« On redoute aussi que même si Gouldsboro tombe entre ses mains, cela ne suffise pas à abattre l'homme qui possède déjà de nombreux postes, des mines, une grande influence dans le pays. Alors c'est là qu'entre en jeu une subtile machination qui me fait vaguement soupçonner d'où est venue la plus violente volonté de rejet contre le comte de Peyrac. Oui, ma foi, médita Villedavray songeur, une si habile combinaison que j'en frémis de crainte et d'admiration – j'adore les combinaisons intellectuelles, l'habileté d'un cerveau pouvant manier les êtres comme des pions sur un échiquier, les faire mouvoir à distance par la seule connaissance spontanée de leur moi le plus intime. On décide, écoutez-moi bien, non seulement d'essayer de briser la force matérielle naissante du comte de Peyrac, mais aussi d'abattre sa force morale. Un homme découragé, ayant perdu le sens de ce qui faisait mouvoir sa volonté agissante, ne s'attache pas à un simple coin de terre lui rappelant d'amers souvenirs. Pour le moins, il s'en va ; pour le mieux, il se suicide, il se laisse mourir, de toute façon, on en est débarrassé ! Et de cette partie psychologique, il semble que ce soit notre duchesse diabolique qui en a été particulièrement chargée. Ah ! Quelle habileté ! C'est confondant. Évidemment, ce n'est pas Job Simon qui m'a expliqué ces subtilités. J'extrapole à partir de ses confidences et de ce qu'il a cru comprendre, le pauvre gars ! Lui n'était qu'un naïf à gruger pour bâtir l'apparence inoffensive de l'arrivée de la séductrice sur les lieux de son action. Une « bienfaitrice » riche, pieuse, exaltée, menant à Québec des demoiselles à marier, naufrageant sur les côtes du Maine, prenant dans ses filets le seigneur des lieux... Voici bien une histoire digne de son imagination avide et retorse.... La seule difficulté : amener Job Simon à en passer par tous ses caprices et à se taire... Un Breton n'est pas facile à convaincre. Mais notre belle a ses armes et nous connaissons lesquelles. Voici, pour La Licorne ! Tout au moins pour le rôle qu'elle est amenée à jouer dans ce complot...

– Asseyez-vous, Étienne, je vous en prie, vous me donnez le vertige, l'interrompt Angélique, et rouvrez la porte. On étouffe ici.

Villedavray alla rouvrir la porte.

– C'est passionnant, n'est-ce pas ? murmura-t-il. Avez-vous quelque chose à boire ?

Angélique lui désigna une cruche d'eau sur la table. Il se désaltéra, tamponna délicatement ses lèvres. Il réfléchissait avec intensité.

– Je présume, reprit-il, que la duchesse de Maudribourg a été investie de cette délicate mission peut-être parce que c'était l'occasion de l'expédier au loin, mais aussi parce qu'elle avait une grande fortune, de quoi payer grassement toute complicité, et cela est important.

Angélique se décida à lui parler de cette lettre du père de Vernon qui révélait une sorte de collusion entre le père d'Orgeval et Mme de Maudribourg.

– Alors tout s'explique et prend assise. Si elle est sa pénitente, il a dû l'envoyer ici pour faire pénitence. A-t-il été vraiment conscient de sa virulence et des ravages qu'elle pourrait causer ? Ou avouera-t-il avoir été dépassé dans ses prévisions ? Manier les démons, comme on manie les serpents dangereux, n'est pas un art des plus faciles.

« Ce que je trouve surtout inadmissible, c'est que tous ces messieurs en soutane se soient mêlés des affaires de l'Acadie sans même m'en aviser. On se partage à l'avance le gâteau, on s'installe, on décrète, on nous envoie des démons noirs ou blancs, et moi qu'ai-je à faire là-dedans ! C'est d'une insolence... Sans parler des bandits de grand chemin dont la tête est mise à prix et qui viennent empoisonner nos côtes. Il y a de tout dans cette affaire. Des honnêtes gens, des pirates quelque peu suspects, mais d'envergure comme Barbe d'Or, de francs malfaiteurs, et, comme nous le savons, des messagers de l'Enfer.

