Comme tout à l'heure quand elle avait été arrêtée sous le porche, elle avait l'impression qu'un serpent souple et d'une force irrépressible s'enroulait autour d'elle, se lovant avec une égoïste sensualité à son corps, l'oppressant d'une étreinte doucereuse et avide.
Qui a dit que les serpents sont froids, visqueux ? Ce serpent-là, animé d'une vie chaleureuse, d'une tendresse bouleversante, d'un charme insinuant et impérieux, avec la lumière fixe et rayonnante de son beau regard humain fixé sur elle, elle savait qu'il était le Serpent, et qu'il surgissait tout droit des brumes enchantées de l'Éden, des splendeurs du jardin sans nom, aux premiers jours du monde, où s'épanouissaient toutes les splendeurs de la création, où toute chair était innocente...
Si forte était son impression qu'elle ne se fût pas étonnée de voir une langue fourchue glisser subtilement entre les lèvres rouges entrouvertes d'Ambroisine.
– Tu sauras tout, dit cette bouche près de la sienne, et je te devrai tout. Ne me refuse pas la seule volupté que je puisse connaître sur terre.
– Laissez-moi, dit Angélique, vous êtes folle.
Les bras qui l'emprisonnaient relâchèrent leur étreinte et la vision à la fois effrayante et paradisiaque parut s'effacer, tandis que retombait la nuit trouée d'éclairs. Les sons et les mouvements de la réalité alentour revinrent à la perception d'Angélique : le chant strident des cigales, le froissement des flots sur la grève.
Ce fut à peine si elle perçut le bruit de pas qui s'éloignaient tandis que la silhouette d'une femme courant se fondait dans la nuit comme un blanc fantôme.
Chapitre 4
Angélique se retrouva assise sur sa couche de varech, dans la petite maison de bardeaux. Elle était abasourdie, et en même temps l'incident qui venait de se passer et qu'elle n'était pas très sûre encore de ne pas avoir rêvé avait comme dissipé la tension oppressante qui l'avait hantée tout le jour. Il lui semblait être brutalement retombée sur ses pieds et elle en éprouvait un certain soulagement. Ainsi elle s'était posé maintes fois la question angoissante : « Qui est fou ?... Colin, Joffrey, moi-même, les Anglais, les Huguenots, le père de Vernon ? » Tout à coup la réponse éclatait en évidente clarté. C'est elle qui est folle. Elle, la duchesse de Maudribourg.
Et à cette lumière bien des choses lui semblaient se remettre en place : les propos de Colin et ceux des deux pirates qu'elle prétendait avoir surpris et aussi ceux qu'elle prêtait à Joffrey, et même les paroles d'Abigaël chargée de s'informer de la part des protestants si les Filles du roi demeuraient à Gouldsboro, méfiance qui avait blessé Angélique. Soudain, passait fugitivement le visage hautain du jésuite fronçant les sourcils lorsque Angélique lui avait dit : « Vous vous êtes opposé à ce que les Filles du roi demeurent à Gouldsboro. »
Et lui : « Moi ? Je ne me suis pas mêlé de cette affaire... »
C'était bien pourtant Ambroisine qui lui avait dit, à elle : « Le père de Vernon s'y oppose absolument... Il craint pour l'âme de mes filles. »
Mensonges !... Travestissement de la vérité et des apparences par l'habileté d'un espoir égaré.
Il était assez inattendu que la révélation d'un aspect insoupçonnable de la personnalité de la duchesse, ses dispositions à des passions coupables qu'Angélique ne lui eût jamais prêtées, lui révélassent en même temps comme découlant de source sûre, que d'elle venaient tous les mensonges. Mais une logique se dégageait de ces événements troubles et décevants. La transformation d'Ambroisine, ce n'était pas une transformation. C'était son attitude première, celle qu'elle avait adoptée devant Angélique, de jeune femme d'œuvres, pieuse, dévouée, un peu exaltée de religion, puis dévoilant peu à peu les tourments cachés de son âme meurtrie, c'était ce personnage-là qui était un mensonge. La vraie Ambroisine, c'était celle qui tout à l'heure avait prononcé de si étonnantes paroles...
« Mais quelles étonnantes paroles ? » s'interrogeait-elle, de nouveau déconcertée et doutant de bien saisir la situation. Un être désaxé, s'égarant à la suite de libations un peu trop généreuses, s'abandonnant à des déclarations amoureuses insolites, dont demain elle aurait honte.
