Tout ce beau monde revenait apparemment de la messe.

La duchesse était vêtue d'une robe rouge de moire tirant sur le feu. Cela communiquait à sa chevelure sombre des reflets un peu roux. Ainsi, à contre-jour, une sorte d'auréole la parait. Elle entra en disant :

– Je viens prendre de vos nouvelles, Damourt. Que vous est-il arrivé, ma bonne ?

La grosse gouvernante devint blême et se mit à trembler de tous ses membres. L'expression de peur qui envahit ses traits bouffis la transforma à tel point qu'on eût dit une hideuse caricature aux yeux exorbités, aux bajoues tremblotantes, à la grosse lèvre pendante d'où tombaient des miettes de gâteau. C'était tellement pénible que même le mondain marquis ne trouva pas un mot ou une boutade pour rompre le silence sidéré.

– Qu'avez-vous donc, Pétronille ? interrogea Ambroisine avec une nuance de surprise dans sa voix d'ange, on dirait que je vous fais peur.

– Ne vous ai-je pas toujours bien soignée, madame ? chevrota la vieille femme, tandis que sa lèvre déformée ébauchait un sourire pitoyable, vous étiez comme mon enfant, pas vrai ?...

Ambroisine jeta sur l'assemblée un regard circulaire atterré.

– Que lui arrive-t-il ? On dirait qu'elle n'est pas bien...

– Je vous ai gâtée, pas vrai ? continuait la malheureuse. Je vous ai laissé prendre tous vos plaisirs et même je vous aidais...

– On dirait qu'elle perd la tête, chuchota Ambroisine en regardant Angélique. J'avais remarqué qu'elle était un peu bizarre ces temps-ci. Remettez-vous, ma bonne Pétronille, continua-t-elle à voix plus haute en se rapprochant de la duègne qui parut un gros crapaud fasciné par un serpent, vous êtes un peu fatiguée, n'est-ce pas, mais ce n'est rien... Il faut seulement vous soigner. Avez-vous votre remède qui vous fait du bien habituellement ? Ah ! Le voici...

Avec sollicitude elle avait pris dans le réticule en tapisserie brodée de la gouvernante la fiole contenant les pastilles qu'Angélique lui avait déjà administrées au cours de la nuit précédente, elle en jeta deux dans le bol que Pétronille avait devant elle puis y versait de sa blanche main un peu d'eau et l'élevait vers les lèvres de la malade.

– Buvez, ma pauvre amie. Buvez, cela vous fera du bien. Je suis désolée de vous voir en cet état. Allons, buvez...

– Oui, madame, bredouilla l'autre, vous êtes bien bonne... oui, ça oui, vous avez toujours été bonne pour moi...

Ses mains qui essayaient de tenir le récipient tremblaient tellement que le liquide se renversa sur son corsage. Ambroisine l'aida, encore. Maladroitement, la femme but avec bruit, comme un gros poupon effaré.

– Quel malheur ! commenta la duchesse à mi-voix, s'adressant à l'assemblée. Les épreuves qui ne cessent de nous accabler ont fini par lui déranger l'esprit. Elle était trop âgée pour courir de tels risques. J'ai essayé pourtant de la dissuader de me suivre en Amérique. Mais elle ne voulait pas me quitter...

Brusquement, Angélique capta l'expression de Cantor qui était près de son glouton, devant la cheminée. Les yeux de l'adolescent et ceux de la bête fixés sur Ambroisine brillaient de la même flamme d'effroi et de haine implacable.

– Ah ! Que j'ai mal ! gémit Pétronille Damourt, en portant ses deux, mains à son estomac. Ah ! Je vais mourir !

Et des larmes lui jaillirent des yeux, inondant son visage d'une pâleur de suif. Angélique se leva, se décidant à secouer l'apathie étrange qui la clouait sur son escabeau.

– Venez, Pétronille ! décida-t-elle, venez, ma pauvre. Je vais vous soutenir jusqu'au retrait.

Elle s'approcha de la duègne et se pencha vers elle pour l'aider à se soulever.

La duchesse glissa à mi-voix.

– Cette vieille femme ne vous répugne pas ? Vous êtes décidément... très bonne. Moi je ne pourrais pas. Ah ! La déchéance humaine, quelle chose affreuse !...

