« Encore que comme moi vous le savez ce cas soit rare, il n'est pas à exclure en l'affaire qui nous occupe car il corrobore plus exactement votre propre opinion, mon père, sur ce sujet qui a été depuis environ près de deux années votre principal souci et correspondrait également aux révélations de la visionnaire de Québec dont vous avez été saisi à cette époque.

« Menace de l'apparition prochaine d'un démon succube dans les territoires de l'Acadie. Votre vigilance pour ce pays qui vous est cher vous obligeait à ne pas négliger un tel avertissement, à vous attacher à l'interprétation de cette vision, à en rechercher les signes prémonitoires, à ne pas renoncer, en somme, à suivre à la piste comme nous sommes obligés de le faire en forêt, les traces du phénomène, sa venue, son déploiement possible.

« Cette piste vous a mené jusqu'à Gouldsboro. Établissement récent, sur les côtes de Pentagoët, mais créé subitement et presque à notre insu par un gentilhomme d'aventure ne relevant d'aucune bannière et plus ou moins allié des Anglais. Enquête menée par vos soins, il s'avéra qu'il était d'origine française et de haut rang, mais banni du royaume pour crimes anciens de sorcellerie. Tout concordait. Puis une femme apparut à ses côtés, belle, séductrice. Le doute n'était plus possible...

« Éloigné quelques mois des lieux par ma mission en Nouvelle-Angleterre, je n'avais pas suivi le développement de cette affaire et je devine que c'est sans doute à cause précisément de mon ignorance, pourrais-je dire de mon indifférence à ce sujet, et qui me laissait plus libre de mon jugement, sans parti pris, sans idée préconçue et avis passionné, que vous m'avez chargé « au débotté », lorsque je parvenais avec mon voilier dans les eaux acadiennes, de vérifier vos conclusions de visu, et de vous en faire le procès-verbal complet, tranchant non seulement sur l'exacte portée politique des faits qui se déroulaient à Gouldsboro, mais aussi sur la véritable identité mystique des antagonistes. Vous me conseilliez de me rendre à Gouldsboro, de rencontrer personnellement ces gens, de les observer et de les sonder et, mon opinion faite, de vous la communiquer sans fards et dans le détail.

« Me voici donc une fois de plus ce soir, à Gouldsboro, où je viens de résider plusieurs jours, et après quelques semaines d'enquêtes et d'observation attentive, priant l'Esprit-Saint de m'éclairer en toute lucidité et justice, vous rédigeant mon rapport, et vous affirmant – hélas ! – oui, mon père, les avertissements du ciel, et vos propres appréhensions ne vous ont pas trompé. La Démone est à Gouldsboro. Je l'y ai vue. Je l'y ai abordée. J'ai frémi de croiser son regard où tremblaient comme de fugitives lueurs de haine, lorsqu'il rencontrait le mien. Vous connaissez l'instinct subtil et divinatoire de tels êtres à notre égard, nous les soldats du Christ, qui avons mission de les débusquer et possédons les armes nécessaires pour ce faire.

« Ceci posé, je dois maintenant, mon très cher père, me livrer à une sorte de rétablissement de la situation auquel je ne vous sens pas préparé, ce qui me fait craindre que, recevant mon témoignage dans sa brutalité, vous n'ayez tendance à l'écarter comme le fruit d'un état d'égarement passager... »

– Oh ! ces jésuites ! avec leurs circonlocutions ! s'impatienta Angélique.

Elle se retenait de sauter les lignes et de tourner les pages sans les avoir entièrement parcourues afin de parvenir plus vite à la conclusion. Son cœur battait à se rompre.

Il exagérait, ce Merwin, avec ses précautions oratoires. Il ne se rendait pas compte qu'Ambroisine allait bientôt revenir de la messe, avec toute sa troupe, qu'elle s'apercevrait que l'on avait fouillé ses affaires, que la lettre qu'elle conservait avait été subtilisée.

