– J'y suis quasiment né. J'y venais déjà avec mon père quand j'étais moussaillon. Mais il ne faut pas se laisser prendre par l'Amérique. Si j'avais écouté le vieux Parys, je ne serais plus qu'une épave. Quatre mois l'an, cela suffit ! Les dernières semaines on est tous à moitié dingues. C'est la sécheresse, le travail de forçat... J'ai encore et encore de la morue à saler et des cales à remplir, je n'en vois pas le bout... Mon fils est malade, ça le prend chaque saison vers la fin, quand la poudre tombe des arbres... Il ne peut plus respirer. Je dois le laisser sur le navire en rade, il a plus d'air...

Malgré la faconde du marquis, Angélique, lorsque ses yeux rencontraient ceux d'Ambroisine, ne pouvait surmonter sa tension intérieure. Par instants, sans même en avoir conscience, elle se tournait vers la porte. Joffrey allait-il surgir tout à coup ? S'il avait pu se dresser sur le seuil, sa haute silhouette de condottiere dominant l'assemblée, son regard d'aigle se posant sur ces faces diverses dans la pénombre, ah ! quel soulagement ! Peut-être un sourire caustique naîtrait-il à ses lèvres en les apercevant tous et elle parmi eux. Il connaissait son monde. Mais il ne craignait personne. Même ces hommes-ci devaient changer d'allure et de ton lorsqu'ils s'adressaient à lui, elle en avait la certitude. Ah ! Pourquoi n'était-il pas là ?... Où était-il ?

Une crainte affreuse l'envahissait. Et s'ils l'avaient tué ? Là, sur cette grève perdue, dans ce bouge du bout du monde, poussée par la Démone, ils l'avaient tué !

Sous le regard de Nicolas Parys qu'elle sentait revenant à elle continuellement, elle se forçait à avaler, craignant qu'il ne la traitât de mijaurée. Heureusement, il y avait à ses côtés Piksarett déchiquetant allègrement sa viande de ses dents de belette et Cantor absorbé à se réconforter avec la conscience pure d'un jeune homme qui a fait une longue étape dans la journée.

Le vieil homme essuya ses lèvres grasses avec un pan de sa perruque.

– Eh bien ! Vous voici, madame de Peyrac, dit-il tout à coup, comme répondant à une réflexion intérieure. C'est une bonne idée d'être venue me rendre visite. Cela me confirme dans mon désir de vous voir régner sur ces lieux.

– Que voulez-vous dire, monsieur ?

– J'en ai assez de ce bled infâme. Je veux retourner au royaume de France pour m'y distraire un peu. Je voudrais vendre mes domaines à votre époux... Mais, contre quoi, voilà la question... Je lui ai demandé de me donner en échange le secret de la fabrication de l'or. Il veut bien, mais cela me paraît compliqué...

– Mais non, c'est au contraire très simple, interrompit la voix enchanteresse d'Ambroisine. Vous qui avez l'esprit si délié, cher Nicolas, je m'étonne que vous vous effrayez de si peu. M. de Peyrac m'a tout expliqué, il n'y a rien de magique, il s'agit seulement de science de chimie et non d'alchimie.

Elle se mit à décrire l'un des processus de la fabrication de l'or que Joffrey de Peyrac avait mis au point particulièrement pour les mines de la région. Angélique reconnaissait au passage les termes familiers dont se servait Joffrey pour lui expliquer ses travaux.

– Comme vous êtes savante, chère petite madame ! s'exclama Villedavray en regardant Ambroisine d'un air ravi, c'est un plaisir de vous entendre et comme, en effet, tout paraît simple. Désormais il me paraît préférable d'amasser de l'or de la façon dont vous dites, plutôt que par des procédés arriérés, comme d'aller faire rendre gorge aux corvéables ou de collectionner les boutons d'habits ou d'uniformes des naufragés de nos côtes...

Nicolas Parys renifla et plissa son nez à plusieurs reprises en le regardant fixement. Le marquis souriait d'un air innocent.

Angélique profita du silence assez lourd qui régna un instant pour poser une question.

– Vous avez donc vu mon mari récemment, interrogea-t-elle en essayant de donner à sa voix un ton ferme et naturel. Il est venu ? Ici ?

L'autre se tourna vers elle d'un air bourru et interloqué et l'observa en silence.

– Oui, répondit-il enfin. Oui, je l'ai vu... (Et il ajouta d'un ton un peu bizarre :) Ici...

