Celle-ci se rengorgea. Elle réunissait en sa personne tous les signes de l'éducatrice pour nobles familles, certainement elle-même d'origine hobereaute remontant à Saint Louis et tombée dans la pauvreté comme eût pu être la tante Pétronille qui avait élevé et éduqué tous les enfants de Monteloup. D'un âge incertain, sèche, vraiment laide, sévère, elle ne paraissait cependant pas méchante, comme l'avait suggéré Castine.

– Je vous félicite pour vos élèves, lui dit Angélique. En nos contrées, c'est un vrai miracle de rencontrer des enfants de France aussi bien élevés.

– Oh ! Je ne me fais pas d'illusions, soupira Mlle Radegonde de Ferjac. Dès que ces garçons seront grands, ils courront les bois et les sauvagesses, et ces filles, il faudra les envoyer au couvent ou en France pour les marier.

– Moi, je ne veux pas aller au couvent, dit une gentille fillette de huit ans à l'air éveillé, je veux aussi courir les bois.

– Elle n'a en tête que de marcher pieds nus, soupira la gouvernante en caressant les cheveux bien édifiés en boucles de sa pupille.

– J'étais ainsi quand j'étais enfant, sourit Angélique, et je crois qu'elle s'entendrait bien avec Honorine.

– Qui est Honorine ?

– Ma petite fille.

– Quel âge a-t-elle ?

– Quatre ans.

– Pourquoi ne l'avez-vous pas amenée avec vous ?

– Parce qu'elle est restée à Wapassou.

Il fallut répondre à un très grand nombre de questions sur Wapassou et Honorine.

Durant ce temps des serviteurs étaient entrés, déposant sur la longue table de bois toutes sortes de plats garnis de victuailles et des pichets de boissons.

Des chandeliers d'argent étaient allumés aux extrémités de la table.

– C'est parfait, Radegonde, dit Mme de la Roche-Posay avec satisfaction.

– Est-ce pour nous, tout ce déploiement ? interrogea Angélique. Nous sommes confus de vous causer tant de peine.

– Il le faut, dit la gouvernante péremptoire. Ces enfants ont trop rarement l'occasion de se produire dans le monde. Dès que j'ai su qu'on avait entendu la chaîne d'ancre d'un navire dans le port, j'ai fait habiller les enfants et mis en route les cuisines.

– Et si ç'avait été l'Anglais ?

– Nous l'aurions accueilli à coup de boulets, lança un pétulant petit garçon.

– Mais tu sais bien que nous n'avons plus de munitions, lui reprocha une de ses sœurs aînées.

– Oh ! un soldat français, s'écrièrent-ils tous en découvrant Adhémar. Quelle chance ! Si l'Anglais arrive, nous aurons quelqu'un pour nous défendre.

Ils coururent à lui et lui firent fête.

– Vous nous apprendrez à tirer le canon, n'est-ce pas, soldat ? lui demandèrent les garçons.

– Combien de temps restez-vous avec nous ? interrogea Mlle Radegonde tournée vers Angélique et Ambroisine. C'est que dans deux jours nous donnons une petite fête en l'honneur de l'anniversaire du débarquement de Champlain en ce lieu. Nous jouerons une pièce de théâtre, il y aura festin...

Chapitre 2

Il n'était pas là. Elle avait toujours su qu'il ne serait pas là ! Joffrey ! La paix de Port-Royal lui tomba sur les épaules comme une chape de plomb. Une idée la traversa, fugitive et terrifiante.

« Un piège ! un nouveau piège !... » Colin avait raison de ne pas vouloir me laisser partir...

Tout lui parut suspect. Le calme du soir, la sérénité biblique des habitants, le rire des enfants, l’affabilité de Mme de la Roche-Posay. On lui cachait quelque chose. On savait ! Elle seule ne savait pas. C'était irrespirable.

Elle était venue donner tête baissée dans un piège ; qui le lui avait tendu ?...

Elle écouta Mme de la Roche-Posay répéter qu'elle était sans nouvelles de son époux et se plaindre une fois de plus que ces messieurs en prenaient un peu trop à leur aise, prenant prétexte de la situation politique pour abandonner leurs épouses...

Que voulait-elle lui faire entendre ?

Angélique, au cours du souper, tendit l'oreille à ces plaintes, cherchant à deviner les mots, le sens caché, la menace ou la mise en garde...

La châtelaine disait que M. de Peyrac voyait grand, qu'elle craignait que son mari ne s'illusionnât, que tout cela pour un établissement français se solderait par une nouvelle incursion des Anglais venant les piller et les ruiner par représailles et que, naturellement, cela arriverait en l'absence du marquis et lorsqu'on serait tout à fait à bout de munitions pour se défendre.