– Elle va me tuer, gémissait Pétronille Damourt, tandis qu'Angélique la guidait non sans mal sur un chemin malaisé qu'elles avaient déjà parcouru maintes fois depuis la veille, elle va me tuer, comme elle a tué le duc, et l'abbé, et Clara, et Thérèse, et l'abbesse, et le jeune homme qui l'avait vue par la fenêtre, et le valet, c'était un brave gars, j'aurais pas voulu... C'était pas bien ce qu'elle a fait là. Je le lui ai dit. Mais elle a ri... Elle rit toujours de voir mourir... Et maintenant, elle va me tuer à mon tour... Vous l'avez dit, madame, je vais mourir, et elle rira, je vais mourir, je le sens, que Dieu me pardonne mes péchés...

– Restez là, dit Angélique que ce monologue de cauchemar couvrait de « chair de poule » et qui se sentait presque aussi malade que la misérable créature, ne bougez pas de cet endroit, tant que vous ne serez pas remise. (Elle la cala dans le retrait.) Ne revenez que lorsque vous aurez repris votre calme. Je vais essayer de convaincre la duchesse de vous laisser avec nous. Je dirai que vous avez une maladie qui peut se communiquer... Gardez courage, ne montrez pas votre terreur devant elle...

*****

Dans la salle, Ambroisine était toujours là, très séduisante, une reine parmi ses sujets. Villedavray lui disait :

– Le Dauphiné est un beau pays, nous en parlions à l'instant. Connaissez-vous, duchesse ?...

Il avait retrouvé son aisance, peut-être même un peu trop. Le sujet du Dauphiné n'était-il pas un sujet brûlant, puisque Ambroisine avait caché d'en être originaire, ayant fait croire à Angélique qu'elle était poitevine afin de mieux lier amitié avec elle.

– C'est un pays de révolte et d'indépendance, expliquait le marquis. Par le fait de plateaux perdus où les populations vivent isolées des vallées pendant aux moins dix mois d'hiver. Les ours, les loups...

Ils devisèrent ainsi à bâtons rompus et Angélique avait l'impression du fait de la présence d'Ambroisine, de sa beauté rayonnante, de sentiments dissimulés de tous qu'ils baignaient dans un climat de comédie sinistre et irréelle.

L'éternelle odeur de marée et de pourriture venue des plages où séchait la morue, où fondaient au soleil les foies entassés sur des caillebotis et suintant leur huile précieuse mais malodorante, accentuait une sensation générale de nausée. Le temps n'avait plus de dimension.

– La vieille Pétronille ne revient pas, jeta tout à coup le jeune Cantor qui demeurait jusque-là silencieux.

– C'est vrai ! Il y a plus d'une heure que nous parlons, constata Villedavray en consultant sa monture guillochée d'or et elle n'est pas de retour.

– Je vais aller voir ce qu'elle devient, se précipita Angélique, devançant le mouvement d'Ambroisine.

Mais ils la suivirent mus par un pressentiment, qui s'accentuait alors que s'approchant ils distinguaient déjà, là-bas, l'ébauche d'un attroupement.

Effondrée, à demi coincée dans le réduit étroit, parmi les relents de ses vomissures, la vieille femme était morte. Elle avait la peau grise et comme tachetée de noir.

– C'est affreux ! murmura le marquis de Villedavray en portant son mouchoir de dentelle à ses narines.

Angélique, glacée d'horreur, hésitait à comprendre, à croire à un tel forfait.

« Elle l'aurait empoisonnée tout à l'heure devant nous !... À notre table ? Quand elle lui a préparé benoîtement son remède. Elle aurait laissé tomber subrepticement du poison dans le breuvage ! Elle lui a fait boire la mort sous nos yeux !... »

Elle levait sur Ambroisine un regard effaré, incertain. Et elle voyait luire sur les lèvres de la duchesse dans l'ébauche d'un sourire fugitif, à elle adressé, la délectation du triomphe et l'expression d'un défi satanique.

Chapitre 15

– Il faut que père vienne maintenant, dit Cantor d'une voix d'enfant affligé, sinon nous allons tous périr. Qu'est-ce que c'est ce cauchemar ? Est-ce que je rêve ?...

Sa jeune autorité cassante cédait devant la profondeur de l'abîme entrevu.

– Viens, mon Cantor, dit Angélique en lui tendant les bras.

Il s'assit près d'elle, posant son front sur son épaule.

– Tu vas partir, lui dit-elle, tu vas aller chercher ton père où qu'il soit, tu vas lui dire de se hâter.

– Partir, fit-il, amer, ce n'est pas si simple. Les navires ne viennent que rarement mouiller dans la baie. Le Rochelais ne peut être ici avant deux semaines. Avec une coque de noix, je serais capable d'atteindre Terre-Neuve ou d'explorer tout le golfe, mais nous n'avons même pas cela.

