La jeune fille s'éloigna par le chemin par lequel le matin les fidèles s'étaient rendus à la messe. Un instant, elle hésita se demandant si ce n'était pas l'occasion de renouveler sa tentative près de Marie. Celle-ci avait dû réfléchir. Même de loin Angélique avait pu discerner que la pauvre fille avait les yeux rouges et le visage ravagé. Mais en essayant de la suivre et de l'aborder sur le chemin de la falaise elle risquait de voir la duchesse de Maudribourg venir à leur rencontre. Elle rentra chez elle.
De son hamac, le marquis suivait les allées et venues du lieu tant par la porte que par la fenêtre.
– La pêche sera mauvaise aujourd'hui, émit-il, la morue sera mal salée et il y aura beaucoup de doigts coupés parmi les « trancheurs »...
– Pourquoi donc ?...
– Mme de Maudribourg est allée visiter ces messieurs. Je l'aperçois là-bas qui se mêle aux pêcheurs comme une reine à ses vassaux, escortée de notre capitaine breton qui fait des ronds de jambe. Il a beau se défendre d'être dur comme l'acier, elle le sidère...
Angélique suivit la direction de son regard et en effet, là-bas, au bord de l'eau près des échafauds où les Bretons s'activaient à leur besogne, elle distingua la silhouette d'Ambroisine retenant l'attention générale.
Elle avait une véritable cour, car un navire partant pour l'Europe faisait escale pour sa provision d'eau et mouillait dans la rade. Quelques passagers étaient descendus à terre se dégourdir les jambes.
– Si ce navire va sur la France ce serait peut-être pour moi l'occasion de confier un message pour une très chère amie que j'ai à Paris. Je vais aller voir.
Il quitta son hamac.
« Mais pourquoi Ambroisine a-t-elle envoyé Marie-la-Douce la rejoindre dans une direction opposée à celle où elle se trouvait ? » s'interrogeait Angélique.
Elle vint sur le seuil, regardant vers le promontoire. À quelques pas de la maison, Barssempuy, assez mélancolique et désœuvré, taillait un bout de bois.
La vue du jeune homme qui aimait Marie-la-Douce déclencha en elle, par une association d'idées, un réflexe subit, et elle se précipita vers lui.
– Venez vite, lui dit-elle à voix basse, venez vite avec moi. Monsieur de Barssempuy, Marie-la-Douce est en danger !
Sans questionner, il la suivit et ils s'engagèrent sur le sentier qui menait à la Croix bretonne.
– Qu'y a-t-il ? Que craignez-vous ? interrogea-t-il enfin lorsqu'ils furent hors de vue du village.
– Ils vont la tuer, répliqua-t-elle d'une voix hachée, peut-être suis-je folle, mais j'ai ce pressentiment. Ils vont la tuer. On m'a vue parler avec elle ce matin, on a dû l'interroger, lui faire avouer le sujet de notre entretien.
Ils couraient maintenant. Ils parvinrent essoufflés au promontoire où se dressaient la chapelle et la croix de bois.
– Elle n'y est pas, dit Angélique. Est-ce bien ici ? On l'a envoyée près de la croix bretonne...
– C'est plus loin, jeta Barssempuy. Une croix de pierre érigée, il y a deux siècles, par les pêcheurs bretons. À cette autre extrémité, là-bas...
– La plus haute falaise, dit Angélique avec désespoir. Venez vite, il ne faut pas qu'elle y parvienne. Nous n'avons pas le temps de contourner la crique, nous allons descendre par la plage. Nous la hélerons d'en bas...
Ils se laissèrent glisser non sans peine jusqu'à la grève qui était de galets et de cailloutis. Cela ne facilitait pas leur course. La falaise paraissait s'éloigner.
– Ah ! J'aperçois Marie, s'écria Barssempuy.
Une frêle silhouette féminine venait de se dessiner sur le ciel blanchâtre.
Elle s'avançait le long du promontoire vers la croix bretonne dressée tel un menhir celte à la toute extrémité.
– Marie, cria Angélique de toutes ses forces, Marie, arrêtez-vous ! Fuyez !
Trop loin ! La voix ne portait pas.
– Marie ! Marie ! cria Barssempuy à son tour. Ah !...
Le même hurlement fou leur échappa. Puis ils se turent ensemble, le cœur suspendu d'horreur devant la chute tourbillonnante du jeune corps.
– On l'a poussée, haleta Barssempuy hagard, j'ai vu... quelqu'un... survenir... par-derrière...
Ils se remirent à courir, titubant sur les cailloux, les rocs et les amoncellements de varech, trébuchant, dans un cauchemar.