– M. de la Roche-Posay ne vous a-t-il pas laissé entendre combien de temps durerait cette expédition au fond de la Baie Française ? demanda Angélique qui, elle aussi, se répétait dans le désir d'obtenir quelques bribes d'espoir.

– Pas plus que le vôtre ! gémit la marquise, je vous le dis ! Les messieurs ont autre chose en tête que nos inquiétudes.

Angélique se persuadait qu'il y avait dans ses paroles un sous-entendu ou un avertissement qui lui échappait.

Elle remarqua qu'Ambroisine de Maudribourg au cours du repas, contrairement à son habitude, ne cherchait pas à accaparer la conversation et à la mettre sur un sujet scientifique qu'on ne lui aurait certes pas disputé, mais, au contraire, restait silencieuse. Elle ne prononça pas un mot, mangeant du bout des dents, avec une expression d'anxiété et même d'angoisse sur son visage pâle.

Elle voulut accompagner Angélique jusqu'au seuil de la maisonnette qui lui avait été dévolue et où l'on avait fait déposer sa malle, son sac et le coffre aux scalps de Saint-Castine.

Angélique la sentait tendue, en proie à un souci grave.

Au moment de la quitter, elle prit les deux mains d'Angélique dans les deux siennes qui étaient glacées.

– Voici le moment venu, fit-elle d'une voix qu'elle essayait de raffermir. J'ai reculé ce moment, mais c'est lâcheté de ma part. Angélique, vous ne méritez pas que l'on vous trompe et que l'on vous mente. C'est pourquoi je parlerai, quoi qu'il m'en coûte... J'ai trop d'affection et de respect pour vous...

Angélique s'était accoutumée aux préoccupations oratoires et aux préambules alambiqués de la duchesse, mais, curieusement, cette fois, chaque mot atteignait en elle un point sensible d'angoisse et d'appréhension, une peur affreuse l'envahit. Elle sentait ses jambes se dérober sous elle, le cœur lui manquant, cette perte brusque de la sensation, comme dans une chute, un cauchemar. Qu'allait-il lui arriver encore ?... Que lui faudrait-il entendre qui ruinerait les bases sur lesquelles reposaient sa vie et toutes ses affections ?

– Je ne vous ai pas tout dit quand je vous ai demandé de m'accompagner ici, à Port-Royal, continuait Ambroisine, en réalité j'avais peur... Je savais qu'il viendrait... et je ne me sentais pas de force peut-être à résister à son charme... alors je me suis dit que si vous étiez là... cela serait plus facile... cela nous sauverait toutes deux de cette terrible tentation... Et maintenant que vous êtes là, je me sens un peu rassurée, j'ai moins peur... Mais il faut que la situation soit nette, que vous soyez avertie... Je ne peux vivre dans le mensonge... J'ai assez souffert d'être obligée de vous cacher les avances qu'il m'a faites... Ce n'est pas dans mon caractère de dissimuler ainsi... Pourtant, je m'y trouvais contrainte... il me l'avait demandé expressément...

– Mais de qui parlez-vous ? réussit à placer Angélique.

– Mais... de lui, s'écria Ambroisine avec désespoir, de qui voulez-vous donc que ce soit ?...

Elle lâcha les mains d'Angélique et se voila le visage.

– Joffrey de Peyrac, fit-elle d'une voix étouffée, votre époux... oh ! quelle honte pour moi que cet aveu... pourtant je n'ai rien fait, je vous le jure, pour provoquer sa passion... Mais le charme d'un tel homme, comment y résister... Refuser, pour le moins, de l'entendre... Lorsqu'il me disait quel plaisir rare il éprouvait à converser avec moi, lorsqu'il me pressait de l'attendre à Port-Royal, il me semblait que l'inflexion même de sa voix me promettait un paradis que je n'avais jamais rencontré... Quelle épreuve pour moi, et quelle impasse que cette rencontre ! Non seulement je craignais pour mon âme et son salut une tentation subtile et délicieuse mais vis-à-vis aussi de vous, Angélique, qui avez été si bonne à mon égard et bien qu'il m'affirmait que vous étiez l'un et l'autre, par un accord tacite, libres de vos amours, j'éprouvais mille remords. C'est une des raisons pour lesquelles je suis revenue si impulsivement à Gouldsboro...

Fuir... le fuir... vous retrouver... Je suis peu préparée à de telles situations sentimentales bouleversantes...