Chapitre 6

– Vous n'avez donc pas remarqué les boutons de son habit ? disait Villedavray en la reconduisant à sa demeure. De l'or pur, frappé d'armes. Le noble officier qui en para son uniforme est depuis longtemps digéré par les crabes. J'avais entendu dire que Parys avait commencé ainsi. Peut-être pas en ces lieux-ci, mais les côtes ne manquent pas de par le monde où piller les naufragés. C'est une industrie qui rapporte, pour peu qu'on sache s'organiser. On raconte qu'il a un coffre plein de plus de mille boutons, rien que de l'or frappé de toutes les armes de noblesse du monde. Ce n'était qu'un bruit mais maintenant je suis certain de la chose. Vous avez vu comme il a tiqué lorsque j'ai fait allusion à certaines façons d'amasser de l'or ?

– Êtes-vous assez prudent ? Vous ne devriez pas le provoquer ainsi. Il est peut-être dangereux.

– Mais non ! Nous avons l'habitude, lui et moi, d'échanger ainsi quelques piques. Tout compte fait nous sommes bons amis...

Il avait l'air satisfait et détendu.

– En somme, tout s'est bien passé ! Nous sortons en bonne santé de ces agapes obscures !... C'est un résultat. Je suis content de ma soirée... Dormez bien, chère Angélique. Tout va s'arranger... Confiance...

Mais il n'ajouta cependant pas son habituel : « La vie est belle, souriez ! »

– Je loge tout à côté, lui glissa-t-il. Si vous avez besoin de la moindre chose, appelez-moi...

Comme il lui prenait la main pour lui baiser le bout des doigts, elle le retint convulsivement.

Elle ne pouvait se maîtriser. Il fallait qu'elle se confie à quelqu'un.

– Croyez-vous qu'il soit venu ici ? fit-elle d'une voix hachée et frémissante, j'ai l'impression de faire un mauvais rêve... Où est-il ? C'est affreux de le poursuivre ainsi. On dirait qu'il se dérobe, qu'il fuit devant moi... Où est-il ? Peut-être l'ont-ils tué ?... Peut-être ne va-t-il pas revenir ? Vous qui savez tout, je suis sûre que vous vous êtes déjà renseigné. Dites-moi toute la vérité. Je préfère cela à l'incertitude.

– Il est venu ici, c'est exact, dit le marquis avec mesure, il était encore ici il y a deux jours.

– Avec elle ?

– Que voulez-vous dire, mon enfant ? interrogea doucement Villedavray.

Et il lui prit les deux mains comme pour la soutenir.

– Que raconte-t-on à son sujet... et à celui de la duchesse de Maudribourg ?

– À son sujet ?... Eh bien ! On le connaît, on en a peur ou on l'estime. Il est M. de Peyrac, maître de Gouldsboro, et le bruit court que Nicolas Parys veut lui vendre ses territoires du golfe Saint-Laurent, raison pour laquelle ils se sont rencontrés en ce lieu la semaine passée.

– Et elle ?

– Que savez-vous ? interrogea à son tour le petit marquis.

Angélique rendit les armes.

– Elle m'a dit qu'il était son amant, avoua-t-elle d'une voix étouffée.

Pêle-mêle, elle lui fit le récit de son entrevue avec Ambroisine.

Villedavray se taisait. Il l'écoutait gravement et Angélique sentait qu'elle avait en lui un ami sincère, et de plus de valeur qu'il ne semblait.

Lorsqu'elle se tut, il secoua la tête d'un air dubitatif. Il ne paraissait pas troublé ni bouleversé.

– Les avis sont partagés en la place sur notre chère duchesse, dit-il. Les uns la portent aux nues comme une sainte d'une vertu irréprochable, tel le capitaine breton qui marche sur le chemin de la conversion pour lui complaire. D'autres, moins sots, ne sont pas sans deviner sa vraie nature, mais il semblerait qu'elle a su préserver sa réputation. Si elle ne se prive pas d'accueillir en sa couche quelques-uns de ces mâles avides qui l'environnent, le secret est bien gardé.

– Comme à Gouldsboro, comme à Port-Royal, fit Angélique avec lassitude. Les uns mentent, les autres se taisent par honte ou par crainte, d'autres enfin s'illusionnent et la vénèrent.

Elle hésita un peu, puis décida de ne rien cacher de son humiliation.

– Il y avait chez elle, pendu au mur, un vêtement de Joffrey.

– Comédie !..., réagit vivement Villedavray. Ruse pour vous désespérer. Elle savait que vous viendriez. Et c'est vous qu'elle veut atteindre... Elle a dérobé ce vêtement...

– Vous en êtes certain ? supplia Angélique.