« Récapitulons : Barbe d'Or part le premier. Après avoir hiverné aux Caraïbes où il bricole avec les Espagnols, il cingle, aux premiers jours du printemps, vers Gouldsboro, attaque, échoue. Il se retire. Mais il est bien décidé de venir à bout du comte de Peyrac. À l'occasion, il capture le chef de ses mercenaires, Kurt Ritz. Et puis ensuite ce sera vous, quand le hasard vous amènera dans la baie de Canso. Car, entre-temps, vous êtes entrée en jeu. Au début, il n'y avait que lui, Peyrac, gentilhomme d'aventure, s'accordant maîtrise à son gré sur terre et sur mer. Et puis, soudain, il y a une femme à ses côtés, une femme qui, comme lui, subjugue, fascine, ajoute la force de sa présence à celle déjà peu commune dont il fait preuve. Alors, c'est trop ! Souvenez-vous : abattre sa force morale. On va s'attaquer à ce point sensible. Le navire ou les navires des complices d'Ambroisine sont arrivés à l'entrée de la Baie Française. À Houssnock, ils cherchent à vous faire tomber entre les mains des Canadiens. Vous, morte ou captive à Québec, combien M. de Peyrac deviendrait vulnérable pour recevoir des Français ses conditions de reddition. Mais vous leur échappez. Le hasard vous amène sur le navire de Barbe d'Or. Le père de Vernon vient vous y reprendre. Revenant de New York, il a été averti au passage d'avoir à s'assurer de votre personne. Par qui ? Initiative des complices d'Ambroisine ou de celui, je gage, qui tire les ficelles de toute cette histoire. Devant le jésuite, Barbe d'Or s'incline. Vous êtes désormais entre les mains de ceux qui veulent amener M. de Peyrac à déclarer forfait. Mais là encore tout ne va pas marcher « comme d'habitude », ainsi que s'en plaindrait notre charmante duchesse. Le père de Vernon, qui sait que vous êtes un pion d'importance dans la partie qui se joue, mais ne voit pas d'urgentes raisons de vous faire périr ou de porter atteinte à votre liberté, vous laisse retourner à Gouldsboro saine et sauve.

« À partir de là, j'avoue que je m'embrouille un peu. Il semblerait que les hommes du navire inconnu sont intervenus pour utiliser Barbe d'Or comme pomme de discorde entre votre mari et vous afin d'amener tout votre monde à s'entre-tuer... Qu'est-ce qui s'est passé au juste, Angélique, mon amie ? Racontez-moi cela.

– Non, dit Angélique, ce sont des problèmes personnels et puis je suis terriblement fatiguée.

– Vous n'êtes pas gentille, dit Villedavray déçu, je me donne une peine inconcevable pour débrouiller cet écheveau à votre place et vous me refusez une confidence...

– Je vous promets que je vous raconterai tout un jour en détail...

– Quand nous serons à Québec ! s'exclama Villedavray joyeux.

– Oui, c'est cela, quand nous serons à Québec, consentit Angélique. Mais pour l'instant, il suffit que vous sachiez que vous avez deviné juste. Ils avaient tout calculé pour que nous nous entretuions. Croyez-vous qu'Ambroisine était dans les parages ?

– Non, mais son complice, le bandit qui se trouve à la tête des deux navires. Il peut très bien avoir conçu seul un plan machiavélique. Il est, au masculin, aussi diabolique qu'elle, je vais vous en parler tout à l'heure.

– Je l'ai vu. C'est l'homme pâle, n'est-ce pas ? Je l'ai vu une seule fois. Quand il est venu me dire : « M. de Peyrac vous demande dans l'île du Vieux-Navire. » C'est étrange. J'etais lasse après cette longue journée de bataille que j'avais passée près des blessés. J'ai songé seulement : « Comme il est pâle, on dirait un mort. » Mais il ne m'a pas effrayée. Je l'ai suivi sans appréhension.

– C'est une des propriétés des êtres infernaux qui s'incarnent. S'ils effrayaient, on ne tomberait pas dans leurs pièges. Et ils surgissent en général quand le sens intuitif de l'être fatigué relâche sa vigilance.

Angélique revoyait la scène. Elle avait suivi l'homme à travers la baie dégagée par la marée basse. Et dans l'île l'attendait Colin... Et Joffrey de Peyrac avait été averti par un billet anonyme, qu'elle se trouvait dans l'île avec son amant. Il s'y était rendu. Il l'avait vue dans l'île avec Colin... Toute une nuit. Eux deux... Et puis, lui, guettant...

Le marquis marqua un temps d'arrêt, attendant qu'elle lui communiquât son secret, puis voyant qu'elle se taisait.

