Villedavray entra suivi de deux de ses hommes portant son hamac de coton des Caraïbes. Il fit accrocher celui-ci aux poutrelles.

– On m'a logé dans une cambuse, expliqua-t-il. Je ne peux m'y retourner, encore moins y suspendre mon hamac. Je viendrai faire la sieste chez vous. De toute façon, il vaut mieux que nous ne nous séparions pas trop.

Angélique le laissa s'installer et partit à la recherche de Cantor. Ici, c'était comme à Port-Royal. On avait l'air de vivre le plus naturellement du monde. Un établissement français de la côte, aux derniers jours de l'été. Des pêcheurs saisonniers, des Indiens apportant des fourrures, quelques fermes, la forêt derrière, des allées et venues, des gens qui passaient apportaient des nouvelles, repartaient, d'autres qui campaient en attendant l'arrivée d'un navire, la possibilité d'un départ pour l'Europe ou pour Québec. On commerçait, on devisait, on faisait des plans, des projets, le milieu du jour endormait tout le monde, le soir, au contraire, suscitait une animation un peu factice, dans une réaction d'oublier qu'on était loin des siens, sur un continent sauvage. On allumait des feux sur la plage, les pipes se bourraient, Nicolas Parys tenait table ouverte, tandis que la ritournelle d'un biniou breton s'élevait quelque part dans l'obscurité. Tard dans la nuit, on entendrait des matelots revenir, saouls, du village indien.

On paraissait réunis entre braves gens, liés par la promiscuité de l'exil.

Comme à Port-Royal, Angélique retrouvait l'impression de s'être isolée des siens, de porter seule la charge d'un secret incommunicable. Par moments, elle aurait cru rêver, sans cette lettre du père jésuite, qu'elle portait dissimulée dans son corsage et dont la gêne lui rappelait d'étranges et catégoriques affirmations : « Un esprit succube exercé au mal... son nom vous est connu... c'est la duchesse de Maudribourg... elle se dit mandatée par vous... »

Ambroisine chargée par le père d'Orgeval de circonvenir « par l'intérieur les dangereux conquérants des rives de l'Acadie, installés à Gouldsboro... Ce n'est pas elle pourtant qui avait pu l'égarer à Houssnock, ni l'envoyer au rendez-vous de l'îlot du Vieux-Navire. Alors ? Elle avait des complices. Et, fiévreusement, Angélique rassemblait les éléments qui lui permettaient cette thèse qu'Ambroisine n'agissait pas seule, qu'elle n'était que l'âme, l'instigatrice de cette vaste cabale montée pour les abattre et les achever sans rémission. Alors il fallait admettre que tout ou presque tout ce qui était arrivé au cours de cet été maudit avait été préparé intentionnellement pour atteindre ce but, même La Licorne venant se briser intentionnellement sur les rivages de Gouldsboro. Démentiel ! Ambroisine était à bord, elle n'aurait pas couru un tel risque, si folle qu'elle fût... Les Filles du roi ne se seraient pas laissé immoler ainsi... Il fallait tout de même se souvenir que les malheureuses n'avaient été sauvées que in extremis et une partie de l'équipage avait été massacrée, l'autre noyée...

Quels étaient les survivants de l'équipage ? Le mousse et le capitaine. Job Simon qui le premier avait dénoncé l'attentat, criant que des naufrageurs les avaient attirés sur des récifs et achevés à coups de gourdin... Son désespoir, devant la perte de son navire, n'était pas feint. Mais à son sujet il restait un fait inexplicable. C'est que ce capitaine de navire ne parût pas réaliser l'erreur qu'il avait commise, en se retrouvant dans la Baie Française alors qu'il était censé se diriger sur Québec. N'était-il pas fou, lui aussi ? Le regardant déambuler au loin, en balançant ses longs bras, dégingandé et voûté, sa hure puissante tendue en avant comme s'il cherchait en vain quelque chose et branlant du chef de temps à autre, Angélique se le demanda. Tous ces pauvres gens paraissaient désormais trop gravement touchés par leurs malheurs. Et c'était faux, comme elle en avait eu l'impression tout à l'heure, que les apparences demeurassent sereines et normales. Les yeux, comme dessillés, notaient l'expression hagarde, ou soupçonneuse, ou effrayée de certains regards, des pâleurs, des traits, creusés, des rides soudain sugies au coin de lèvres amères, une volonté de silence, un air de hantise, ou bien une hostilité sourde qui se traduisait par des dos tournés sur son passage ou, au contraire, des regards la suivant avec trop d'insistance.