Non, en cela même ne résidait pas la solution du mystère... Folle, désaxée, oui, mais de là à la charger de tout le poids de la cabale sanglante et si nettement concertée qui s'attaquait à elle et à Joffrey, n'était-ce pas tomber dans l'excès contraire ?...
Puis, un aveu tombé d'Ambroisine lui revenait : « Nous sommes belles toutes deux et nous aimons le plaisir... »
Alors, un instant, il lui paraissait avoir capté entre ses mains la véritable Ambroisine, et non celle aux. larges yeux de biche traquée qui gémissait : « Je ne peux supporter qu'un homme me touche... Vous ne pouvez savoir ce que c'est d'être une enfant de quinze ans livrée à un vieillard lubrique. »
Celle qui avait inspiré sa pitié. Qu'était-elle ? Dangereuse, amorale ou pitoyable ?
Comment savoir la vérité ? Qui pouvait parler sans fard d'Ambroisine de Maudribourg ? Ses protégés l'aimaient et la vénéraient visiblement.
Et elle s'avisait qu'elle n'avait jamais parlé avec quiconque de la duchesse de Maudribourg, de l'opinion que les uns ou les autres en avaient, ni avec Abigaël ni avec Joffrey.
Joffrey l'avait simplement renseignée sur le duc de Maudribourg, son mari, renseignements qui correspondaient à ce qu'Ambroisine lui en avait appris par la suite. Le comte avait reconnu aussi qu’elle était fort savante.
Mais ce qu'il pensait, lui, de la « bienfaitrice », elle l'ignorait, et cela lui causa, lorsqu'elle s'en avisa, une impression désagréable, comme chaque fois qu'elle associait dans sa pensée le nom d'Ambroisine à celui de Joffrey. Son mari ne lui avait pas tout dit au sujet de cette femme et même il lui semblait qu'il avait voulu lui cacher certains faits. Avait-elle donc été dupe ? Les gens ne parlaient pas d'Ambroisine de Maudribourg, c'était un fait. Hasard ou réflexe, de crainte ou d'incertitude ?
Elle évoquait la scène sur la plage de Gouldsboro quand elle avait vu tous les yeux des hommes présents, même ceux de Joffrey, fixés sur Ambroisine. La voyaient-ils en cet instant comme elle l'avait vue tout à l'heure ? Transfigurée par on ne sait quelle flamme intérieure et joie surhumaine.
« Dieu ! Qu'elle était belle ! » se dit-elle avec effroi.
Quel homme pouvait résister à l'attirance de cette beauté si elle lui devenait perceptible ? Est-ce là le charme dont se pare toute femme lorsqu'elle aime vraiment et que le désir la possède ?... « Est-ce que j'ai cette tête-là, moi, quand Joffrey me prend dans ses bras ?... Oui, peut-être ? »
Mais encore ! L'anomalie ne venait pas seulement de là. Une femme usant de ses charmes, retenant l'attention... Cela ne suffisait pas pour qu'Angélique s'écriât aussitôt : « C'est ELLE qui est folle ! Les mensonges, tous les mensonges, c'est ELLE... »
Alors, repensant à la scène récente qui s'était déroulée entre elle et Ambroisine, elle comprit ce qui était insolite, anormal, c'était la frayeur absolument indescriptible qu'elle avait éprouvée lorsque Ambroisine avait noué ses bras autour d'elle.
Or, le fait en lui-même ne méritait pas tant d'effroi.
Bien qu'il fût pour la surprendre, car pas un instant jusqu'alors la pensée ne l'avait effleurée que la pieuse et ravissante veuve pût sacrifier au culte de Sapho.
Au contraire, si un soupçon l'avait effleurée, ç'avait été pour craindre la puissance du charme de Joffrey sur une nature qui paraissait douée de tous les attributs de la séduction féminine : beauté, jeunesse, intelligence, grâce, puérilité, et qui auraient pu user à son tour de ses armes pour conquérir cet exceptionnel personnage, ce grand seigneur du bout du monde que bien peu de femmes pouvaient considérer avec indifférence.
Angélique avait craint pour Joffrey. Elle devait se l'avouer franchement maintenant. Et voici que c'était à elle qu'Ambroisine faisait des déclarations...
Il y avait de quoi demeurer quinaude. Mais pas de quoi se pétrifier de terreur comme elle l'avait fait.
Au cours de son existence et surtout de sa vie à la Cour, elle avait eu à se tirer de situations plus épineuses que celles de refuser les avances amoureuses d'une femme. À la Cour, tous les plaisirs régnaient. C'était le poison dont se grisait cette foule avide, folle de contenter ses sens sollicités par toutes les jouissances terrestres.
