Angélique, malgré l'arme qu'elle tenait entre ses mains avec ce témoignage, demeurait en position instable. Mais elle préférait ne pas trop réfléchir et garder ce soir-là le réconfort d'avoir retrouvé avec la lettre du père de Vernon un ami qui, au delà de la mort, veillerait encore à la défendre.

Chapitre 9

Le deuxième jour de leur arrivée à Tidmagouche, le lieutenant de Barssempuy demanda un entretien à Angélique. Il avait une requête à lui présenter.

Nonobstant qu'il lui avait joué un mauvais tour à la pointe Maquoît, puisque, comme lieutenant de Barbe d'Or, c'était lui qui l'avait capturée, elle s'entendait assez bien avec ce jeune seigneur d'aventures, capable comme ses pareils du meilleur et du pire, mais non sans qualités foncières. Il était courageux, chevaleresque, entreprenant, nanti d'une bonne éducation reçue au fond de quelque château, où il avait grandi, sans doute, cinquième ou sixième d'une nombreuse famille de nobles ruinés. Maintenant que tout s'était arrangé avec les pirates du Cœur-de-Marie, que Barbe d'Or était devenu le gouverneur de Gouldsboro, Barssempuy, son lieutenant, professait le plus parfait dévouement à l'égard du comte et de la comtesse de Peyrac.

C'était lui qui, au moment du naufrage de La Licorne, avait trouvé Marie-la-Douce blessée dans les rochers. II l'avait ramenée dans ses bras et en était tombé fort amoureux. Malheureusement, le départ de Mme de Maudribourg avec ses protégées pour Port-Royal avait interrompu cette idylle.

Angélique remarqua qu'il avait les traits creusés et n'affichait plus son air de pirate sans peur et sans reproche, heureux de vivre et de se retrouver vivant chaque soir. Il lui demanda un entretien, mais comme Villedavray, qui se prélassait dans son hamac, n'avait pas l'air disposé à se retirer, il affirma qu'il parlerait sans gêne devant M. le gouverneur. Aussi bien il s'agissait des paroles qu'Angélique et le marquis de Villedavray avaient échangées devant lui, hier matin, quand leur caravane était arrivée à la côte et qu'ils avaient discuté à propos de Mme de Maudribourg.

– M. le marquis lui-même m'a paru effrayé à l'idée de se retrouver devant elle. Alors j'ai compris que mon sentiment personnel pour cette femme dangereuse et perverse n'était pas faux et, maintenant plus que jamais, je tremble pour ma bien-aimée. Vous vous souvenez, madame, combien cette délicieuse jeune fille a inspiré mon amour. Cela fut dès le premier instant lorsque je la trouvai tout en sang. Et pourtant je suis un homme dur et je peux affirmer que jusqu'à ce jour je ne faisais que rire à la pensée que je pourrais, moi, me sacrifier à une passion si profonde. Pourtant c'est ainsi ! Et j'ai cru les premiers temps que cette jeune fille répondrait à ma flamme. Nous avons échangé quelques confidences. Elle est d'une excellente famille, mais, pauvre et sans dot, elle a été confiée à un couvent pour y prendre le voile comme sœur converse. C'est là qu'il y a environ deux ans, Mme de Maudribourg lui offrit de devenir sa demoiselle de compagnie. J'eus l'impression, à Gouldsboro, que je ne lui étais pas indifférent. Voyant l'attachement qu'elle portait à sa protectrice, j'allai trouver celle-ci afin de lui faire part de mon désir d'épouser Marie et je lui exposai mes titres et qualités. Mme de Maudribourg m'assura qu'elle en parlerait à Marie, puis me transmit peu après une réponse négative, me demandant de ne pas insister, que Marie était très sensible, trop droite et trop honnête pour avoir la moindre inclination pour un pirate qui, manifestement, avait du sang sur les mains, que cela lui faisait horreur, etc. Cela me porta un coup terrible, me bouleversa et m'accabla de telle sorte que je ne sais comment cela se fit ni comment elle s'y prit, cette noble dame pour me consoler, mais... je me retrouvai à passer la nuit avec elle... la duchesse...

Il avait l'air si étonné en faisant cet aveu que Villedavray gloussa de rire dans son coin.

– Maintenant je comprends que je n'ai été qu'une de ses victimes innombrables, que Marie sans doute en est une autre, et je voudrais mettre tout en œuvre pour l'arracher à ses griffes. Le hasard a voulu que, vous escortant, je retrouve ici celle que j'aime, alors que je la croyais déjà voguant sous d'autres cieux, et ne jamais la revoir... L'occasion me semble offerte de la sauver... Mais elle me fuit. Vous, peut-être, pourrez lui parler, la convaincre de mon amour, de mon désir de l'aider.

