lui aussi... Mais il a pu s'échapper à temps... de vos griffes...
– C'est votre faute...
Une expression de fillette sournoise passa sur les traits de la duchesse.
– Vous faisiez tout pour que ces choses arrivent... Si vous m'aviez aimée...
– Mais comment voulez-vous que l'on vous aime de quelque façon que ce soit, s'écria Angélique en l'attrapant par les cheveux et en la secouant brutalement, vous êtes un monstre !...
Elle était possédée d'une telle fureur qu'elle aurait pu, lui semblait-il, lui arracher la tête. Mais elle s'arrêta en voyant à l'expression du visage renversé d'Ambroisine que celle-ci prenait plaisir à sa violence sur elle.
Elle la lâcha brusquement et la duchesse tomba à demi sur le sol de terre battue. Comme l'autre nuit à Port-Royal, lorsqu'elle était échouée nue sur son manteau écarlate, une sorte de lumière extatique se répandait sur son visage aux yeux mi-clos.
– Oui, murmura-t-elle, tuez-moi... Tuez-moi, ma bien-aimée...
Angélique hors d'elle se mit à tourner en rond dans la pièce.
– De l'eau bénite ! Qu'on me donne de l'eau bénite ! cria-t-elle. De l'eau bénite par grâce ! Avec des êtres pareils, je comprends la nécessité des goupillons et des exorcismes...
Ambroisine éclata d'un rire strident. Elle riait tant que les larmes lui venaient aux yeux...
– Ah ! Vous êtes la femme la plus amusante que j'aie jamais rencontrée, exhala-t-elle enfin. La plus délicieuse... la plus inattendue... De l'eau bénite !... Comme vous avez dit cela !... Vous êtes irrésistible... vraiment ! Oh ! Angélique, mon amour !...
Épuisée, elle se redressa. Elle se mira dans une petite glace à pied qui se trouvait sur la table, mouilla son index du bout de la langue et lissa ses fins sourcils.
– Oui, c'est vrai, j'ai ri avec vous comme je n'ai jamais ri avec personne... Vous avez su m'égayer... Ah ! Ces jours à Gouldsboro... avec votre présence, vos sautes d'humeur pleines de fantaisie... Mon amour, nous sommes faites pour nous entendre... Si vous vouliez...
– Assez ! cria encore Angélique.
Et elle se précipita hors de la maison. Elle courait comme une folle, en se tordant les pieds sur le sol caillouteux.
– Madame, qu'avez-vous ?
Les Filles du roi venaient à sa rencontre, livides d'avoir guetté les vociférations et les cris qui s'étaient échappés de la maison où s'affrontaient les deux femmes.
– Où est Piksarett ? leur jeta Angélique, haletante.
– Votre sauvage ?
– Oui ! Où est-il ? Piksarett ! Piksarett !
– Me voici, ma captive ! dit la voix de Piksarett, surgissant devant elle. Que me veux-tu ?...
Elle le fixa d'un air égaré. Elle ne se souvenait plus pourquoi elle l'avait appelé ainsi. Il la dominait de sa haute taille. Dans son visage d'argile cuite, ses yeux noirs et vifs brillaient comme du jais.
– Viens avec moi dans la forêt, fit-il en employant la langue abénakis, viens marcher par les sentiers de la forêt... C'est le sanctuaire du Grand Esprit... les douleurs s'y apaisent...
Elle le suivit tandis qu'il s'éloignait rapidement du hameau, vers la lisière des bois. Il s'enfonça entre les troncs serrés des pins et des sapins que la poussière due à la sécheresse intense poudrait de gris. Mais la lueur d'arbrisseaux virant au rouge commençait à couver dans le sous-bois et par instants ils franchissaient de vastes espaces couverts par la pourpre des buissons des myrtilles et d'airelles épandus comme de somptueux tapis tout au long de la côte.
Puis ils se retrouvaient dans l'ombre noire des arbres. Piksarett marchait vite et Angélique le suivait sans peine, portée par la nécessité aveugle de ne point s'arrêter car, si elle faisait halte, la vague brûlante qu'elle sentait cogner contre les parois de son cœur – de terribles coups qui l'empêchaient de respirer – déferlerait et la briserait.
Parvenant à une clairière d'où l'on apercevait la mer, entre les troncs rougeâtres des pins, Piksarett fit halte.
Il s'assit sur une souche d'arbre et, levant les yeux sur Angélique, il la considéra de bas en haut d'un air moqueur.
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