– Alors tout s'expliquerait. Elle a quitté le navire avant sa perte. Pendant les deux jours où on l'a crue perdue elle rejoignait des complices à leur bord, sans doute ce voilier dissimulé dans les îles et que nous avons aperçu, elle y trouvait des vêtements de rechange, comme ces bas rouges qu'elle a inconsidérément enfilés avant de débarquer comme une naufragée misérable sur notre rive.
– Mais Marie ? Elle était aussi parmi les noyés... Faudrait-il envisager que du canot ils l'aient jetée à l'eau... Non, non, ce serait trop horrible.
– Pourquoi pas ! Tout est horrible, dans cette affaire, tout est possible... tout !... de toute façon nous ne saurons jamais... Marie est morte.
– Non ! Non ! répétait Delphine avec angoisse. Non, ce n'est pas possible. C'est moi qui dois me tromper... Nous avions déjà donné sur les récifs quand j'ai vu cette scène... Je ne suis plus certaine de rien. C'était la nuit. Ah ! Je vais devenir folle...
Il y eut un remue-ménage du côté de la porte de la maisonnette.
– Elle ? murmura Delphine en pâlissant d'effroi.
Ce n'était heureusement que Pétronille Damourt qui venait rappeler ses ouailles à la décence et à la discipline.
– Vous deviez travailler au ravaudage de vos hardes en disant le chapelet. Vous avez profité de ce que je faisais un petit somme pour venir vous distraire. Madame sera très mécontente !...
– Soyez indulgente à la jeunesse, chère Pétronille, intervint Villedavray déployant toute sa galanterie enjôleuse pour calmer la duègne. La vie est si triste sur cette plage, à attendre on ne sait quoi ? Comment pourraient-elles rester insensibles à la grâce d'un beau jeune homme armé d'une guitare ?
– C'est inadmissible !
– Allons ! Allons ! vous vous faites plus sévère que vous n'êtes. Vous aussi méritez un peu de distractions. Venez vous asseoir avec nous. Aimez-vous les grains de maïs éclatés ? Avec un peu de cassonade dessus, c'est une friandise délicieuse...
– Pétronille, chuchota Delphine à l'oreille d'Angélique, c'est elle qu'il faut questionner. Essayez de la faire parler. Elle est un peu simplette. Mais elle est au service de Mme de Maudribourg depuis plusieurs années et elle se rengorge volontiers de ce que la duchesse lui accorde toute sa confiance. Elle a dit parfois qu'elle savait bien des choses qui en effraieraient beaucoup, mais qu'on ne peut vivre intimement avec une personne aussi sainte et qui a des extases et des visions sans partager de terribles secrets.
Chapitre 11
Depuis un instant Cantor avait cessé de gratter sa guitare. Il dressait l'oreille.
– Qu'est-ce ?... Ces bruits qu'on entend ?
Venant du fort, des aboiements lointains et forcenés parvenaient jusqu'à eux.
Le jeune garçon alla sur le seuil, saisi d'un pressentiment.
– Les chiens de Terre-Neuve ! À qui en veulent-ils ?...
Les aboiements furieux s'enflaient. Dans leur paroxysme, ils évoquaient l'appel d'une meute en chasse, lancée sur la piste de la proie.
– On a détaché les chiens !
Les deux molosses apparurent, dévalant la colline, sur les traces d'une sorte de boule sombre qui fuyait devant eux.
– Wolverines !
Lâchant sa guitare, Cantor s'élança au secours de son protégé. Wolverines galopait vers le refuge de leur demeure, où il savait que se trouvait son maître, mais sa vélocité de grosse belette était gagnée de vitesse par les bonds gigantesques de ces féroces poursuivants.
Les trois bêtes débouchèrent presque ensemble, dans un nuage de poussière sur la petite place du hameau. Se sentant rejoint, Wolverines brusquement fit face, découvrant ses crocs féroces, prêt à affronter l'assaillant et à lui sauter à la gorge. Un glouton de grande taille peut facilement égorger un orignal, un lynx, un lion des montagnes. Mais il avait affaire à deux adversaires. Tandis que le premier, prudent, retenait son élan, se contentant d'aboyer à pleine gorge, mais à quelque distance, le second arrivant sur sa lancée, bondit sur Wolverines par-derrière et lui planta ses crocs dans l'échine. Wolverines se retourna et lui fendit le ventre d'un coup de griffes. L'autre chien alors s'élança. Mais Cantor arrivait. Il s'interposa, le coutelas haut levé, entre l'animal et son glouton blessé. La gorge tranchée, le colosse retomba.
