Effet de cette profusion glorieuse, sa beauté juvénile en était rehaussée encore, avec ses cheveux blonds auréolés de lumière, son regard limpide étincelant, la fraîcheur de son teint comme touché par l'éclat de la rosée, la grâce fière et sûre de sa démarche, et l'on ne sait quoi de pur et d'incorruptible qui émanait de toute sa personne.

« L'archange justicier ! » Ambroisine elle-même ne l'avait-elle pas désigné ainsi ?...

– D'où viens-tu ? lui demanda son père lorsqu'il s'arrêta devant eux.

Et Angélique :

– Où as-tu dormi ?

– Dormi ? répondit Cantor avec une certaine hauteur. Qui donc a dormi cette nuit sur cette grève ?

– Et Wolverines ? ton glouton ? où est-il ?

– Il court les bois. Après tout, il ne faut pas oublier que c'est une bête sauvage.

Et il s approcha pour saluer son père et baiser la main de sa mère. Puis, traversé d'une idée soudaine, redevenant enfant, il dit avec animation :

– Que fait-on de ces bruits qui circulent que vous allez vous rendre à Québec et que nous y passerons l'hiver ? Voilà qui me plairait fort. Après Harvard et la théologie, et Wapassou et la famine, je ressens le besoin d'un petit air de cour. Ma guitare se rouille de ne pouvoir vibrer pour le plaisir des jeunes filles avenantes. Père, qu'en dites-vous ?...

On retrouva le corps d'Ambroisine de Maudribourg affreusement mutilé, au bord d'un marécage. On pensa qu'elle avait été attaqué par un loup ou par un chat sauvage. Seuls des lambeaux de ses vêtements aux couleurs voyantes, jaunes, rouges et bleus, permirent de l'identifier.

L'aumônier de Tidmagouche, qui avait fort à faire avec tous ces gens à enterrer et qui en oubliait ses libations habituelles, vint trouver Peyrac.

– Dois-je donner l'absoute ? interrogea-t-il inquiet, on me raconte que cette femme était possédée du Démon.

– Absolvez ! répondit Peyrac. Aussi bien, ce n'est plus qu'un corps sans vie. Il a droit au respect des humains.

Chapitre 27

Sur la sortie de l'aumônier, entra Villedavray, qui dissipa l'impression pénible, en déclarant tout de go :

– Décidément, je les ai tous deux bien examinés. C'est le plus petit qui me plaît.

– Le plus petit ? s'enquit Peyrac avec un demi-sourire.

– De vos deux navires, en butin... Car je ne doute pas, mon cher ami, que vous allez me faire don d'une de vos prises de guerre ? L'amitié que je vous porte ainsi qu'à Mme de Peyrac m'a coûté assez cher ! Entre autres, la perte de mon Asmodée. Sachez que pour sa beauté j'avais englouti une fortune. Sans compter les mille morts que cette Démone lancée à vos trousses m'a fait courir à moi-même, du fait que je me trouvais dans vos parages et, plus ou moins forcé par les circonstances d'être votre allié. Aussi, j'estime que ce n'est que justice que je devienne propriétaire d'un des navires de ces pirates, pour compenser ma perte... N'est-il pas vrai ?

– Je partage entièrement votre avis, confirma Peyrac, et j'ajouterai que je désire prendre à mes frais la réfection du château arrière, et aussi le décor de la tutelle. Je suis prêt à faire venir de Hollande un des meilleurs peintres qui soient pour y exécuter un tableau à votre goût. Et encore, ceci sera peu pour reconnaître les inestimables services que vous nous avez rendus, marquis !

Le gouverneur de l'Acadie rougit de plaisir et son rond visage s'illumina de son sourire enfantin.

– Alors ? Vous ne me trouvez pas trop gourmand ? Comme vous êtes aimable, cher comte ! Je n'en attendais pas moins de vous. Mais nous n'aurons pas besoin d'ameuter la Hollande. J'ai sous la main, à Québec, un excellent artiste, le frère Luc... Nous allons créer une merveille...

Tout doucement l'on rentrait dans la vie normale. Ayant combattu la Démone avec vaillance et le meilleur de lui-même, Villedavray redevenait pointilleux, soucieux de ses intérêts et de ses jouissances.

Mais Angélique n'oublierait jamais quelle personnalité valeureuse se cachait sous les gilets brodés du petit marquis en dentelles.