Elle parcourut l'établissement de part et d'autre, à la fois consciente de l'atmosphère, mais aussi indifférente car son esprit était occupé par un problème plus taraudant. Elle ne trouva pas Cantor. Après avoir longé la plage, elle remonta vers le hameau. Les maisons étaient groupées autour d'une sorte de placette d'où l'on pouvait voir plus loin sur l'horizon. Elle s'arrêta la main en auvent sur les yeux, avec l'espoir craintif d'apercevoir sur l'étendue pailletée d'or de la mer, une mer couleur de miel et comme déjà touchée par la mélancolie de l'automne, une voile qui grandirait se dirigeant vers l'entrée de la Baie. Mais l'horizon était vide.

En se retournant, elle vit Ambroisine arrêtée derrière elle.

Les yeux de la duchesse étincelaient.

– Vous vous êtes permis de fouiller dans mes bagages, dit celle-ci, d'une voix métallique et frémissante. Bravo ! Ce ne sont pas les scrupules qui vous étouffent !

Angélique haussa les épaules.

– Des scrupules ? Avec vous ?... Vous plaisantez.

Elle comprenait, à voir se pincer et frémir le nez délicat de la jeune veuve, sous l'effet de la colère, qu'elle avait trompé celle-ci dans ses estimations habituelles. Choisissant souvent ses victimes parmi des gens de bonne compagnie, des esprits élevés, disposés à voir en leur prochain le meilleur, elle comptait sur leur délicatesse native et les réactions de leur éducation pour les duper impunément, et basait son action sur leur incapacité à user pour leur défense de vils moyens qu'elle employait elle-même pour l'attaque : mensonge, calomnie, indiscrétion...

Or, elle commençait à comprendre qu'elle avait rencontré en Angélique une hermine qui ne craignait pas les taches de boue.

– Vous avez pris cette lettre, n'est-ce pas ?

– Quelle lettre ?

– Celle du jésuite, du père de Vernon ?

Angélique l'observa en silence comme si elle voulait donner à ses pensées le temps de la réflexion.

– Voulez-vous dire que vous aviez cette lettre en votre possession ? Comment cela est-il possible ? Ainsi vous ne reculez devant rien. Vous avez fait tuer l'enfant qui me l'avait apportée, n'est-ce pas ? Vous l'avez fait tuer par vos complices ? Je me souviens maintenant : il cherchait à se faire entendre, il disait : « « Ils » me suivent, « ils » veulent me tuer, pour l'amour du ciel, aidez-moi... » Et moi je ne l'écoutais pas ! Pauvre enfant !... Jamais je ne me le pardonnerai... Vous l'avez fait assassiner !...

– Mais vous êtes folle ! s'écria Ambroisine d'un ton suraigu, que me baillez-vous là avec cette histoire de complices ? C'est la deuxième fois... Je n'ai pas de complices...

– Alors comment cette lettre a-t-elle pu parvenir entre vos mains ?

– La lettre était sur la table entre nous. Je l'ai prise, c'est tout...

C'était vraisemblable.

« Mais pourquoi l'enfant s'est-il enfui ? pensait Angélique, quand elle est entrée... Il avait peur d'elle comme le petit chat... Il savait qu'elle était habitée par le mal ; mais où est-il maintenant ? »

Elle songeait au petit Abbial, à l'enfant suédois qui était venu lui demander secours après la disparition de son bienfaiteur. Impardonnable !

– Vous avez cette lettre, j'en suis certaine, reprit Ambroisine, mais tant pis pour vous. Ne croyez pas qu'elle pourra vous servir de quelque façon que ce soit contre moi. Le jésuite est mort. Les paroles d'un mort sont toujours sujettes à caution. Je dirai que vous l'aviez envoûté, que vous lui avez soufflé cette lettre pour me perdre parce que moi j'étais sur le point de dénoncer les turpitudes qui régnaient à Gouldsboro, je dirai que vous l'aviez débauché, qu'il était votre amant... Et c'est vrai qu'il vous aimait ! Cela éclatait aux yeux. Je dirai que quand vous avez eu cette lettre truquée en votre possession et certaine de vous disculper par ce témoignage, vous l'avez fait assassiner à Gouldsboro, dans votre repaire de bandits et d'hérétiques, qui sait de quelle façon il est mort, là-bas ? Quel témoin croira-t-on parmi eux qui se présenteront ? Sinon moi-même qui étais présente alors. Qui pourra raconter à Québec comment j'ai vu un horrible Anglais se jeter sur le malheureux ecclésiastique et le tuer sauvagement tandis que la foule, et vous-même au premier rang, l'encouragiez de vos cris et de vos rires dans son forfait... Je dirai combien je suis restée frappée d'avoir assisté à un pareil spectacle et quelle difficulté j'ai eue à quitter ces lieux maudits, sur lesquels vous régniez, sans risquer moi-même de perdre la vie...

