– J'ai horreur des femmes savantes, fit Cantor d'un ton supérieur.

– Parce que jadis, précisément à la Cour, tu as vu les comédies de M. Molière.

– Oh ! Je me souviens, c'était drôle. (Et Cantor s'anima à ce souvenir. Puis il s'assombrit, de nouveau.) N'empêche qu'on ferait mieux de ne pas apprendre à lire aux femmes.

– Ah ! Te voilà bien un homme ! s'écria Angélique en lui ébouriffant les cheveux avec une gaieté mélangée d'irritation. Apprécierais-tu de me voir sotte et incapable de déchiffrer le moindre grimoire ?

– Vous, ce n'est pas la même chose, dit Cantor avec l'illogisme des fils qui adorent leur mère, n'empêche qu'une femme est incapable d'aimer le savoir pour lui-même. Elles ne s'en servent, comme celle-là, que pour s'en parer comme des plumes du paon, et mieux séduire ces crétins d'hommes qui s'y laissent prendre.

– Mme de Maudribourg possède certainement une intelligence supérieure..., dit Angélique avec prudence.

Cantor serra les lèvres et détourna la tête d'un air buté. Angélique sentait qu'il brûlait de dire quelque chose, mais qu'il se tairait parce que « naturellement, elle ne pourrait pas le comprendre ». Elle le quitta en lui rappelant une fois de plus que les qualités d'un jeune seigneur comportent aussi celles de se montrer amène dans le monde.

Il avait le don de l'agacer et même de la décourager elle-même par l'insatisfaction qu'il éprouvait de la conduite de son prochain.

La nuit pesait sur ses épaules un poids de plomb. Elle trouvait la nuit fort épaisse et comme menaçante, et chaque maison, close sur la lumière de l'âtre, lui parut hostile et recelant un ennemi caché, qui suivait du regard sa démarche. Dans quelle demeure se cachait-il, préparant ses pièges ?

Elle courut. Elle avait hâte de se réfugier dans son petit logis et même de s'y barricader, ce qui était assez sot.

Avant de parvenir à sa cahute, elle devait traverser une cour derrière l'habitation principale, puis, pour en sortir, une sorte de passage voûté, assez long, qui formait porte. Comme elle le franchissait, elle crut sentir que quelqu'un la guettait, tapi dans cette ombre épaisse.

Le temps instinctif d'enregistrer cet avertissement, et déjà deux bras – horreur ! – la saisissaient par-derrière, paralysant ses mouvements.

Leur force était irrésistible. On eût dit deux serpents brûlants cherchant à l'enlacer pour l'étouffer. L'obscurité était profonde sous le porche. On ne pouvait rien voir. Et sous l'effet d'une surprise horrifiée, aucun son ne parvenait à sortir de la gorge d'Angélique. L'étreinte de ces bras lui causait une sensation indescriptible et inusitée.

Car ce n'était pas des bras d'homme.

C'était doux, chaud et féminin, de même que la voix qui lui parlait à l'oreille – elle n'eût su dire en quelle langue – et qui lui causait la même impression de frayeur et de dégoût, lui donnait celle de glisser vertigineusement dans un piège mortel dont aucune force humaine ne pourrait la sauver. Ce fut si intense et terrible que peut-être se fût-elle évanouie d'horreur et de répulsion si un soudain éclair, traversant les nuées à l'horizon, n'eût illuminé l'obscurité du porche et qu'à sa lueur elle n'eût reconnu, proche du sien et la considérant avec étonnement, le visage d'Ambroisine de Maudribourg.

– Ah ! C'est vous ! réussit-elle à articuler tandis qu'il lui semblait que son sang se remettait difficilement à circuler dans ses veines. Pourquoi m'avez-vous fait cette peur stupide ?

– Peur ! Quelle peur ! Ma chère. Je vous attendais pour prendre congé de vous, c'est tout, et vous marchiez si vite, plongée dans vos pensées que j'ai dû vous arrêter.

– Soit ! Excusez-moi, dit Angélique froidement, mais... c'est enfantin. À l'avenir soyez plus simple ! Vous m'avez causé une telle frayeur que j'en tremble encore.

Elle avait essayé de faire quelques pas, mais s'apercevait que ses jambes étaient de plomb et ne la portaient plus. Elle dut s'appuyer à l'entrée de la voûte. Elle respira l'air plus frais, cherchant à calmer les battements désordonnés de son cœur. Mais l'air, ce soir, était opaque, lourd, chargé de senteurs exacerbées par l'orage et ne la soulageait pas. Elle continuait à se sentir défaillante, habitée de cette angoisse qui lui ôtait jusqu'à la faculté de raisonner et lorsque de nouveau son regard se posa sur le visage d'Ambroisine, levé vers elle, la peur revint.