– Il a été merveilleux ! dit-elle à Joffrey. Si vous saviez ! Durant ces derniers jours à Tidmagouche, c'était terrible. Elle, Ambroisine, elle me torturait de mille façons. Elle avait une façon de surgir et d'apporter chaque fois la menace, le doute et le désespoir qui finissaient par user toute résistance. Sans lui, notre Villedavray, je ne sais si j'aurais pu tenir, faire face à tant d'habile méchanceté ! Il dispersait l'angoisse, simplifiait par ses boutades les situations les plus dramatiques... Il m'a aidée à garder la certitude que vous alliez revenir et qu'alors tout s'arrangerait. Était-ce pour aller chercher ce témoin décisif, M. Quentin, l'aumônier, que vous vous êtes rendu à Terre-Neuve ?...

– Oui ! Le message qui m'avait atteint à Saint-Jean parlait de renseignements importants. Ici, j'ai appris l'histoire de l'aumônier de La Licorne qui avait été repêché sur les côtes de Terre-Neuve et qui paraissait en savoir long sur ce navire et sa propriétaire.

– Mais qui donc vous a envoyé ce message sur la rivière Saint-Jean ?

– Nicolas Parys !

Angélique ouvrit de grands yeux.

– Lui ? Je le croyais dangereux !...

– Il l'est, et rusé et sans scrupule, et paillard et mauvais, mais nous ne sommes pas ennemis. Cette histoire de l'aumônier jeté à la mer qu'on lui rapportait de Terre-Neuve et à laquelle était mêlé Gouldsboro lui a paru suspecte et il m'a fait prévenir afin que je vienne moi-même éclaircir l'histoire. De toute façon, il exècre toutes intrusions de nouveaux venus dans les affaires de l'Acadie dont il se considère le roi d'une bonne part, et comme il comptait s'entendre avec moi pour ses terres, il a préféré jouer franc jeu et m'avertir qu'on rôdait par là pour me faire trébucher. Cela ne l'a pas empêché lorsqu'il a connu la ravissante duchesse de se laisser prendre à son charme empoisonné.

– Mais comment est-elle parvenue jusqu'ici ?

– Sur le Gouldsboro. Je l'ai trouvée à La Hève, où Phipps, terrifié, s'était débarrassé d'elle, préférant se priver de ses otages que de demeurer aux prises avec une telle tentatrice. Il m'était difficile de laisser des femmes dans ce lieu abandonné. J'ai dû les amener jusqu'ici, où elles avaient plus de chance de trouver un navire pour Québec.

– Et ça a été votre tour d'être aux prises avec la tentatrice ?

Peyrac sourit sans répondre. Angélique continua.

– Et c'est sans doute au cours de cette traversée qu'elle a subtilisé votre pourpoint. Par quelle divination diabolique savait-elle qu'elle pourrait un jour en jouer pour me désespérer, comment savait-elle que je viendrais l'affronter à Tidmagouche ?... Elle pressentait tout... Avant de quitter Gouldsboro, vous avait-elle donné rendez-vous à Port-Royal ?...

– À moi ? Un rendez-vous ? Qu'aurais-je eu à faire d'un rendez-vous avec cette sorcière ?

– Elle voulait me le faire croire.

– Et vous l'avez crue ?

– Ou-oui !... par moments.

– Et vous avez un peu tremblé à votre tour ?

Il souriait en la regardant dans les yeux.

– Vous ? La séductrice qui ne connut jamais de défaites même sur le cœur des plus grands monarques ou des tyrans les plus redoutables ?

– N'était-elle pas une rivale de taille ? Terriblement habile et armée, non ? Mieux armée que moi en bien des choses qui pouvaient vous complaire : le savoir, par exemple, et...

– Un savoir artificiel et touché de folie qui ne pouvait que m'inquiéter plutôt que m'attirer. Comment avez-vous pu douter, mon amour ? Comment avez-vous pu craindre quoi que ce soit de ma part ?... Êtes-vous si peu consciente de votre incomparable séduction et de votre envoûtant pouvoir sur moi ? Comment pourriez-vous avoir des rivales en mon cœur ? Quelle folie ! Ne savez-vous pas qu'une personnalité de femme authentique, à la fois mystérieuse et sans artifices, ce qui est un don rare, attache plus profondément la passion d'un homme, que les rouées ne se l'imaginent.

« Certes, l'attraction de la chair sur nous autres, hommes, n'est pas à mésestimer, et des moins sots peuvent se laisser prendre aux capiteuses saveurs d'un beau corps, mais, moi-même, déjà enchaîné au joug de votre beauté et de votre charme ensorcelant, qu'aurais-je été chercher auprès de cette femme, malgré ses incontestables atouts ? Aussi bien, elle a deviné, dès le début, ma suspicion... Et ne pouvant jouer des dits atouts sur moi, elle feignait de quitter Gouldsboro, devinant que c'était la méfiance qu'elle m'inspirait qui me retenait céans, puis, dès que j'avais tourné le dos, ayant mis la voile pour Saint-Jean, tranquillisé que j'étais par ce départ, elle revenait pour vous prendre dans ses filets, vous, mon amour, mon trésor le plus précieux. Vous voyez que moi aussi, tout méfiant que je suis, je n'ai pu déjouer toutes les ruses d'une créature aussi diabolique !