Elle eut un geste de sa main gracieuse et qui semblait inviter Angélique à assembler autour d'elles les habitants de Tidmagouche.

– Allez-y... Désignez-moi !... Criez, voici la Démone !... C'est la duchesse de Maudribourg... Je vous la dénonce expressément... Qui vous croira ? Qui vous soutiendra ?... Votre légende est déjà bien accréditée chez ces Français du Canada ou d'ailleurs, et je n'ai point manqué depuis que je suis ici d'y ajouter quelques détails piquants... À leurs yeux, vous êtes impie, dangereuse, malfaisante, et jusqu'à présent votre conduite n'est point venue m'apporter de démenti... Vous êtes sortie des bois accompagnée de vos sauvages, vous vous êtes acoquinée avec ce Villedavray. qui est haï et considéré comme le plus grand voleur qu'on ait jamais eu comme gouverneur dans la région, et... Vous a-t-on vue au Saint-Sacrifice de la messe, ce matin ?... Moi, j'y étais...

Elle secoua la tête avec un rire léger.

– ... Non, madame de Peyrac... Cette fois, votre beauté ne vous sauvera pas. Ma position est trop forte... Si loin que vous alliez brandir votre lettre à Québec ou ailleurs... Entre vous et moi, c'est moi que Sébastien d'Orgeval croira.

– Vous connaissez donc le père d'Orgeval ? interrogea Angélique.

Ambroisine tapa du pied avec rage.

– Vous le savez parfaitement puisque vous l'avez lu. N'essayez pas de jouer au plus fin avec moi, vous ne gagneriez pas.

Elle tendit la main.

– Rendez-moi cette lettre.

Les yeux étincelaient et lançaient des flammes. Angélique songea qu'il émanait de sa personne une méchanceté si impérative que des personnes simples et émotives devaient se laisser facilement subjuguer et effrayer lorsqu'elle s'adressait ainsi à elles et lui obéir comme en état second. Elle ne se laissa pas démonter et dit à mi-voix :

– Calmez-vous ! On nous regarde de loin et votre réputation de vertu et de bénignité risque de souffrir de vos petits mouvements d'humeur.

Elle passa devant Ambroisine et regagna sa demeure.

La nuit, s'étant barricadée, elle acheva de lire la lettre du jésuite, à la lueur de la chandelle.

Dans les dernières lignes de sa missive, le père de Vernon avait paru montrer quelque hâte.

« J'aurais d'intéressantes observations à vous communiquer sur l'établissement de Gouldsboro mais la place et le temps me manquent ici. Je vais remettre ma lettre au messager de Saint-Castine. Je vais quitter la place car je ne suis plus en sécurité. Je ne veux pas cependant trop m'éloigner de la région car il me semble que ma présence peut en quelque sorte suspendre dans la mesure du possible les maléfices qui y rôdent. Le mieux serait pour vous d'essayer de me joindre au village de X où je dois trouver le père Damien Jeanrousse. Nous nous concerterons et je vous transmettrai de vive voix les observations sur lesquelles j'ai étayé mes jugements. »

Suivaient des formules de politesse qui malgré une certaine tournure un peu formelle révélaient l'affection et le respect que se portaient mutuellement les deux religieux.

Angélique avait renoncé à parler de cette lettre à son fils et au gouverneur. Elle ne se dissimulait pas qu'Ambroisine avait raison lorsqu'elle disait : « Qui vous croira ? » Qui la croira ? Une telle epître habilement commentée pourrait se retourner contre elle, Angélique. Elle n'en pouvait tirer aucun indice venant étayer sa thèse qu'Ambroisine avait des complices, qu'elle n'agissait pas seule, qu'elle n'était que l'âme, l'esprit dirigeant d'un vaste complot, conçu pour les détruire contre toute raison. Hors d'un certain contexte les déclarations du jésuite paraîtraient folles, inacceptables. Le fruit d'une hypnose. Il n'était plus là pour révéler et pour prouver les faits et déductions qui l'avaient amené à ses conclusions. Les accusations contre Ambroisine paraissaient sans fondement tant au point de vue théologique que politique. Elles portaient contre une personne de haute noblesse, de grand renom et qui avait quelque réputation dans les hautes sphères des sciences religieuses et il semblait qu'elle eût assez habilement partagé ses terrains d'action gardant une réputation irréprochable parmi ceux dont elle voulait le soutien et l'approbation et se déchaînant lorsqu'elle était certaine de pouvoir faire tourner toute délation à son avantage.