– Vous avez de curieuses questions, répondit-elle en s'esclaffant.
*****
Les heures du crépuscule étaient venues, d'une sombre pulpe orangée, l'odeur de la morue se faisait plus entêtante, l'angoisse et l'attente plus dramatiques. Mais une faille commençait à se faire jour dans le comportement d'Ambroisine.
En passant, elle avait entendu rire Angélique, et cette sorte de détachement et quiétude, affichés par celle-ci et le marquis de Villedavray, éveillait ses doutes et ses craintes. Elle ne pouvait en deviner les causes et l'on sentait que le soupçon d'avoir affaire à une espèce d'êtres inconnus et plus forts qu'elle-même l'effleurait parfois. L'esprit est prompt mais la chair est faible. Le corps de la Démone fléchissait lui aussi, atteint par la tension de ces heures interminables. Le masque soigneusement entretenu craquait, jusqu'à marquer son ravissant visage des stigmates de l'âge, comme si, sous l'accumulation de la vilenie, de mensonges et de crimes, un abcès mûr commençait d'éclater et de laisser suinter, goutte à goutte au grand jour, l'expression la plus terrifiante des folies.
Mais Angélique toussait maintenant, elle sentait la fièvre la brûler, un cerne soulignait ses yeux agrandis. Encore une nuit à passer.
– Vous n'êtes pas bien, lui dit Villedavray au moment de la quitter. Laissez-moi vous aider à vous dégrafer et à vous mettre au lit.
Angélique le récusa, le remerciant mille fois, ce n'était rien. Seulement un peu de toux qui l'avait saisie. Elle allait dormir et demain se sentirait mieux.
– Vous avez tort de ne pas accepter mon assistance, dit Villedavray, chagrin. Pour mes amis souffrants, je suis une véritable sœur de charité. Vous êtes trop indépendante, Angélique, trop sûre de vous, pour une femme... Enfin !... Au moins faites-vous chauffer un galet pour les pieds.
Lorsqu'il l'eut quittée ce soir-là, elle dut convenir à part elle qu'il avait raison. Elle était brisée et eut toutes les peines du monde à se préparer pour la nuit. Elle n'eut même pas la force de se faire chauffer une pierre dans l'âtre, comme il le lui avait recommandé. Les pieds glacés, le visage brûlant, elle essaya de trouver le sommeil. La couche était dure, la couverture pesante. Elle étouffait. Éveillée après un sommeil agité dont elle ne put estimer s'il avait été long ou bref, elle se leva pour aller débarricader la fenêtre, Piksarett veillait au-dehors et à tour de rôle les hommes du gouverneur ainsi que Barssempuy, Defour... Elle n'avait rien à craindre, mais il semblait qu'aucune garde, ni murs ne pouvaient la défendre réellement de ce qui la menaçait...
Elle voulait laisser la chandelle allumée, mais le vent l'éteignit. Elle ne retrouva pas le sommeil, et maintenant elle avait froid.
Dans l'encadrement de la fenêtre, la nuit se diluait en lueur grise, encore opaque, à peine contrastée avec le noir ténébreux d'un feuillage contre le toit, mais grisaille suffisante pour qu'elle devinât l'ombre humaine qui vivement y passa, masquant un court instant le rectangle de la fenêtre. Aussitôt, elle sut que quelqu'un venait d'entrer chez elle et se tenait contre le mur à droite.
La main sur la crosse de son pistolet, elle resta aux aguets cherchant à surprendre le bruit d'une respiration. Rien. Mais un tintement de coquillages puis une odeur familière. Piksarett ! l'Indien !...
Alors elle renonça à battre le briquet. S'il avait décidé de veiller sur elle dans sa propre demeure, c'est qu'il avait ses raisons ! Fait surprenant, elle s'endormit presque aussitôt d'un sommeil enfin détendu.
Elle fut éveillée par un bruit de lutte.
On aurait dit d'une bête sautant lourdement sur le plancher. L'aube était encore loin.
Cette fois Angélique donna de la lumière. Elle distingua Piksarett maîtrisant quelqu'un à terre.
– Il s'est introduit dans ta maison.
– Qui est-ce ?
La flamme révéla le visage hâve et effrayé d'un jeune matelot, un Breton semblait-il et qui devait appartenir à l'équipage du morutier.
– Que fais-tu chez moi ?
Les lèvres du garçon frémissaient et il n'arrivait pas à articuler un mot. Savait-il seulement autre chose que son patois gaélique ?
– Que me voulais-tu ?
Il réussit enfin à articuler.
– Vous demander secours..., madame.