C'était subtil et encore incertain. La lumière sourde du feu qui brûlait bas dans l'âtre de la petite maison où elle habitait et qui venait jusqu'à elles par la porte ouverte, jetant des lueurs intermittentes, un peu roses, et jusqu'à la lumière des étoiles entre les nuages et leur reflet ténu à la surface de la mer, créaient autour d'elle et d'Ambroisine une semi-clarté, que déchirait par instants un éblouissant et silencieux éclair, jailli de l'horizon nocturne. Tard ensuite et loin on entendait rouler les grondements étouffés de l'orage. Cependant, même lorsque l'ombre retombait, Angélique pouvait voir Ambroisine, grâce à cette phosphorescence de la nuit où se mêlaient les différents reflets des éléments et il lui semblait que la blancheur de ce visage s'intensifiait jusqu'à émettre lui aussi une lumière anormale, et que le feu sombre des prunelles étranges où dormait une lueur d'or s'accentuait, se chargeant d'un pouvoir maléfique qui la laissait, elle, Angélique, incapable d'échapper à ce charme.

– Vous m'en voulez, dit Ambroisine d'une voix changée, vous vous êtes éloignée de moi, je le sens et cela m'est horrible !... Pourquoi, pourquoi ? En quoi vous ai-je blessée, ma merveilleuse ? Je n'aurais point voulu cela !... Combien m'indiffèrent des hommages qui ne peuvent émouvoir mon être, alors qu'un seul sourire de vous m'est plus précieux, plus délicieux, que tout au monde... Ma merveilleuse !... Combien vous ai-je attendue !... Combien vous ai-je espérée... et enfin vous êtes devant moi, contre moi, si belle. Ne me jugez pas... je vous aime...

Elle avait noué ses bras autour du cou d'Angélique et elle souriait. Ses petites dents avaient l'éclat des perles, elles miroitaient comme des étoiles.

Les paroles semblaient venir de très loin comme portées par un vent sombre et étranger.

Angélique sentit sa chair se hérisser.

Il lui parut voir danser autour d'Ambroisine des langues de flammes qui s'assemblaient, écrivant sur le fond phosphorescent de la nuit des mots... ces mots qui rôdaient autour d'elle depuis qu'elle avait mis les pieds en Amérique, ces mots qu'elle avait lus, écrits de la main du Jésuite, sur la lettre au père d'Orgeval, ces mots fous, sans signification, ces mots rituels, invraisemblables, ridicules, et qui, surgissant subitement de sa pensée, s'imposaient à elle avec une effrayante certitude : la Démone ! L'Esprit succube !

– Vous ne m'écoutez pas, fit tout à coup Ambroisine, vous êtes là à me fixer d'un air hanté. Qu'ai-je dit de si effrayant ?

– Qu'avez-vous dit ?

– J'ai dit que je vous aimais. Vous me rappelez notre mère abbesse... Elle était très belle, très froide, mais il y avait un feu terrible derrière son visage impassible.

Elle eut un rire doux, un peu ivre.

– J'aimais lorsqu'elle me prenait dans ses bras, murmura-t-elle.

Son expression changea encore et, de nouveau cette sorte d'aura, qui n'était peut-être visible qu'aux yeux d'Angélique, parut sourdre de toute sa personne, et surtout de sa face, de ses yeux et de son sourire, rayonnant d'une exaltation passionnée.

– Mais vous êtes plus belle encore, dit-elle avec tendresse.

Un sentiment indéfinissable la transfigurait, au point qu'Angélique se dit qu'elle n'avait jamais rencontré un être aussi beau. Cela avait quelque chose de supraterrestre. « La beauté des Anges », songea-t-elle.

Et son cœur défaillit mais cette fois sous la poussée d'une sensation inconnue, celle de se détacher de la terre, pour communiquer avec le monde irréel invisible aux humains. D'un élan intérieur qui ressemblait à celui que prend le noyé au fond de la mer pour revenir à la surface, elle échappa à ce vertige. La peur avait reculé devant un sentiment de curiosité intense.

– Qu'avez-vous, Ambroisine ? Vous n'êtes pas dans votre état normal ce soir ? On dirait que vous êtes possédée.

La jeune femme lança un éclat de rire strident, mais qui s'adoucit.

– Possédée ! Quel grand mot !

Un sourire indulgent jouait sur ses lèvres.

– Comme vous êtes émotive, mon amie, et comme votre cœur bat ! dit-elle en posant sa main sur le sein d'Angélique.