– Elle était effrayante ! murmura Angélique avec un frisson.

On n'en finirait pas, de longtemps, de recenser les pièges que leur avait tendus Ambroisine, ceux dans lesquels ils étaient tombés, ceux que, par miracle, et comme protégés invisiblement, ils avaient pu éviter... Et comment, poussée par sa jalousie et sa haine démoniaque, elle avait voulu faire mourir Abigaël, parce que Angélique l'aimait, soit en la privant de secours possibles pendant son accouchement – et elle faisait porter par ses complices de l'alcool à la vieille Indienne, ou la nouvelle qu'un parti d'Iroquois approchait afin d'éloigner maître Berne, et elle versait une potion stupéfiante dans le café d'Angélique, mais c'était Mme Carrère qui l'avait bu... Alors Ambroisine feignait aussi d'avoir été droguée pour détourner les soupçons.

Et plus tard, retournant visiter Abigaël, elle versait un poison dans la tisane qu'elle savait préparée par Angélique pour l'accouchée.

Voici que l'homme aux épices et son Caraïbe, débouchant de la forêt sur la grève de Tidmagouche, éclairaient l'affaire de la taie écarlate. C'était lui qui avait vendu à la duchesse de Maudribourg le poison violent qu'elle avait versé dans la tisane. Il avait un peu de tout sur lui, cet homme ! Joffrey de Peyrac détermina qu'il s'agissait non d'un extrait de plantes mais de l'arséniate de fer.

Il avait aussi aidé de ses lumières à la fabrication du cordon de mèche explosive qui avait fait sauter l'Asmodée.

Apprenant tout cela, Villedavray voulait arrêter le pirate. Mais il apparut que cet errant des antipodes avait lui aussi été quelque peu victime de la démone et de ses complices sataniques. Pourchassé par eux parce qu'il en savait trop long et comprenant que, comme Clovis, il y allait de sa vie, il avait erré misérablement dans la forêt pour leur échapper ; il était à bout de forces.

– C'est bon ! accepta le gouverneur de l'Acadie. J'ai eu le hamac de son Caraïbe et sa pierre verte. Je lui laisserai la vie.

Le pauvre diable se coucha sur la plage les bras sous la nuque, son esclave olivâtre accroupi à côté de lui, et attendit le Sans-Peur, qui devait venir le rechercher par là vers l'automne, et le ramener aux îles.

Ce fut Phipps qui arriva le premier. L'Anglais se risquait dans les dangereuses eaux françaises pour essayer de joindre le comte de Peyrac.

Il avait entendu dire que celui-ci se rendrait à Québec pour négocier la situation du Maine et il était porteur de la part du gouverneur du Massachusetts de diverses recommandations à cet égard. Il était également chargé d'enquêter sur la mort du pasteur anglais qui avait été tué à Gouldsboro par un Jésuite.

Enfin il ramenait le soldat français Adhémar. Les puritains s'étaient déclarés incompétents à statuer sur le sort d'un tel personnage. Il était aussi difficile de le juger que de le pendre. Autant le refiler en douce aux Français.

Adhémar débarqua en héros. En revanche, Phipps avait perdu beaucoup de son mordant. Craintif, il regardait de tous côtés avec appréhension, et les affirmations qu'il se trouvait ici en territoire neutre et n'avait à craindre aucun coup de main des Canadiens, ne suffisaient pas à le rassurer. Il ne se rasséréna que lorsqu'il eut appris incidemment la fin de la duchesse et qu'il ne courrait plus aucun risque de se retrouver en face d'une femme aussi inquiétante.

Cette fin tragique avait affecté profondément le propriétaire du lieu, Nicolas Parys. Le vieux bandit avait mal accusé le coup qui le frappait dans ses visées sur la fortune de la duchesse de Maudribourg, et, qui sait ? dans la passion sénile qu'elle lui avait inspirée.

Il blanchit en deux jours, se voûta, brada ses terres au comte de Peyrac en quelques accords hâtifs, et malgré les protestations de Villedavray qui faisait remarquer que le gouvernement de Québec devait être mis au courant de ces tractations, et les cris de son gendre qui parlait d'héritage et de droits de succession : « Canso, c'est assez pour toi, gros lard », lui jeta-t-il – il descendit une dernière fois la grève de son royaume d'Amérique par un matin venteux qui annonçait l'arrière-saison, afin de s'embarquer sur le morutier breton.