– Quasi certain ! Cela lui ressemble. C'est d'un féminin, cette ruse. Vous n'allez pas vous y laisser prendre. En revanche, ce qui est plus inquiétant, c'est qu'elle a aussi préparé à votre venue les esprits qui auraient pu succomber, en vous voyant, à votre charme. Les uns vous prennent pour une dangereuse intrigante, les autres pour une créature dépravée qui couche avec les Indiens ou encore pour une incarnation du diable au service des hérétiques et décidée à bouter les bons Français catholiques hors des possessions que Dieu leur a données. Dans la mesure où M. de Peyrac attire les sympathies, vous êtes la Messaline qui lui fait porter des cornes et, dans la mesure où on le redoute, vous êtes son âme damnée.

– Il m'a semblé pourtant que Nicolas Parys m'adressait la parole sinon avec aménité, du moins sans hostilité ouverte.

– Le vieux, c'est autre chose. Il ne croit qu'en lui-même et ce n'est même pas une Ambroisine qui l'empêchera de penser ce qu'il veut. Mais il s'est mis dans la tête de l'épouser, il lui fait une cour pressante et on ne sait jusqu'où il peut se laisser étourdir par la sirène à la langue fourchue.

Angélique n'attachait qu'une attention distraite aux calomnies qu'Ambroisine avait répandues sur son compte. Elle était plus avide de reprendre espoir en ce qui concernait son mari.

– Alors, là encore, au sujet de Joffrey, elle mentirait ?...

– Il me semble... Vous me dites qu'elle crie de rage contre les hommes, qu'elle veut exterminer Abigaël, qu'elle grince des dents à la pensée que vous vous attirez l'amour et les hommages... Cela sous-entend : pas elle... Je ne vois pas en ses débordements le signe d'une maîtresse triomphante, sûre d'être aimée par l'homme qu'elle a arraché à sa rivale... Et je gagerais même volontiers que si elle a essayé de prendre notre intraitable comte et seigneur de Peyrac dans ses filets, elle ne s'en est pas tirée sans quelque humiliation cuisante. Ses protestations amères sembleraient le prouver.

– Alors, vous ne croyez pas qu'il est son amour ?...

– Jusqu'à nouvel ordre, non, affirma-t-il avec force.

– Mon Dieu ! Que je vous aime ! fit-elle en l'étreignant.

Nantie de ce regain d'espoir, elle dormirait tant bien que mal.

Cantor gîtait dans un appentis proche. Elle pouvait l'entendre se retourner et parfois ronfler légèrement derrière la cloison.

Ce qui était un gage de sécurité, ainsi que la présence du sagamore Piksarett devant la maison, assis, drapé dans une couverture de traite, près d'un petit feu qu'il alimentait de quelques brindilles.

La nuit était humide et froide. On aurait dit que le sel et l'odeur de la morue pénétraient partout et collaient à la peau. Un brouillard épais flottait sur le hameau. Angélique avait renoncé à faire une flambée dans l'âtre et s'était glissée tout de suite dans les couvertures disposées sur le bat-flanc qui servait de lit. Les habitations désaffectées une partie du temps suivant les errances et les pérégrinations des pêcheurs se ressemblaient toutes. On y trouvait le même ameublement grossier : lits, tables, escabeaux, un bûcher avec une provision de bois, voire quelques marmites, pichets et calebasses.

Celle-ci, assez vaste, comportait aussi deux bancs de rondins écorcés avec accoudoirs, dressés des deux côtés de la cheminée, et un coffre vermoulu dans un coin. Des épis de maïs et des peaux pendaient aux solives.

Angélique grelottait. Son esprit restait à l'état de veille et parfois elle reprenait conscience brusquement avec la sensation d'avoir fait un horrible cauchemar. Les énormes chiens terre-neuvas de Nicolas Parys rôdaient en liberté à travers l'établissement. La nuit on les détachait, à plusieurs reprises ils grondèrent en s'approchant de Piksarett, reniflèrent et soufflèrent contre les interstices de la cabane. Cela rappelait la peur du loup, jadis, dans les campagnes.

En somme, la duchesse n'avait pas nié lorsqu'elle l'avait accusée d'avoir essayé d'empoisonner Abigaël, d'avoir cherché à tuer le petit chat. Lorsque Angélique songeait à ce dernier, à cette petite bête innocente entre les mains de cette femme cruelle, l'horreur que lui inspirait Ambroisine la rendait malade. Le mal qu'on fait aux bêtes ou aux jeunes enfants a toujours été frappé d'un caractère particulier d'horreur. S'attaquant à des êtres qui ne peuvent se défendre eux-mêmes privés qu'ils sont, non seulement de la force physique, mais de moyens de communication que donne la parole, cette lâcheté suprême reste parmi les hommes le signe même de Satan. L'homme effrayé y reconnaît le pire de lui-même, le gouffre insondable et vertigineux de sa dépravation, de sa déchéance, de sa folie possible, de sa possible damnation éternelle...