– Bien ! fit-il avec un soupir, je n'insiste pas. Vous me raconterez tout cela à Québec quand nous serons assis bien confortablement devant mon poêle hollandais. Pour lors, je me bornerai de constater que votre ennemi Barbe d'Or s'est retrouvé gouverneur de Gouldsboro, M. de Peyrac restant propriétaire du fief. Joli tour, qui n'a pas dû trop plaire à nos comploteurs machiavéliques. Ce doit être à ce moment que La Licorne a fait son entrée en scène. Ambroisine a-t-elle eu l'intention dès le début de sacrifier ce navire, son équipage et même les filles dont elle avait la charge, afin de mieux parfaire sa comédie d'arrivée imprévue, ou bien a-t-elle pris cette décision en constatant qu'après tant d'efforts déployés, ni la force armée ni la force morale de M. de Peyrac ne paraissaient particulièrement entamées ? Je parierais qu'elle a toujours eu l'intention de commettre ces crimes, poussée par l'obligation de supprimer des personnes qu'on n'avait pu mettre toutes dans la confidence ou qui en savaient trop. Et puis, à un certain moment, pour certains esprits, la folie du meurtre peut devenir démentielle, sans mesure. Seuls l'ampleur des catastrophes et le grand nombre des victimes font vibrer leur sentiment de puissance et même de plaisir érotique. Ces complices l'attendaient sur la côte, armés de lanternes, Job Simon, qui n'était jamais venu dans les parages, s'est cru arrivé au but. Ils ont envoyé un canot pour la prendre, elle, avant que le navire aille s'écorcher sur le fond...

– Pourquoi a-t-elle voulu sauver l'enfant de Jeanne Michaud ?

– Comédie encore, qui accréditait son personnage de grandeur morale, personnalité faite de vertus, de dévouement, d'abnégation. Elle doit composer en elle-même sa future « vie de sainte Ambroisine » selon le style de lectures dont elle s'est abreuvée dans les couvents. La scène de son arrivée de naufragée, n'était-elle pas émouvante ?

– Oh ! Combien !

Mais si habile, si rouée, si retorse fût-elle, n'avait-elle pas sacrifié parfois la prudence à sa féminité ? Elle rejoignait ses complices et enfilait ses bas rouges, quitte à éveiller la surprise, puis les doutes, les soupçons, même d'une fille naïve comme Marie-la-Douce, qui en tant que chambrière savait exactement ce que sa maîtresse avait emporté de France sur La Licorne. Une autre fois, c'était le manteau doublé d'écarlate qu'elle ramenait d'une promenade en mer et Angélique s'étonnait, et son parfum... Mais oui, son parfum ! Est-ce que l'on sort d'un naufrage avec une chevelure brillante et parfumée ?...

« Et moi, une femme, je me suis laissé prendre à cela ! » songea Angélique.

En effet, elle aurait dû avoir les cheveux trempés, poissés d'eau de mer. Or, ce qui avait frappé Angélique au premier abord, ç'avait été le parfum et la beauté de cette sombre chevelure, comme un pelage soyeux épandu. Elle les soignait avec une sorte d'idolâtrie. Elle n'aurait pu se résoudre à les négliger, à se passer de son parfum ne serait-ce que quelques jours. Étourderie féminine aussi quand elle avait dit à Angélique : « Mon parfum... Vous aimez ? Je vous en donnerai. » Et Angélique : « Mais je croyais que vous aviez perdu le flacon dans le naufrage. »

Et si Mme Carrère s'était montrée soucieuse à propos des vêtements de la duchesse, répétant à plusieurs reprises : « ces taches, ces déchirures, il y a quelque chose de suspect »..., n'était-ce pas parce qu'en ménagère attentive et expérimentée il lui avait semblé que ces taches, ces accrocs avaient été faits exprès. Maquiller des vêtements de belle qualité en hardes de noyée qui ont souffert des injures de la mer, des rochers, du sable et des goémons, n'est pas un art facile et donné à tout le monde et, de plus, Ambroisine, qui paraissait aimer particulièrement cette toilette brillante, n'avait pas dû se résoudre de bon cœur à l'endommager volontairement. Détails infimes, erreurs légères dans l'ensemble du tableau si magistralement composé, mais qui, éveillant obscurément l'étonnement des victimes, leur permettaient peu à peu d'éclairer le piège, d'en démonter les rouages.

– Et lui, le chef de la bande aux gourdins de plomb, l'homme pâle, qui est-il ? Pétronille m'a dit : « son frère ».

– Job Simon m'a dit : « son amant, son amant en titre ». Bon ! disons : son frère et son amant. L'inceste n'est pas pour l'effrayer.

« Oui, je vois cela : un fils de prêtre maudit ou alors de la grande dame sorcière qui l'engendra une nuit de sabbat avec Satan. Savez-vous, on dit que la semence satanique est glaciale. Cela doit être très désagréable ! Qu'en pensez-vous ?... Pourquoi riez-vous, chère Angélique ?