Tout cela se déroula en quelques secondes dans un flot de poussière, de sang, un bruit infernal d'aboiements, de grognements, de râles, dominés par les cris aigus que poussaient les Filles du roi et leur duègne.
Comme par magie, un cercle se forma aussitôt. Tous les habitants de Tidmagouche, refluant comme par enchantement vers le lieu du drame. Les pêcheurs bretons et leur capitaine, les Indiens qui traînaient, quelques-uns des Acadiens sédentaires, Nicolas Parys, sa suite de concubines et de serviteurs, de coureurs de bois et de hobereaux, les compagnons de ses beuveries. Tous contemplant les chiens qui achevaient d'expirer dans une mare de sang, le glouton lui aussi sanglant continuant à darder ses yeux flamboyants alentour et à menacer ceux qui l'approcheraient de ses dents aiguës. Cantor se tenait debout à ses côtés, son couteau au poing, les yeux aussi étincelants que ceux de l'animal.
Il y eut un silence incertain, puis le propriétaire du lieu, le vieux Parys, s'avança quelque peu en direction de Cantor.
– Vous avez tué mes bêtes, jeune homme, fit-il d'un air mauvais.
– Elles attaquaient la mienne, répliqua Cantor hardiment. Vous avez vous-même prévenu qu'elles étaient dangereuses et qu'il fallait les tenir à la chaîne. Qui les a détachées ? Vous ou elle ? ajouta-t-il en pointant son couteau sanglant dans la direction d'Ambroisine.
La duchesse se trouvait au premier rang, affichant juste ce qu'il fallait d'expression épouvantée pour une dame bien née contemplant un aussi répugnant spectacle. Malgré sa maîtrise, l'attaque de Cantor la prit de court et elle lui lança un regard de haine implacable. Promptement elle se ressaisissait, retrouvait son expression douce, sereine, un peu puérile qui donnait envie de la protéger.
– Mais que lui prend-il ? s'exclama-t-elle d'un ton effrayé. Cet enfant est fou.
– Cessez de me traiter d'enfant, répliqua Cantor en la fixant avec colère. Il n'y a pas d'enfants pour vous. Rien que des mâles pour vos plaisirs... Vous vous croyez habile !... mais je dénoncerai vos turpitudes à la face du monde...
– Oui ! Il est fou ! cria quelqu'un.
Angélique vint se placer à côté de son fils et lui posa vivement la main sur le bras.
– Calme-toi, Cantor, dit-elle à mi-voix, calme-toi, je t'en prie, ce n'est pas l'heure.
Elle avait l'impression alarmante qu'aucun des êtres présents, au moins parmi les hommes, n'était prêt à entendre de telles accusations contre la duchesse de Maudribourg. Ils en étaient encore au stade de la fascination sans condition, aveugles ou envoûtés. Et, en effet, les paroles de Cantor soulevaient une houle de protestations furieuses.
– Oui... il est fou, le gamin !
– Je vais te faire rentrer tes paroles dans la gorge, morveux, gronda le capitaine du Faouët en s'avançant d'un pas.
– Venez, je vous attends, répliqua Cantor brandissant son long couteau de coureur de bois, vous ne serez qu'une mauvaise bête de plus que j'égorgerai, tout morveux que je sois.
Les pêcheurs bretons indignés de cette réponse faite à leur capitaine grondèrent et s'interposèrent.
– N'y allez pas, capitaine. Il est dangereux, ce jeune-là...
– Et puis méfiez-vous... Il est trop beau pour être un humain... C'est peut-être...
– C'est un archange, lança la voix douce d'Ambroisine.
Et dans le silence haletant, elle acheva.
– Mais un archange qui défend le diable. Regardez !...
Et elle désignait aux pieds de Cantor le glouton toujours en arrêt, découvrant sa mâchoire blanche dans un rictus cruel. Sa fourrure noire hérissée de toutes parts, sa queue dressée en panache, battant l'air, ses yeux dilatés lançant des éclairs fixes et terribles ne pouvaient qu'impressionner les spectateurs.
– N'est-ce pas la face même de Satan ? répéta encore Ambroisine en mimant un frisson.
