– Croyez-moi, c'était la meilleure solution. On sait où mènent les procédures d'empoisonnements et de magie...

– Mais j'ai été mêlé à cette escarmouche, s'écria l'intendant effrayé. Il faudra que j'en réfère au grand conseil de Québec.

– N'essayez pas surtout ! C'est trop compliqué. Effaçons ! Effaçons ! Comme le vent et les oiseaux vont effacer toutes traces de ce jour sur cette plage. Pour quelques crânes décalottés, il n'y a pas de quoi nous plonger volontairement dans un merdier qui pue le soufre à plein nez. Tenez-vous coi ! Pour vous récompenser, je vous raconterai l'histoire de bout en bout. Je connais tous les détails. Cela occupera nos soirées d'hiver.

– Mais... il reste cette duchesse de Maudribourg.

– Vous avez raison. Morte ou vive elle n'a pas encore fini de nous tourmenter.

Ambroisine de Maudribourg vivait toujours, bien qu'elle parût sur le point d'expirer.

Marcelline, dévouée et courageuse, trouva, seule, la force morale de lui prodiguer quelques soins.

Pendant ce temps, le vieux Nicolas Parys convoquait la compagnie dans la salle de son fortin.

– Voilà ! déclara-t-il à Peyrac. J'ai une proposition à vous faire pour vous débarrasser de cette femme. Vous savez que je veux m'en aller et vous laisser mes terres. Le prix est à fixer mais je ne serai pas gourmand. Ce que je veux, c'est épouser cette duchesse de Maudribourg. J'aime ce genre de diablesse et je lui croquerai ses écus. Et quand il n'y en aura plus, elle me donnera le secret de la fabrication de l'or, elle le connaît.

– Mais, vous êtes fou, s'écria Villedavray. Cette sorcière vous nouera l'aiguillette et vous empoisonnera comme le duc son mari et pas mal d'autres de ses amants.

– C'est mon affaire, grommela le vieux roi de la côte est. Alors on s'entend comme ça ?...

Et comme la nuit tombait, il fit allumer ses torchères fumantes afin de dresser le bilan et l'estimation de ses biens à remettre à son successeur, le comte de Peyrac.

Chapitre 26

Mais vers le soir de ce jour, dans l'obscurité déjà profonde, il y eut un cri.

Un vent de panique souffla et Angélique ne fut pas loin de partager la terreur superstitieuse de certains.

Vivante ou morte, l'ombre d'Ambroisine continuait à planer sur les lieux. On avait eu trop à pâtir de sa malice et de ses ruses pour se croire si vite à l'abri de ses maléfices.

Or, voici qu'on retrouvait la grande Marcelline à moitié assommée contre le montant de l'âtre et vide la couche où l'on avait étendu la Démone et ouverte la fenêtre qui donnait sur les bois.

– Je tisonnais le feu, raconta l'Acadienne, et je tournais le dos. Allais-je m'imaginer qu'elle se lèverait, elle qui était quasi mourante, ne remuait même pas le petit doigt de toutes ces heures !... Elle est venue par-derrière et m'a bousculée avec une force incroyable. Je crois qu'elle voulait me faire choir dans les flammes. J'ai lutté. En me retournant j'ai entr'aperçu sa face. Horrible ! Ses cheveux, on aurait dit des serpents qui se tordaient. Au milieu de toutes ces plaies et ces plaques noires des coups, ses yeux qui luisaient comme ceux du diable, et ses dents... ses dents, croyez-moi, il y en avait deux plus longues, plus pointues que les autres... des dents de vampire... Le cœur m'a manqué. Je crois que je me suis évanouie pour de bon et que j'ai cogné contre la cheminée en tombant. Quand je me suis reprise, j'ai vu qu'elle avait sauté par la fenêtre. Regardez voir si elle ne m'a pas mordue avec ses crocs !... Si oui, je suis bonne pour l'Enfer !... Ah ! Pauvre de moi !

Courageusement, elle offrait son beau cou blanc et solide à l'examen. Elle était prête à tout, mais Villedavray lui assura de la façon la plus savante et théologique qu'elle ne portait aucune trace de morsures et n'avait rien à craindre de cette suprême attaque d'un suppôt de Satan.

Malgré tout, l'émotion était à son comble. Joffrey de Peyrac apaisa les esprits en disant qu'il se pouvait qu'une personne, douée de propriétés psychiques hors du commun comme la duchesse de Maudribourg, retrouvât subitement, malgré la gravité de ses blessures, une force surhumaine, lui permettant certes de se lever, de courir, de fuir devant elle dans un dernier sursaut de vitalité forcenée, mais dans la forêt de toute façon elle n'irait pas loin.