– J'essaierai.

Depuis qu'elle avait découvert le véritable caractère d'Ambroisine de Maudribourg, Angélique s'interrogeait, non sans malaise, sur les rapports qui unissaient la « Bienfaitrice » aux jeunes femmes qui l'entouraient. Jeunes filles, sages, pieuses, recrutées dans les orphelinats de l'Hôtel-Dieu pour aller se marier en Nouvelle-France, telles que Marie-la-Douce, la raisonnable Henriette, la charmante et timide Mauresque, Antoinette, quelques autres encore, effacées, dociles, gentilles, une veuve discrète comme Jeanne Michaud et son petit Pierre, des demoiselles de petite noblesse, pauvres mais choisies pour la décence de leurs manières, leur esprit ouvert et cultivé, et même parfois une personnalité qui ne manquait pas de piquant et de caractère comme Delphine Barbier du Rosoy ou Marguerite de Bourmont. Sans parler de la vieille duègne Pétronille Damourt, brave et bonne quoique un peu simple.

Or, certaines d'entre elles connaissaient la duchesse depuis longtemps. Pétronille semblait presque l'avoir élevée. D'autres seulement depuis quelques mois, lorsqu'elle les avait retenues pour l'expédition en Nouvelle-France. Toutes sans exception l'adoraient. Elle n'avait vu que Julienne – une fille des rues qui déparait dans le lot et qui avait dû s'y glisser pour échapper à un départ pour les îles – qui la détestait et l'avait d'ailleurs crié sans ambages.

Mais le dévouement des autres était sans bornes à l'égard de la duchesse.

N'y avait-il pas, même, dans ses manifestations quelque chose d'excessif, d'anormal ? Elle se souvenait de leur émotion délirante quand on avait annoncé que la « Bienfaitrice » était sauvée des eaux, comme elles s'étaient jetées à ses pieds, l'étreignaient, embrassant ses genoux, sanglotant de joie. Et en une autre circonstance, le premier soir, lorsqu'elles craignaient que la duchesse ne trépassât, leur affolement disproportionné, leurs supplications pour qu'Angélique restât au chevet de la malade, toutes ces filles folles pendues à sa robe, leur insistance étrange... Que savaient-elles de la duchesse ?

Étaient-elles dupes, inconscientes, envoûtées, terrorisées ? La requête du lieutenant de Barssempuy lui offrait l'occasion d'en savoir plus long.

Elle aborda Marie-la-Douce, à l'abri d'une des maisons du hameau. La jeune fille était allée cueillir des fleurs sur la falaise et revenait par un sentier qui passait derrière cette cahute désaffectée. De là Angélique espérait que la duchesse ne la verrait pas parler à l'une de ses protégées.

Elle arrêta le mouvement de recul de Marie à sa vue.

– Ne fuyez pas, Marie. J'ai à vous parler sans témoins. Nous disposons de peu de temps.

Les fleurs aux doigts, la jeune fille la regardait sans pouvoir dissimuler son effroi. Elle était assez jolie avec une expression timide mais aussi primesautière qui intriguait. Son plus grand charme résidait en un cou ravissant, des yeux bleu de ciel, des cheveux blonds et légers, une grâce de fleur simple et fragile. Mais elle avait beaucoup maigri ces derniers temps, sans doute épuisée, mal remise de ses blessures par tant de voyages et de changements.

Elle était pâle. Sa peau et ses lèvres semblaient gercées par la sécheresse et le sel. Surtout elle avait une expression traquée que traduisaient ses prunelles dilatées, un peu fixes, sa bouche entrouverte comme si le souffle lui eût manqué. Angélique aussi se sentait à l'intérieur d'elle-même comme un câble tendu à se rompre.

Il n'y avait pas de temps pour les détours entre elles.

– Marie, dit-elle. Vous, vous « les » avez vus ? Vous répétiez lorsqu'on vous a amenée à moi : « Les démons, je les vois, ils me frappent dans la nuit... » Vous avez vu ces hommes qui sont sortis de la nuit avec des gourdins pour achever les naufragés... Maintenant, parlez, dites-moi tout ce que vous croyez savoir, soupçonner... Il faut que ces crimes s'arrêtent... C'est elle, c'est elle, n'est-ce pas, qui leur donne des ordres ?...

La jeune fille l'avait écoutée d'un air terrifié. Elle ne put que secouer la tête en une dénégation affolée.