Elle laissa glisser les mains de son visage et considéra Angélique d'un air perplexe et effrayé, cherchant à deviner sa pensée.

Angélique n'était pas en état de prononcer un seul mot.

Elle souffrait d'une façon étrange, comme en suspens, comme si elle ne pouvait décider de quel côté elle allait tomber, ni ce qu'elle devait accepter ou rejeter de ces propos qui transperçaient son cœur.

– D'une certaine façon, reprit doucement Ambroisine, pardonnez-moi de le dire, mais convenez qu'il est difficile de ne pas être séduite et fascinée par un tel homme. Un moment même, j'ai eu l'illusion qu'avec lui je pourrais être heureuse. Mais voyez, je suis franche. Je ne veux pas me faire passer pour meilleure que je ne suis... J'ai trop souffert par les hommes. Je crois qu'il y a en moi quelque chose de brisé... d'irrémédiable. Même avec lui... je n'aurais pu... Alors pourquoi vous trahir vilainement, vous qui êtes la plus exquise des femmes... Je préfère me conduire en amie loyale...

Elle voulut prendre les mains d'Angélique qui retira la sienne vivement.

– Vous ai-je blessée ? fit Ambroisine. Vous lui vouez donc plus d'attachement que je ne croyais ? J'avais cru comprendre qu'il y avait entre vous une certaine froideur.

– Qui a pu vous faire comprendre cela ?

– Mais... lui... Comme je lui faisais remarquer que j'entendais mal ces déclarations de sa part, à lui, l'époux d'une femme si belle et séduisante, il me dit qu'on se lasse de la beauté quand elle n'est pas accompagnée de la fidélité du cœur, qu'aussi bien il s'était résigné depuis longtemps à ne point réclamer l'exclusivité de votre beauté, que vous aviez droit à votre indépendance.

– Mais, c'est fou, s'écria Angélique hors d'elle, il n'a pas pu dire cela... Ce n'est pas lui, ce n'est pas lui !

– Vous mentez !...

Ambroisine la considérait atterrée.

– Oh ! Qu'ai-je fait ? murmura-t-elle. Vous souffrez !

– Non ! jeta Angélique farouche, j'attendrai pour souffrir d'être devant les faits...

– Qu'appelez-vous les faits ?...

– Qu'il me le dise lui-même.

– Vous ne me croyez donc pas ?... insista la duchesse. (Elle ajouta avec un égoïsme puéril.) Oh ! que vous me faites mal !...

– À moi aussi vous me faites mal !... jeta Angélique dans un cri qu'elle ne put retenir.

Elle avait l'impression qu'elle allait éclater. En cris, en sanglots. Ou tomber là, raide morte...

Ambroisine parut enfin comprendre combien elle était atteinte.

– Qu'est-ce que j'ai fait ? Oh ! Qu'est-ce que j'ai fait ? répéta-t-elle. Je ne vous croyais pas si amoureuse !... Si j'avais su, je n'aurais pas parlé... J'ai préféré vous prévenir, par loyauté... Afin que vous puissiez vous défendre à temps... Mais j'ai eu tort...

– Non, fit Angélique avec effort, comme vous le dites, il faut être prévenue... à temps !...

Chapitre 3

Elle restait étourdie de ces révélations contradictoires. Pendant un assez long temps, lorsqu'elle se fut retirée dans la maisonnette qui lui avait été allouée, elle demeura assise sur le bat-flanc, garni d'un matelas de varech, sans même songer à s'étendre et à chercher un peu de sommeil.

Étourdie était le mot. Elle flottait entre deux eaux, elle était dans un état second. Elle essayait de s'imaginer Joffrey, s'adressant à Ambroisine en ces termes de séduction dont elle connaissait le pouvoir sur elle-même, la chaleur de son regard, l'inflexion tendre et caressante de sa voix, qui enveloppait la jeune femme d'un charme difficile à rompre ou à fuir.

Cela paraissait à la fois plausible et inconcevable... Plausible ! Le charme ambigu, un peu déchirant, mystérieux de cette femme étrangère, surgie des eaux, l'éclat de ses dents au bord de la pulpe rose des lèvres dans ce sourire incertain, timide et difficile à naître qui était le sien, la gravité de ses larges yeux sombres, un vertige nocturne où bien des hommes devaient se laisser prendre, la fascination d'un esprit féminin formé de mille facettes surprenantes : science, sagesse, puérilité, gaieté et désespoir, candeur et ruse, et quoi donc encore... la beauté, la grâce... tout pour faire tomber un homme la tête la première dans le gouffre ouvert sous ses pas.