Angélique se maîtrisa. Elle devait tout lire sans en passer un seul mot, car tout avait une extrême importance, rien ne devait demeurer imprécis, et elle comprenait malgré tout les atermoiements du jésuite car il lui avait été dévolu de statuer sur une mystification diabolique, sur le renversement d'apparences inattaquables et même un esprit supérieur se laisse difficilement persuader qu'il a été dupe de ses propres passions, lorsqu'il les a crues justifiées par la nécessité du Bien. Or, elle le sentait, c'est ce qu'entreprenait le père de Vernon vis-à-vis de son interlocuteur, ce très remarquable et redoutable père d'Orgeval, leur ennemi irréductible, à elle surtout, et dont elle ne pouvait oublier qu'il était lui aussi présent en ce dialogue, puisque c'est à lui que n'avait cessé de s'adresser Merwin tandis que sa plume à la fois incorruptible et prudente courait sur le papier. Il ne devait pas ignorer certains aspects du caractère de son supérieur, puisqu'il émettait la crainte que celui-ci recevant son témoignage dans sa brutalité « ne l'écartât comme le fruit d'un égarement passager dû à la faiblesse humaine dont nous sommes tous susceptibles d'être un jour les victimes ». « Aussi vous demanderais-je, mon très cher père, continuait-il, de bien vouloir vous souvenir de l'équité dont j'ai toujours cherché à faire preuve dans les diverses missions dont vous m'avez chargé depuis plusieurs années tant aux Iroquois qu'en Nouvelle-Angleterre, tant auprès du gouvernement de Québec qu'à Versailles ou à Londres.

« Réprouvant l'outrance, l'enthousiasme, les prémonitions, j'ai toujours cherché à présenter les faits dans leur contexte actuel, ne me basant que sur mes observations personnelles, et aidé, je le répète, de l'Esprit-Saint auquel je ne cesse d'adresser chaque jour de nombreuses oraisons, le priant de me rendre clairvoyant à la seule vérité.

« Ainsi vous nommerais-je aujourd'hui celle qui m'est apparue comme l'instrument de Satan parmi nous, avec la nette conscience que je n'ai d'autre devoir envers vous que de vous livrer cette vérité nue et claire, telle que vous m'avez demandé de l'exprimer et telle qu'elle m'est apparue selon l'évidence et bien que je ne puisse me dissimuler le désordre que mes déclarations vont entraîner. Et pour commencer, vos propres doutes à mon égard. Je n'ignore pas que vous attendez sous ma plume un nom. Or, ce n'est pas celui-là que je vous livrerai.

« Lorsque vous m'avez fait parvenir vos instructions au sujet de cette nouvelle mission, vous me priiez d'essayer de retrouver Mme de Peyrac, qui vous avait échappé à Newehewanick mais que vous pensiez errant du côté de Casco. Je n'ignorais pas que votre conviction était faite au sujet de l'épouse de celui qui est désormais le maître de Gouldsboro et d'une bonne partie des terres d'Acadie depuis le Haut-Kennebec jusqu'au delà du mont Désert.

« Tout chez Mme de Peyrac, la réputation de beauté, de charme, d'esprit, de séduction, concordait à la désigner comme celle dont vous craigniez l'empire néfaste sur votre œuvre. J'étais moi-même disposé à incliner en ce sens et, non sans curiosité, je l'avoue, de m'assurer de sa personne afin de pouvoir l'observer de près et à loisir. Aidé par le hasard et quelques complicités je pus assez rapidement la retrouver. Je la pris à mon bord. Au cours des quelques jours de voyage qui suivirent, il fut simple pour moi d'établir mon jugement. Une barque, isolée sur la mer, est un lieu clos où il n'est guère facile à ceux qui l'habitent de feindre et de ne pas se montrer sous son jour réel. Tôt ou tard l'éclair surgit qui révèle le fond des âmes.

« Mme de Peyrac m'est apparue comme une personnalité féminine certes hors du commun, mais vivante, saine, courageuse, indépendante sans forfanterie, intelligente sans ostentation. Elle a des gestes et des attitudes d'une liberté étrange et séduisante. Cependant l'on ne peut découvrir dans l'intention qui les dicte que l'expression d'un sentiment naturel à vivre selon ses goûts et son tempérament personnel qui est sociable, porté à la gaieté et à l'action.

« Ainsi j'ai mieux compris comment elle pouvait retenir le dévouement des sauvages, entre autres l'Iroquois Outtaké, ce fauve intraitable, et surtout le Narrangasett Piksarett, des caprices duquel votre campagne guerrière a tant pâti. Ni maléfices ni intentions dépravées m'a-t-il semblé dans ces attachements insolites. Mme de Peyrac amuse et intéresse les Indiens par sa vivacité, son habileté aux armes, sa science des plantes, ses raisonnements spécieux, qui ne le cèdent en rien dans la fantaisie et le retors avec ceux de nos messires de sauvages que nous ne connaissons que trop bien.