On envoya quelques hommes sur ses traces, ils revinrent sans avoir relevé aucun indice.

Aussi bien l'obscurité était profonde, la forêt hostile, et une lourde atmosphère régnait sur ce rivage où l'on achevait d'ensevelir les morts, et où personne cette nuit-là ne trouva le courage de prendre du repos.

Une vision s'imposait à Angélique et elle sentait, au long de son échine, un frisson la parcourir.

Elle voyait... oui, elle voyait...

Il semblait qu'avant de se rompre définitivement et de la délivrer, le lien qui l'avait enchaînée par la violence d'une lutte sourde et acharnée à son ennemie la plus redoutable, envoyée pour la perdre, ce lien une fois encore la reliait à celle qu'elle avait appris à connaître dans le secret afin de s'en défendre, et « elle la voyait »...

Elle voyait cette femme démente, fuyant dans ses robes de satin haillonneuses, fuyant follement à travers la sauvage forêt d'Amérique... Et, lancée sur ses traces, une sombre boule luisante, dévalant les ravines à sa suite, se coulant sous les halliers, se rapprochant, se rapprochant de la fugitive, bondissant sur ses épaules, l'abattant et la déchirant de ses griffes, tandis que se révélaient les yeux de feu et le rictus démoniaque retroussé sur les canines aiguës de la bête. Le monstre !... Le monstre dont parlait la prédiction. « ... Et je vis sortir des taillis une sorte de monstre velu qui se jeta sur la démone et la déchiqueta, et la mit en pièces, tandis qu'un jeune archange à l'épée étincelante s'élevait dans les nuées... »

– Où est Cantor ? s'écria Angélique.

Et elle se mit à le chercher de tous côtés, allant d'un groupe à l'autre, essayant de discerner sa silhouette déjà altière, sa chevelure blonde. Si elle l'avait rencontré, elle l'eût hélé : « Cantor ! Où est ton glouton ? Où est Wolverines ? » Mais elle n'aperçut ni Cantor ni le glouton. Marcelline, que son agitation étonnait et qui était remise de ses émotions, lui dit :

– Pourquoi vous inquiétez-vous ? Qu'est-ce que vous voulez qu'il lui arrive à votre Cantor ! Il y a belle lurette qu'il n'est plus un poupon, ce petit gars-là ? Mais je vous comprends ! Nous autres les mères, nous sommes toutes pareilles !

De guerre lasse, Angélique s'assit sur le banc qui se trouvait devant sa maison. Elle serra son manteau contre elle. C'était la suprême anxiété, la dernière attente, la dernière fois qu'elle se recueillait dans l'isolement de cette tragédie, perceptible à elle seule, et qu'elle allait quitter comme on quitte un pays visité au passage, où l'on ne voudra certes jamais revenir, mais d'où l'on ramène quelques précieux trésors.

Le clair de lune se leva derrière les falaises. Les yeux restaient partout allumés sur la plage. Les lumières des navires dansaient, nombreuses dans l'eau du bassin. Des bâtiments à la rive il y avait une animation incessante. Les Bretons rescapés, mornes et dolents, commençaient de plier bagage, halaient à leur bord les derniers tonneaux de morue salée.

Le comte de Peyrac sortit de l'ombre.

Il vint s'asseoir près d'Angélique. Il mit son bras autour de ses épaules et l'attira contre lui. Elle voulut lui parler de Cantor et de la vision qui la tourmentait, mais elle se tut.

Il fallait goûter ces minutes, savoir émerger du cauchemar, se guérir du cruel face à face.

Il lui semblait qu'elle était différente ou plutôt qu'elle avait acquis quelque chose qui lui était inaccessible jusqu'alors et qui la rendait différente. Cette chose encore mal définie ajoutait à sa personnalité tout en la fortifiant. Mais elle ne savait pas très bien ce que lui réservait l'avenir et c'est pourquoi elle éprouvait le besoin de se taire. Plus tard elle découvrirait qu'elle était devenue plus indulgente, plus tendre à la faiblesse humaine, mais aussi plus distante, moins concernée par l'entourage, plus libre d'esprit et de cœur, plus amicale envers elle-même, plus apte à goûter la saveur de la vie, plus intimement reliée à l'invisible, à ce qui n'est jamais prononcé, et qui régit en profondeur les actes des humains. Richesses sans prix, trésor inappréciable que laissait sur son âme, en se retirant, la vague maléfique.