Chacun buvait à la coupe qui lui paraissait la plus savoureuse ou la plus prometteuse de sensations nouvelles, le dixième commandement étant enfreint de toute façon, dès que le corps était en jeu. L'idée du péché ajoutait un piment supplémentaire aux délicieuses défaillances des sens et aussi la peur de l'Enfer auquel, naturellement, on voulait échapper. Heureusement les aumôniers étaient là pour ça...
Dans ce ballet mi-céleste, mi-infernal qui se menait à Versailles, la beauté d'Angélique l'avait placée maintes fois dans la nécessité de causer de cruelles déceptions. Mais c'était dans les règles du jeu.
Par expérience, et aussi guidée par son instinct naturel, le respect inné qu'elle avait d'autrui et qui la rendait indulgente aux passions humaines, s'il ne s'y mêlait pas de cruauté, elle avait acquis la science de préserver sa liberté et ses sentiments sans se faire d'ennemis. Sauf avec le roi, évidemment ! Mais c'était une autre question.
Alors pourquoi cette panique qui l'avait paralysée au point même de la laisser un moment sans réaction comme un lapin stupide devant le serpent.
Le serpent ! Encore cette image ! « C'est parce qu'elle est folle, sans doute... la vraie folie inspire la peur... Non, j'ai eu peur dans ma vie et j'ai rencontré des fous... Mais, tout à l'heure, c'était autre chose ! C'était comme toutes les terreurs mêlées... Le mythe terrifiant ! Le Mal !... Qui est-elle ? »
Elle se leva prise d'une inspiration subite. Il y avait quelqu'un à Port-Royal qui, peut-être, pourrait lui parler ouvertement sur la duchesse de Maudribourg, quelqu'un qui la détestait cordialement et ne le cachait pas. Connaître les raisons de cette antipathie aiderait peut-être Angélique à se faire un jugement plus exact sur l'étrange créature.
Elle sortit de la maison. L'orage lointain continuait de rouler au fond de l'horizon ténébreux. Mais un silence ouaté pesait sur le village. Il semblait qu'on dormît solidement et la conscience pure à Port-Royal.
Elle descendit la côte jusqu'aux premières maisons qui bordaient la plage.
En approchant du logis de Cantor, elle vit briller la lampe derrière la lucarne entrouverte et s'arrêta. Était-il seul ? Sait-on jamais avec ces jeunes gens ! Mais, jetant un coup d'œil à l'intérieur, elle sourit. Car il s'était endormi la main encore tendue vers un énorme panier de cerises qu'il avait posé près de sa couche sur un escabeau. Malgré la forte musculature de son beau corps d'adolescent, sur lequel il avait jeté négligemment une couverture, il ressemblait toujours, à ses yeux, au petit Cantor joufflu, qui s'endormait jadis, chaque soir, comme un ange. Dans l'entremêlement de ses boucles d'un blond mordoré, son visage tanné, sa bouche renflée, un peu boudeuse – la bouche des Sancé de Monteloup – ses paupières aux longs cils soyeux, gardaient la candeur de l'enfance.
Elle pénétra subrepticement dans la cahute et vint s'asseoir à son chevet.
– Cantor !
Il sursauta, ouvrit les yeux.
– Ne crains rien. Je suis seulement venue te demander un avis. Que penses-tu de la duchesse de Maudribourg ?
Elle le prenait au débotté, afin qu'il n'eût pas le temps de se méfier et de se refermer sur lui-même à son habitude.
Il s'assit, à demi appuyé sur un coude, et la regarda d'un air soupçonneux.
Elle attrapa le panier de cerises et le posa entre eux deux. Les fruits réjouissaient l'œil et le palais. Ils étaient énormes, brillants et vraiment d'un rouge cerise étincelant.
– Donne-moi ton opinion, insista-t-elle. J'ai besoin de savoir ce que tu sais d'elle.
Il prit le temps de croquer deux cerises et de cracher les noyaux.
– C'est une putain, déclara-t-il enfin avec solennité, la plus effroyable putain que j'ai rencontrée dans ma vie.
Angélique n'osa pas lui faire remarquer que sa vie ne comptait que quinze années et que, dans ce domaine un peu particulier, elle était plus courte encore.
– Qu'entends-tu par là ? demanda-t-elle d'un ton neutre, tout en prenant une poignée de cerises et en contemplant dans le creux de sa main leur rubis étincelant.
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