Ils découvrirent Marie-la-Douce dans le creux d'un rocher, comme ce jour où Barssempuy l'avait trouvée, après le naufrage de La Licorne. Le jeune homme poussait des râles inconscients comme si un coup mortel venait de lui arracher les entrailles.
– Faites quelque chose, madame, faites quelque chose, je vous en prie.
– Je ne peux rien, dit Angélique agenouillée près du corps disloqué.
Et elle gémissait elle aussi inconsciemment tant la vue de ce jeune être gracile et timide ainsi massacré brisait le cœur.
Marie-la-Douce ouvrit les yeux.
Angélique eut conscience de l'esprit encore lucide qui veillait derrière ces prunelles bleues semblant refléter le ciel.
– Marie, fit-elle en retenant ses larmes, Marie, pour l'amour de Dieu qui va vous accueillir, dites-moi quelque chose... avez-vous vu votre assassin ? Qui est-ce ?... Dites-moi quelque chose, je vous prie, pour m'aider.
Les lèvres pâles bougèrent. Angélique se pencha afin de saisir les mots imperceptibles qui les franchissaient dans un souffle épuisé, le dernier.
– Au moment du naufrage... elle n'avait pas... ses bas rouges...
Chapitre 10
– Expliquez-moi tout, suppliait Barssempuy. Comment avez-vous su qu'on allait attenter à sa vie ?... Dites-moi qui sont ces criminels. Je les poursuivrai jusqu'au bout. Je les exterminerai.
– Je vous dirai tout si vous vous calmez.
Aidée de Villedavray, de Cantor et des deux autres hommes du Rochelais qui étaient venus avec eux, elle dut mettre tout en œuvre pour apaiser le désespoir du jeune homme, le convaincre de ne pas se livrer à des gestes extrêmes, criant à l'assassin parmi des gens déjà surexcités et alors que seuls la patience, la ténacité et le sang-froid pouvaient permettre de faire face à un ennemi aussi roué, et de le démasquer quel qu'il fût. S'il se savait accusé, soupçonné, il se méfierait désormais, et cela deviendrait plus difficile et plus dangereux de recueillir des indices, de trouver une piste. Le moment n'était pas encore venu d'accuser la duchesse. Tous les hommes présents subissaient son charme. Barssempuy serait traité de fou et il se trouverait certainement quelqu'un pour lui régler son compte sous un prétexte ou sous un autre. Il finit par se rendre à leurs raisons et resta assis près de la cheminée, morne et accablé.
Le lendemain, on conduisit Marie-la-Douce à sa dernière demeure. Les Filles du roi pleuraient. Elles parlaient de Marie-la-Douce, leur sœur et compagne. Elles disaient qu'elle n'était pas prudente, qu'elle voulait toujours aller cueillir des fleurs dans des endroits dangereux, qu'elle les trouvait plus belles... Elle était tombée...
À l'absoute, dans le petit cimetière aux pauvres croix de guingois, Angélique se trouva placée fortuitement près de Delphine Barbier du Rosoy. Cette jeune fille de noble famille lui était sympathique. Elle avait montré beaucoup de courage et de sang-froid au cours du naufrage de La Licorne, elle dominait nettement ses compagnes par son éducation, ses jugements, sa culture. Celles-ci se tournaient vers elle naturellement et Angélique avait remarqué qu'Ambroisine lui adressait la parole avec une certaine nuance de considération qu'elle n'avait pas pour les autres, comme si elle eût voulu la ménager, obtenir ses bonnes grâces ou déjouer la perspicacité, facilement en éveil, de Delphine.
Or, la voyant le visage couvert de larmes et sanglotant misérablement comme une enfant, ce qui n'était pas dans sa nature mesurée et sage, Angélique eut pitié.
– Puis-je vous aider, Delphine ? lui glissa-t-elle tout bas.
La jeune fille la regarda avec surprise puis s'essuya les yeux et se moucha en secouant la tête négativement.
– Non, madame, hélas ! Vous ne pouvez pas m'aider.
– Alors vous, aidez-moi, se décida Angélique brusquement. Aidez-moi à perdre le démon attaché à nos pas pour notre malheur à tous.
Delphine la regarda subrepticement puis resta silencieuse, la tête baissée. Mais sur le chemin du retour vers l'établissement, elle marmonna en passant près d'Angélique : « Je viendrai chez vous avec quelques-unes des filles un peu avant le repas de midi. Nous dirons que votre fils Cantor nous a proposé de nous chanter des chansons... »
– Chanter, bougonna Cantor. Ces belles n'ont guère de sens. On enterre une des leurs aujourd'hui et elles veulent des chansons, ça ne m'a pas l'air très futé comme prétexte...