En elle l'attente peu à peu changeait de signification, débouchait vers la confiance, le bonheur, la joie des certitudes.

Joffrey, par instants, baisait son front, caressait ses cheveux.

Ils parlèrent peu au cours de cette nuit, qui était encore, entre l'inconnu du lendemain et le poids d'une journée tragique, pleine de sang et d'anathèmes, une nuit d'attente.

Le comte expliqua seulement pourquoi le mois dernier il avait fait voile vers le golfe Saint-Laurent sans s'arrêter même à Gouldsboro.

Alors qu'il se trouvait encore sur la rivière Saint-Jean à régler l'affaire de Phipps et des officiels de Québec, il avait reçu un message de la côte est l'avertissant qu'on pouvait lui fournir des renseignements de la plus haute importance concernant La Licorne, la duchesse de Maudribourg et un complot contre lui ourdi.

C'est pourquoi, hâtivement, il se rendit sur le golfe. Cet avertissement corroborait sa propre intuition que la duchesse de Maudribourg et le navire à l'« oriflamme orange » qui les espionnait et leur tendait des pièges, avaient d'une certaine façon partie liée entre eux. Ce soupçon lui en était venu à l'esprit dès le jour où la duchesse avait débarqué si glorieusement à Gouldsboro. Lui aussi avait été sensible – mais d'une façon plus nette qu'Angélique – à ce qui sonnait faux dans la mise en scène de la belle « Bienfaitrice ». De plus, ayant examiné l'épave de La Licorne et les cadavres des victimes de naufrage, il en avait déjà retiré l'impression que l'affaire était suspecte, et les réticences de Simon à propos de son erreur de pilotage l'intriguaient...

Après l'arrivée spectaculaire de la duchesse, si miraculeusement – et élégamment – sauvée des eaux, s'évanouissant à leurs pieds, accaparant l'attention et l'attendrissement, son inquiétude s'était accrue. Que signifiait cette convergence vers Gouldsboro d'êtres et de navires si disparates et si divers ? Son instinct refusait de n'y voir que la main du hasard.

Aussi, au cours de cette même journée où Angélique veillait dans le fort, au chevet de la duchesse, il avait eu de nouveau un entretien avec Colin Paturel, l'interrogeant minutieusement. Il voulait tout savoir des conditions dans lesquelles Colin Barbe d'Or avait acquis ses lettres de courses pour une expédition en Amérique du Nord, en quels termes on lui avait présenté la place à conquérir, Gouldsboro – « Un pirate et quelques comparses à déloger !... » lui avait-on dit – et Colin se souvenait maintenant qu'à plusieurs reprises pour l'encourager, dans l'aventure, on avait fait allusion « qu'il ne serait pas seul là-bas », qu'il y serait assisté à l'occasion, qu'il y avait un grand nom derrière tout cela, et une des plus grosses fortunes du royaume, et qu'en somme on saurait reconnaître le service rendu par lui de nettoyer la place et d'y établir une colonie bonnement française. À la lueur un peu vague encore de ce récit, Peyrac prenait mieux conscience de la coalition dont il était l'objet et qui, sans doute, s'était fomentée à Paris sur des instigations précises, venues du Canada ; il sentait se cristalliser les menaces vagues, la volonté cachée mais certaine de les détruire sans merci, lui et les siens, et tout à coup...

– Tout à coup, je ne sais pourquoi, il m'est apparu que la chose la plus urgente à faire c'était de me réconcilier avec vous... ma chérie !... J'ai envoyé Enrico vous chercher...

Il y avait eu les apparences, les faits, et puis il y avait eu la trame invisible des pièges tendus à la bonne volonté des âmes et des cœurs. Ce soir-là à Gouldsboro, la Démone était déjà dans la place. Mais l'Amour l'avait prise de vitesse. Et c'est pourquoi, dans le pressentiment de sa défaite, elle avait poussé ce cri de l'autre monde, qui les avait glacés d'épouvante.

– Quand je pense à elle, dit Angélique, je commence à comprendre la peur et la méfiance de l'Église pour les femmes...

– Était-ce seulement une femme !...

L'aube se levait avec un éclat inhabituel et, dans les premières lueurs du soleil étincelant, ils virent venir Cantor par le chemin qui suivait la côte au-dessus du village.

Il marchait paisiblement en regardant vers la mer sur laquelle le soleil levant répandait une nappe d'or.