– Vous vivez près d'elle, dans son intimité, depuis deux années, insista Angélique qui avait l'impression que les minutes lui étaient comptées, vous ne pouvez pas ignorer qui elle est. Maintenant vous devez parler afin de m'aider, avant que nous soyons tous morts, détruits... Parlez.

Marie-la-Douce eut un sursaut de brûlée.

– Non, jamais, dit-elle, farouchement.

Angélique l'attrapa vivement par son poignet frêle.

– Pourquoi ?

– Je ne peux oublier ce qu'elle a fait pour moi. J'étais seule au monde, sans autre avenir que les murs de ce couvent. Elle s'est intéressée à moi, m'a permis de revivre, de m'épanouir, d'être heureuse enfin...

Elle baissa les paupières.

– C'est bon d'être aimée, murmura-t-elle.

Jusqu'à quel point l'amoralité habile d'Ambroisine avait-elle abusé de la naïveté d'une jeune fille orpheline, maintenue dans un esprit d'enfance par sa nature rêveuse, la solitude et l'ignorance de la vie. Il était difficile de le déceler.

– Si ce n'était que cela, dit Angélique en pesant ses mots, je ne vous jugerais pas. Mais elle est pire que cela, vous le savez. Elle est capable de tout. Un abîme de perdition, le Mal à l'état pur. Aimée, dites-vous ? Barssempuy vous aimait. Il voulait vous épouser. Vous a-t-elle seulement mise au courant de sa démarche ? Non, je le vois à votre expression stupéfaite. Peut-être même a-t-elle médit de lui devant vous, tandis qu'elle lui faisait savoir que vous le repoussiez... et qu'elle le séduisait pour son propre compte. Et c'est cette femme-là, diabolique, effrayante, qui vous a pris votre bien-aimé, que vous voulez défendre, protéger d'un châtiment mérité ! Parlez, je vous en conjure. Parlez !

– Non ! Je ne sais rien, s'écria la jeune fille en se débattant, je vous assure que je ne sais rien...

– Si. Vous soupçonnez, vous devinez, vous vivez trop proche d'elle pour ne pas remarquer certaines choses... Elle a des complices, n'est-ce pas, ces naufrageurs qui ont voulu vous tuer sur la plage ? Voyez, elle vous a sacrifiée, immolée comme les autres...

– Non, pas moi...

– Que voulez-vous dire ? Pourquoi pas vous ?...

Mais arrachant son poignet à l'étreinte d'Angélique, Marie-la-Douce s'enfuit courant comme une folle pourchassée...

Il faudrait essayer encore, se disait Angélique. Maintenant, elle savait que l'entourage de la duchesse pourrait lui apporter des renseignements précieux. Mais on venait de comprendre que ce ne serait pas facile. Ces êtres jeunes, vulnérables ou trop simples, étaient maintenus dans le silence par la terreur, la honte, la docilité, l'habitude inhérente aux gens du peuple de ne pas juger les affaires des grands selon la mesure du commun. La sottise, l'ignorance, la naïveté, l'innocence. Comme Ambroisine avait su user habilement de tout cela pour parvenir à ses buts !

– Vous semblez triste, lui dit Villedavray qui se balançait dans son hamac en grignotant des grains de maïs que Cantor avait fait éclater sur des braises. Allons, ma chère Angélique, il ne faut pas se laisser assombrir ni prendre trop à cœur la vilenie de l'espèce humaine. La rencontrer, la supporter, cela fait partie de nos obligations terrestres. Il y a des compensations. Vous verrez, quand nous serons à Québec et que nous dégusterons un petit verre de rossoli, au coin du feu en écoutant votre charmant fils nous jouer de la guitare. Vous oublierez tout ça... Nous en rirons ensemble.

Mais, malgré ces encouragements, Angélique ne se sentait pas prête à rire de quoi que ce soit. Elle regardait sans cesse par la porte ou la fenêtre. Elle ne savait pas exactement ce qu'elle guettait ainsi. Peut-être la silhouette d'un voilier grandissant à l'horizon et pénétrant dans la rade ?

Vers la fin de l'après-midi, elle se précipita dehors car elle croyait distinguer un point infime dans l'éblouissement métallique de la lumière vers l'est. La main sur les yeux, elle resta en observation.

Elle entendit Delphine du Rosoy, non loin d'elle, héler Marie-la-Douce et lui dire :

– Mme de Maudribourg est allée cueillir des airelles avec Pétronille et la Mauresque. Elles vous attendent près de la croix bretonne pour les aider à porter les paniers...