– Pourquoi ?
– « Ils » me suivent, dit le jeune homme que Piksarett maintenait agenouillé devant Angélique. Depuis quatre jours, j'essaie de leur échapper dans la forêt, mais « ils » ne lâchent pas ma trace. C'est le Pâle qui est le plus mauvais, le plus habile. Je ne sais pas qui « ils » sont mais je sais qu'ils veulent me tuer.
– Pourquoi voudraient-ils te tuer ?
– Parce que j'ai vu qui a poussé la jeune fille du haut de la falaise l'autre jour. Mais lui m'a vu aussi... depuis j'essaie de leur échapper...
Elle se souvint que le capitaine breton s'était plaint que ses matelots commençaient à déserter, qu'un de ses jeunes avait disparu...
– Tu appartiens aux hommes du morutier, n'est-ce pas ?...
– Oui... Je m'occupe du séchage. Faut courir toute la journée tout au long de la « grave ». Je suis moins surveillé. Il faisait chaud. J'ai voulu aller cueillir des framboises. Je connaissais un bon coin du côté de la croix bretonne. Il y avait un navire qui était venu faire l'eau. Le travail se relâchait. J'en ai profité. Je suis monté là-haut. Et... je l'ai vu...
– Qui était-ce ?...
Le malheureux garçon regarda autour de lui avec effroi et chuchota.
– L'homme à lunettes, celui qui gratte de la plume pour la duchesse.
– Armand Dacaux ?...
Il hocha la tête affirmativement.
Il raconta. Il avait vu la jeune fille arriver et le secrétaire lui parler, lui désigner deux paniers qui se trouvaient près du calvaire. Elle s'était dirigée dans cette direction pour les prendre, alors, sur la pointe des pieds, le secrétaire s'était élancé derrière elle et comme elle n'était qu'à une faible distance du rebord il l'avait poussée avec violence.
« Moi, je n'avais pas songé à me cacher. En se retournant, il m'a vu... Alors je me suis enfoncé dans les bois... Je voulais essayer de regagner la grave, de parler à mon capitaine. Et puis j'ai pensé que cela n'arrangerait rien. Il est fou de cette duchesse. Il a perdu la tête, Marieun Aldouch. Et pourtant c'est un dur. Mais, elle... je pensais essayer de gagner une autre plage vers le nord, m'embarquer avec des Malouins qui retourneraient au pays, la saison terminée. Je connais le coin, je sais m'y diriger. J'y viens chaque année depuis que j'ai eu l'âge d'être mousse. Mais j'ai vite compris que j'avais des hommes sur mes pas. Je me suis terré, caché comme j'ai pu, mais leur échapper, impossible ! Alors j'ai pensé à venir vous demander secours, à vous, madame, parce que j'ai compris que vous ne faites pas partie de cette troupe de malandrins. Une nuit, j'étais dans un arbre et ils ne le savaient pas, je les ai entendus parler près du feu, ils parlaient de la duchesse qui est leur chef, ils l'appellent Belialith, ils parlaient aussi de vous, et de M. de Peyrac, votre époux. Ils disaient qu'il fallait qu'elle se décide à vous tuer avant qu'il revienne, parce qu'elle est très forte, mais vous, vous étiez peut-être encore plus forte. C'est cela qui m'a donné l'idée d'essayer de rentrer dans le hameau en profitant de la nuit pour venir vous demander aide et assistance.
Il tendit deux mains jointes, tremblantes.
– Si vraiment vous êtes plus forte qu'elle, noble dame, secourez-moi !...
Piksarett, malgré l'accent rugueux du Breton, semblait avoir suivi l'essentiel de son récit.
– Que peut-on faire ? demanda Angélique s'adressant à lui.
– Je vais le conduire à Uniacké, répondit le sauvage, il est retranché dans une bonne place et maintenant nous sommes en force. Des Mic-Macs, ses parents, sont montés du grand village de Truro. Il ferait beau voir que les Malécites fassent les mécontents. Aussi bien, ils sont saouls et ne savent plus ce qu'ils racontent, ni ce qu'ils veulent, un jour ils écoutent les hommes des deux navires qui sont à l'ancre derrière le cap, et qui viennent leur porter de l'eau-de-feu, un jour ils écoutent Uniacké qui est un grand chef et qui leur dit que les oies sauvages déserteront les étangs d'un peuple qui perd l'esprit juste à l'automne, quand elles se préparent à les visiter.
« Eux aussi se joindront à nous quand sera venu le jour de la vengeance, et ce jour est proche où les enfants de l'Aurore vont sortir des bois pour lever les chevelures de tes ennemis et de ceux qui ont tué nos frères.