« Le fait qu'elle parle déjà quelques langues indiennes, ainsi qu'assez bien l'anglais et l'arabe, ne m'a pas paru chez elle un signe de diabolisme comme on pourrait le faire remarquer, mais le fait d'un esprit doué sur ce point, curieux de communiquer avec ses semblables, soucieux de s'instruire et de faire l'effort nécessaire pour y parvenir. Ce pour quoi, il faut le reconnaître, bien peu de femmes ont le goût, selon les effets d'une paresse d'esprit inhérente à leur sexe et aussi à la matérialité de trop de tâches qui leur sont assignées.

« En résumé, qu'elle échappât à la loi commune ne m'a pas paru pour autant la désigner comme ennemie du bien et de la vertu.

« Parvenu à Pentagoët je ne crus pas devoir la retenir et la laissai regagner Gouldsboro. Je m'y rendis moi-même la semaine suivante. C'est alors que je rencontrai la Démone... »

Angélique fit une pause le cœur battant à se rompre, tourna la dernière page de cette longue missive. Elle était si absorbée et en suspens qu'elle comprenait à peine que c'était d'elle que le père de Vernon venait de parler en ces lignes qu'elle venait de parcourir et où transparaissait comme le souffle d'un amour pour elle.

Quelque chose d'incertain, d'informulé, de profond et d'attendri, qui prenait valeur d'aveu, à être prononcé par cette voix d'outre-tombe. Et bouleversée, elle éprouvait un sentiment de douceur déchirante.

– Oh ! Jack Merwin ! Oh ! Mon pauvre ami ! murmurait-elle.

Elle n'aurait jamais dû douter de lui. C'était indigne de sa part. Elle en était cruellement punie par les remords qui l'assaillaient. L'autre fois, parcourant les premières lignes de cette lettre, elle avait eu peur d'affronter une vérité trop cruelle. Elle s'était laissé émouvoir, effrayée. Son hésitation, sa défaillance, cela avait été le iota, la marge de temps infime qui avait décidé de la vie et de la mort d'un enfant innocent, le pauvre petit messager du prêtre mort, et de la victoire de l'esprit mauvais, sur le justicier attaché à ses pas, et qui le dénonçait dans cette même lettre qu'elle avait craint de parcourir plus avant, de fuir, d'y voir sa condamnation à elle.

Joffrey le disait souvent. « Il ne faut jamais avoir peur... de rien. »

Aujourd'hui le drame se dénouait, s'inscrivait sous ses yeux.

« Qui est-elle, me direz-vous, si ce n'est Mme de Peyrac ?

« Eh bien ! voici. Récemment un naufrage a jeté sur les côtes une noble dame bienfaitrice se rendant au Canada avec quelques jeunes femmes et filles à marier. C'est elle que je vous désigne comme cet être redoutable, suscité du fond des enfers, pour notre malheur et notre perdition.

« Son nom ? Il vous est connu.

« C'est la duchesse de Maudribourg.

« Je n'ignore pas qu'elle est votre pénitente depuis de longues années, et même de votre parenté, et j'avais ouï-dire que vous l'encouragiez à venir en Nouvelle-France et à mettre son énorme fortune à la disposition de nos œuvres de conversion et d'expansion de la très sainte religion catholique.

« Mais la surprise a été de la découvrir là et, très vite, de percer à jour sa redoutable perversion. Or, elle me dit être mandatée par vous pour abattre la superbe et l'insolence de vos ennemis personnifiés, le comte et la comtesse de Peyrac, et qu'elle se trouvait en ces lieux sur vos ordres pour une mission sainte en laquelle je devais la soutenir... »

– Quoi ? Quoi donc ? Ah ! Voilà du nouveau, s'écria Angélique stupéfaite. Et réalisant simultanément que l'on tambourinait à sa porte depuis un bon moment, elle replia la lettre et la glissa dans son corsage. Machinalement, elle alla ouvrir, et regarda rêveusement le marquis de Villedavray qui gesticulait devant elle. Comme un pantin en délire.

– Êtes-vous passée de vie à trépas ou jouez-vous à me faire mourir de frayeur ? fulmina-t-il, j'ai failli défoncer la porte...

– Je me reposais, dit-elle.

Elle hésitait à lui parler immédiatement de la lettre retrouvée, la révélation qu'elle venait d'avoir subitement d'une collusion possible entre ce père d'Orgeval, acharné à les écarter, et la grande dame corrompue, arrivant d'Europe sous des dehors de bienfaisance, jetait un jour nouveau sur le rôle de celle-ci et le hasard étonnant qui l'avait amenée dans les parages de Gouldsboro...