– Tu as raison, mais c'est sans doute tout ce qui lui est venu en tête, pauvre Delphine ! Il y a des moments où l'on ne sait plus quoi inventer.
– Bon, je leur chanterai des cantiques, fit Cantor. Cela paraîtra plus sérieux !
Lorsque les jeunes filles se présentèrent, Angélique remarqua que c'était l'heure où Nicolas Parys venait faire sa cour à la duchesse. Elle entraîna Delphine à l'écart tandis que Cantor retenait l'attention du cercle.
– Delphine, dit Angélique, vous savez d'où vient le mal, n'est-ce pas ? Elle !...
– Oui, dit tristement la jeune fille. J'ai été dupe longtemps moi aussi, mais il m'a bien fallu me rendre à l'évidence. En France, personne ne pouvait se rendre compte, mais ici, il y a dans l'air quelque chose de... sauvage, de primitif qui contraint les personnalités à se montrer sous leur vrai jour. Peu à peu à Gouldsboro, à Port-Royal, j'ai vu clair, j'ai compris de quelle sorte elle était.
« Certes, auparavant, je n'approuvais pas qu'elle nous contraignît trop souvent à mentir pour dissimuler les crises dont elle était saisie... Par modestie, disait-elle, pour qu'on ne sût pas qu'elle était visitée par l'esprit de Dieu. J'aurais dû comprendre plus tôt que de telles crises relevaient de la folie ou de la possession, et non de l'extase mystique comme elle voulait nous en convaincre... Combien nous avons été naïves ! Il n'y avait que Julienne qui avait vu juste en elle, tout de suite. Et nous qui la détestions et la méprisions, pauvre fille ! Et maintenant, que devenir ? Nous sommes désarmées, abandonnées en son pouvoir, au bout du monde. Hier, quand je voyais ce navire en rade partant pour l'Europe, j'aurais tout donné pour pouvoir monter à bord, fuir n'importe où. Que Dieu nous prenne en pitié !
– Delphine, croyez-vous que la duchesse soit en relations avec un autre navire, des complices auxquels elle pourrait donner des ordres pour l'aider à exécuter ses desseins criminels ?
Delphine la regarda avec étonnement.
– N...non, je ne crois pas, balbutia-t-elle.
– Alors, pourquoi êtes-vous convaincue en votre for intérieur que Marie a été assassinée ? Par qui ? Même si cela s'est fait sur les ordres de votre bienfaitrice, ce n'est pas elle qui a pu la pousser au bord de la falaise. Elle était ici, chez les morutiers, je l'ai vue.
– Je... je ne sais pas... Il est difficile, impossible, de savoir tout d'elle, on dirait parfois qu'elle a un don d'ubiquité... et aussi elle ment tellement et ses mensonges ont un tel accent de vérité qu'on ne peut s'y retrouver, dire exactement si elle était à tel endroit ou non...
– Et... les dernières paroles de Marie... pouvez-vous me les expliquer ?... Elle a murmuré : « Au moment du naufrage elle n'avait pas ses bas rouges. »
Delphine la regarda fixement.
– Oui, c'est vrai, dit-elle, comme répondant à une question qu'elle n'avait jamais osé se poser à elle-même... ces bas rouges... qu'elle portait lorsqu'elle a débarqué à Gouldsboro, je ne les lui avais jamais vus auparavant... et je crois même pouvoir affirmer qu'elle ne les avait pas dans ses bagages à bord de La Licorne car je les ai souvent faits... Et si Marie-la-Douce a dit cela... elle le savait mieux qu'une autre puisqu'elle est descendue dans la barque avec elle...
– Que voulez-vous dire ?
– Je n'ai jamais été bien certaine de ce que j'ai vu. Il faisait si noir et après tout cela ne signifiait rien ! Après le naufrage, tout s'est brouillé dans ma tête. Je n'arrivais pas à remettre les événements en ordre. On disait que notre bienfaitrice était noyée et puis ensuite qu'elle avait été sauvée et qu'elle avait sauvé l'enfant de Jeanne Michaud. Il me semblait qu'il y avait quelque chose qui ne concordait pas. Mais maintenant, je suis sûre ; c'est avant que La Licorne donne sur les récifs que j'ai vu la duchesse avec Marie, l'enfant et le secrétaire qui prenaient place dans un canot. Presque aussitôt on a entendu ces craquements horribles et on a crié : « Sauve qui peut, nous périssons. »
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