Ils étaient réunis devant le feu, les quelques fidèles groupés, autour d'Angélique, de son fils et du marquis de Villedavray, au soir de cette journée où l'on avait déjà porté en terre le corps de la vieille femme décédée le matin même.

Son inhumation n'avait pu attendre. Il semblait que ces chairs flasques, flétries et déjà gonflées du vivant de la duègne, se décomposassent à vue d'œil. Hâtivement, on avait creusé une tombe, marmonné une absoute, rejeté la terre protectrice, planté une croix. Un vent de panique soufflait sur les Filles du roi, livides et muettes, sur les Bretons superstitieux, murmurant que le mauvais sort rôdait, sur les habitants, acadiens et indiens, craignant une épidémie de peste ou de variole...

L'atmosphère d'hostilité et de soupçon régnant contre les nouveaux venus, et surtout depuis la scène avec le glouton, s'accentuait encore.

– Tu vas partir, réitéra Angélique à l'égard de Cantor qu'elle sentait le plus menacé maintenant. Si tu ne peux par mer, tu vas partir par terre, comme tu l'as fait lorsque nous étions à la pointe Maquoît, et essayer de gagner un point de la côte, un port, Shédiac par exemple, où tu pourras t'embarquer.

– Le puis-je encore ? dit Cantor, si les complices d'Ambroisine hantent la forêt je ne passerai pas.

Il faisait allusion à ce qu'avait raconté Piksarett à son retour de la forêt. L'Indien avait remarqué deux voiliers embossés dans une crique voisine et parmi les hommes d'équipage certains visages des naufrageurs entrevus dans la Baie Française. Ces individus, qui commençaient à rôder dans les bois environnants, trafiquaient un peu d'alcool avec les sauvages, n'annonçaient-ils pas les renforts armés de la diabolique duchesse.

Ils se tournèrent vers Piksarett qui était assis devant l'âtre et fumait son calumet.

– Cantor peut-il partir par les bois sans danger ?

Il secoua la tête négativement.

– Alors, nous sommes donc encerclés ? dit Cantor.

Angélique continua de s'adresser à Piksarett.

– Crois-tu vraiment que ces matelots qui rôdent sont liés avec la femme pleine de démons ?...

– L'esprit m'en avertit, répondit Piksarett avec lenteur, mais les certitudes intérieures ne suffisent pas, surtout quand il s'agit des Blancs. J'ai dit à Uniacké : « Prends patience, tu ne peux aller lever la chevelure d'hommes blancs sur ces côtes, sans que ton geste ne paraisse fou, une provocation de guerre... » Il faut qu'ils se révèlent, qu'ils se montrent sous leur vrai jour, que leur noirceur soit connue. Pour l'instant, ils ne font que troquer un peu d'alcool pour débaucher les femmes. Ils fondent la poix sur la plage et radoubent leurs navires comme tous les matelots qui viennent ici l'été. Ce n'est pas assez pour les exterminer. Il faut attendre. Peut-être un jour l'un d'eux joindra-t-il la femme ? Peut-être sera-ce elle qui essayera de les rencontrer ? Et nous serons avertis, les bois ont des yeux.

– Attendre, répéta Cantor, et nous serons tous morts demain.

Il se dressa dans un élan.

– Je vais la tuer ! dit-il farouchement, ces êtres-là, les laisser vivre, c'est un péché. On doit les tuer avant qu'ils ne vous tuent. Je vais la tuer !

– Allons-y, dit Barssempuy en se levant. Je suis avec toi, mon garçon.

Angélique intervint.

– Tenez-vous tranquilles tous deux. Aujourd'hui, sa mort inexplicable aux yeux des témoins entraînerait presque sûrement la nôtre. Il faut tenir jusqu'à ce que la vérité éclate. Alors le châtiment viendra.

– Ta mère a raison, petit, approuva Villedavray.

– Si nous précipitons les événements, ton père, le comte de Peyrac, risque de ne trouver ici qu'un monceau de cadavres. Les Indiens saouls dans les forêts, des vauriens prêts à tout aux ordres d'une folle possédée, des femmes effrayées, des hommes à bout, tous les événements sont réunis... Les grèves sanglantes, en fin d'été, sur ces côtes maudites, c'est monnaie courante. Et démêler pourquoi, le diable seul le sait.

– Mais je ne peux vous laisser, elle va vous tuer, mère.

– Non, pas moi, riposta Angélique.

Et se souvenant des paroles de Marie-la-Douce et de Pétronille, elle rectifia.

– Pas moi, pas encore. Elle ne me tuera que lorsqu'elle se sentira achevée, anéantie, perdue... Nous avons quelques jours devant nous.