Sur ces esprits superstitieux, de telles paroles prononcées d'une voix féminine, persuasive, à propos d'une bête inconnue et bizarre, qui était comme une incarnation de ces monstres de pierre grimaçants, de ces gargouilles de cathédrales vomissant l'eau des pluies, de cette représentation velue de l'esprit du mal, que les hommes d'Europe étaient accoutumés à contempler, depuis l'enfance, aux façades de leurs églises ou dans les enluminures de leurs missels, de telles paroles concrétisant le sentiment d'effroi mystique qu'ils éprouvaient à la vue de la beauté de Cantor, dressé dans sa colère juvénile parmi des bêtes sanglantes et aussi de la beauté d'Angélique à ses côtés, avec l'Indien emplumé et tatoué derrière elle, sa lance en main prêt à la défendre, inexplicable gardien de ces deux êtres au même regard vert insolite, et ce qu'ils captaient tous, malgré eux, dans leurs cerveaux obscurs et leur intuition primitive de paysans et de pêcheurs, du drame invisible qui se jouait entre les différents antagonistes de cette scène, achevaient de les bouleverser d'un sentiment de transe qui ne pouvait trouver son soulagement que dans un acte de violence.
– Il faut tuer la bête...
– Voyez-la.
– C'est un démon...
– Même les Indiens disent qu'elle est maudite.
– Elle va nous porter malheur.
– Tuons-la !
– Abattons-la !...
Et Angélique eut un instant l'impression que cette foule d'hommes surexcités, armés de couteaux, de bâtons ou de cailloux allaient se jeter d'une poussée irrésistible sur elle et son fils afin de s'emparer du pauvre Wolverines, pour l'achever et le mettre en pièces.
L'attitude résolue de Cantor, la sienne aussi qui porta la main à son pistolet, celle des hommes qui étaient venus avec elle de la Baie Française et se tenaient derrière elle, les frères Defour armés de leurs mousquets, Barssempuy et son sabre d'abordage, le fils aîné de Marcelline sa hache et son casse-tête indien en main, et les deux hommes du Rochelais qui s'étaient emparés de solides gourdins, sans compter Piksarett et sa lance, autant d'éléments qui retinrent un instant la fureur hystérique prête à se déchaîner. Et Villedavray intervint.
– Ne nous énervons pas, dit-il en s'avançant avec mesure pour venir se placer au centre du cercle resserré autour d'Angélique et des siens, mes amis, c'est la fin de l'été et vous avez tous la tête près du bonnet, mais ce n'est pas une raison pour vous entre-tuer à propos de deux chiens et d'une belette.
« De plus, vous oubliez que je suis le gouverneur de l'Acadie et que je n'admets aucune rixe sanglante dans les domaines qui relèvent de ma juridiction, mille livres d'amende, la prison et même le gibet, voilà ce qu'encourront, selon la loi, les fauteurs de trouble, si j'en fais mon rapport à Québec.
– Faudrait-il encore que vous puissiez y faire parvenir ce rapport, gouverneur, intervint un solide Acadien, assez jeune, qui se révélait être le gendre de Nicolas Parys, vous avez déjà perdu votre bateau et pas mal du fruit de vos rapines, vous n'allez pas vous risquer à perdre la vie pour une belette comme vous dites. Un glouton, c'est la plus mauvaise bête de la forêt, elle saccage tous les pièges. Même les Indiens disent que les démons l'habitent.
– Ce n'est pas une raison parce qu'elle appartient à ce beau jeune homme et que vous voulez lui complaire... renchérit ironiquement le capitaine du morutier.
Il s'interrompit sous le regard glacé du marquis. L'œil bleu clair de celui-ci allait de l'un à l'autre et avait la dureté de la pierre.
– Prenez garde vous deux ! Je peux être méchant !
– Ça oui, il peut l'être, approuva un des frères Defour en faisant un pas en avant. Je m'en porte garant. De toute façon, vous, les Bretons, continua-t-il en dardant un doigt menaçant vers le capitaine et l'équipage du morutier, vous êtes des étrangers ici. Ça ne vous regarde pas nos histoires avec notre gouverneur ou avec les bêtes de nos forêts, à nous autres Acadiens. Foutez le camp et laissez-nous régler nos affaires entre nous, ou sinon nous vous chasserons de nos grèves à l'avenir, et alors bernique pour la morue !
« Quant à vous, les Acadiens de la côte est, si vous voulez que ça chauffe, ça chauffera et mieux qu'avec votre saloperie de charbon plein de soufre que vous avez le culot de vendre dix fois plus cher que le nôtre à Tantamare.
– Qu'est-ce que tu insinues avec ton soufre ? interrogea le gendre de Nicolas Parys en s'avançant les poings serrés.
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