Chapitre 19
Pour s'éloigner et gagner le refuge des bois, il fallait profiter de l'obscurité qui régnait encore. Piksarett avait son arc et ses flèches. Sous la protection de l'Indien, le jeune homme pourrait parvenir sain et sauf au campement des Mic-Macs. Les deux silhouettes se glissèrent au-dehors et se fondirent aussitôt dans l'obscurité.
Angélique grelottait de malaise. La fièvre la tenait bien. Elle toussa et, tentée de se pelotonner à nouveau sous les peu confortables couvertures, elle s'admonesta. Elle devait profiter de ce qu'elle était debout pour s'administrer quelques soins. Se préparer une boisson, poser un pansement sur son pied qui s'envenimait de nouveau, sinon elle perdrait toutes forces et l'on pourrait venir l'étrangler sur sa couche comme les reines maudites de jadis, sans qu'elle puisse seulement presser la gâchette de son arme.
Elle jeta une bourrée de genêts sur les braises encore ardentes et boitilla à travers la pièce pour aller prendre dans le cuveau de l'eau dont elle remplit une petite marmite qu'elle pendit à la crémaillère. Elle déchira un peu de charpie, prépara un baume, choisit des simples à infuser, et s'assit sur la pierre de l'âtre, attendant que l'eau commençât de bouillir.
Ses efforts l'avaient épuisée, elle était trempée de sueur. Elle se drapa dans une couverture, la resserrant autour de ses épaules à la façon indienne. Elle appuya son front à la pierre, regardant danser la flamme, se laissant aller à un état de demi-songe où voguaient ses pensées, lucides, vives, mais sans aucun pouvoir sur ses actes, indolores, aurait-elle pu dire.
Et celle qui entra, profitant de la porte entrebâillée qu'Angélique n'avait pas songé à verrouiller, ni même à clore, après le départ de Piksarett, elle la sentit moins comme une présence humaine que comme un esprit qui se glissait vers elle, un fantôme qui aurait pu aussi bien traverser les murs et perdait son pouvoir effrayant de n'être plus charnel.
Elle songea incidemment que Piksarett n'était plus là pour la défendre, qu'il lui faudrait peut-être appeler, s'armer. Mais son instinct lui confirmait que le danger ne s'adressait pas – pas encore – à sa vie. Et elle ne bougea pas. L'esprit la visitait. C'était un jeu, des coups seraient échangés. Un peu de sang coulerait, une griffure. Ce n'était rien ! L'autre se retirerait en léchant ses plaies. Il fallait tenir. Demain, après-demain, Joffrey serait là...
– J'ai vu de la lumière chez vous..., dit Ambroisine. Vous ne dormez donc pas ?... Vous ne dormez « donc » plus ?
Elle voulait prendre sa revanche. Elle s'appuyait à l'auvent de la cheminée rustique et la lueur de la flamme modelant ses traits de bas en haut leur donnait ce relief qu'on prête volontiers aux représentations de Méphisto, lorsqu'il surgit aux yeux de Faust du brasier de l'Enfer ; soulignées de noir ses prunelles allongées avaient un éclat d'or liquide, la courbe de ses sourcils paraissait démesurée, l'ossature accusée effaçait la grâce habituelle de la physionomie et la transformait en un masque fait d'ombres et de méplats d'une chair translucide comme l'albâtre.
Ce n'était ni beau ni laid. C'était étrange. Et l'on eût dit une statue, aux orbites ouvertes par lesquelles des yeux humains auraient regardé.
Angélique songea qu'assise sur la pierre de l'âtre elle bénéficiait d'un autre éclairage et avait l'avantage. Mais cette satisfaction relative resta fugitive. Elle fut saisie d'une quinte de toux, et dut chercher son mouchoir.
– Vous êtes malade, constata Ambroisine avec une intense jubilation. Voyez quel est mon pouvoir. En quelques jours vous avez perdu votre triomphante santé.
– Tout le monde peut s'enrhumer, dit Angélique, ce sont des choses qui arrivent continuellement aux humains sans qu'on ait besoin de convoquer l'arrière-ban des Enfers pour cela.
– Vous plaisantez encore, fit Ambroisine en grinçant des dents, vous êtes incorrigible ! Vous ne comprenez donc pas que vous allez mourir... Vous devriez déjà être morte cent fois... Si vous ne l'êtes pas encore, c'est parce que je n'ai pas voulu vraiment... Mais le jour où je signerai le décret...
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