Une tendresse ardente vibrait dans sa voix.

– Possédée, non. Mais fascinée ?... Certes, fascinée par vous ! Oui, je le suis. Ne l'avez-vous pas compris tout de suite ? Dès que je vous ai vue sur la grève, là-bas, à Gouldsboro, je suis tombée sous votre empire et ma vie a pris un autre sens. J'aime votre grand rire, si gai, votre violence, votre ferveur de vivre, la douceur de vos gestes envers les autres... Mais, plus que tout, votre beauté me bouleverse...

Elle posa sa tête sur l'épaule d'Angélique.

– J'ai tant rêvé ce geste, murmura-t-elle. Quand vous parliez d'Honorine, votre fille, j'étais jalouse. J'aurais voulu être à sa place et connaître la chaleur de votre corps. J'ai froid, dit-elle avec un frisson. Le monde est peuplé de terreurs. Seule, vous êtes le refuge et la volupté.

– Vous perdez l'esprit, dit Angélique qui, elle, perdait pied et n'arrivait pas à se dégager.

Une impression de demi-songe l'envahissait. Sur l'étoffe de son corsage elle sentait les ongles d'Ambroisine griffer légèrement et cela faisait à ses oreilles un bruissement terrifiant.

Pour détacher d'elle les mains qui s'agrippaient et forcer la femme à reculer, elle dut accomplir un immense effort.

– Vous avez trop bu, ce soir. Ce vin sauvage était fort.

– Ah ! Ne recommencez pas à vous conduire en dame de grande vertu ! Certes, cela vous va à ravir. Vous savez bien composer votre personnage de séductrice. Tous les hommes s'y laissent prendre. Ils aiment la vertu, à condition qu'elle soit prête à faillir devant leurs passions. Mais entre vous et moi il n'y a pas besoin de ces ruses, n'est-ce pas ? Nous sommes belles toutes deux et nous aimons le plaisir. Ne m'accorderez-vous pas un peu d'amitié malgré ce que je vous ai dit hier soir ?...

– Non, je ne puis.

– Pourquoi ? Pourquoi non, ma bien-aimée ?

Elle riait de son rire doux et bas qui avait quelque chose de charnel, d'envoûtant.

Un éclair qui vint projeter dans un coin sombre où se déroulait leur dialogue, une lueur crue et aveuglante, montra à nouveau aux yeux d'Angélique ce visage que transformait un sentiment de passion indescriptible et qui parait Ambroisine de Maudribourg d'une beauté surnaturelle. Oui, vraiment jamais elle n'avait vu un être aussi beau. À son tour, elle demeurait fascinée.

– Pourquoi non ? Les hommes ont-ils tant d'importance pour vous ? Pourquoi paraissez-vous si déconcertée par mon désir ? Vous n'êtes pas naïve, que je sache. Et vous êtes sensuelle. Vous avez vécu à la Cour, même vous y meniez les plaisirs du roi, m'a-t-on dit. Mme de Montespan m'a conté à votre propos maintes anecdotes libertines. Les auriez-vous oubliées, madame... madame du Plessis-Bellière ?... Sachant ce que je sais sur vous, je ne peux croire que vous refusiez un instant de plaisir lorsqu'il se présente...

Profitant de la stupeur d'Angélique, entendant évoquer Mme de Montespan et sa vie passée à la Cour, la duchesse de Maudribourg avait dégagé ses poignets des mains qui les retenaient.

Elle les frotta doucement, comme si l'étreinte d'Angélique les eût meurtris, et ses yeux brûlants continuaient à observer celle-ci dans la pénombre, que hachaient de temps à autre des lueurs fulgurantes.

Une soudaine expression d'amertume tordit sa bouche.

– Pourquoi vous montrez-vous si froide ? Si un homme vous caressait vous vibreriez déjà d'une autre façon, j'en suis certaine. N'avez-vous jamais goûté ces plaisirs de la main d'une femme ? C'est dommage ! Ils ont leurs charmes.

Elle eut à nouveau son rire de gorge, à la fois irritant et charmeur.

– Pourquoi laisser aux seuls hommes le soin de nous rendre heureuses ? Ils sont si peu doués, les pauvres patauds !...

Elle rit encore, mais cette fois d'un éclat brusque, grinçant et métallique.

– Leur science est si courte ! Tandis que la mienne...

Elle se rapprocha d'Angélique et ses bras lisses, au parfum tiède, l'enlacèrent de nouveau.

– La mienne est infinie, chuchota-t-elle.

Ses bras étaient d'une douceur veloutée, mais leur suavité même causa à Angélique une horreur inexprimable.