Dans ce fatras, ce mauvais rêve, ce grouillement de sensations inconfortables, impossibles à démêler, Angélique se rattachait à quelque chose de sûr, de certain, au moins pour elle. L'amour que lui avait témoigné Joffrey ce soir où il l'avait fait appeler : « Ça, expliquons-nous, mon cœur ! »

C'est lui qui avait fait le premier geste et on aurait dit qu'il avait hâte de dissiper les ombres entre eux, de dresser un barrage d'amour qui serait aussi une défense contre le nouvel assaut qui se préparait contre eux.

Ambroisine de Maudribourg avait débarqué le matin même. L'intuition de Joffrey de Peyrac l'avait-elle averti ? Elle aspira à le revoir de tout son cœur, l'appelant en elle-même, l'assurant de sa confiance et de son amour, en ce monde trompeur et décevant. C'était un fil ténu mais solide qui la reliait à lui et elle se répétait avec force qu'elle ne laisserait pas à la femme jalouse, la victoire sur ce point. Quoi qu'il arrivât, le souvenir des mots d'amour qu'il avait prononcés ce soir-là, le souvenir de son regard posé sur elle avec une expression énigmatique et ardente, comme s'il eût mesuré tout le prix d'Angélique à l'acharnement de ses ennemis pour l'abattre, ce souvenir resterait son viatique au cours de l'épreuve qui l'attendait.

Angélique guetta l'aube, assise un peu plus haut sur la colline. D'où elle était, elle pouvait voir les toits de Port-Royal surgir peu à peu d'une brume irisée qui était venue subitement de la mer un peu avant les premières lueurs du jour. Mais ce brouillard léger se dissipait déjà sous l'effet du soleil levant. Angélique était assise non loin de l'emplacement où le lord écossais Alexander, en 1625, avait édifié son fort, amenant sa recrue de tartans et de bérets à pompons en lieu et place du premier Port-Royal français ruiné et brûlé une dizaine d'années plus tôt par le corsaire virginien Argall sous les ordres des puritains de la Nouvelle-Angleterre. Le fort de lord Alexander avait été à son tour détruit, mais les Écossais demeuraient, faisant souche de petits rouquins parmi les Acadiens aux cheveux noirs.

Tout ce passé de Port-Royal importait peu à Angélique ce matin-là, c'était pour elle un lieu sans nom, et plutôt un décor un peu fantomatique et dont l'apparente quiétude et amabilité s'apparentait mal aux révélations que lui avait apportées la nuit. La réalité ce n'était pas ce paisible village fleuri s'éveillant parmi le chant des coqs et le tintement des cloches appelant les fidèles à la messe du matin, c'était le personnage secret d'Ambroisine, son habileté pour confondre, abuser, paralyser les esprits et les langues, par la crainte, l'aveuglement, la fascination qu'elle éveillait.

Cantor avait raison. Lorsque les uns mentent, lorsque les autres ont peur, tout peut se passer sous vos yeux et jusque dans votre propre maison, sans que vous puissiez discerner d'où vient le trouble. Votre esprit orienté différemment ne comprend ni les signes ni les allusions, les interprétant mal. Ainsi en avait-il été pour Angélique livrée à Ambroisine... Et elle savait qu'elle n'en avait pas fini maintenant qu'un bout du fil avait été saisi, qu'elle n'en avait pas fini avec les découvertes amères... Les découvertes atroces peut-être... L'aube venait, d'un bleu lourd, du côté où avait grondé l'orage, révélant peu à peu le bassin aux reflets d'étain.

La brume tombait en rosée sur les bardeaux argentés et les buissons de lupins multicolores.

Un des oratoriens, M. Tournel, dans sa soutane noire, traversa la rue principale, suivi d'un enfant tôt levé qui lui servirait la messe.

Angélique attendit encore un peu. Lorsque le soleil, en glissant vers l'est, par-dessus la crête des monts boisés, annonça cette heure matinale qui est celle où l'on prend la route, où l'on s'en va aux champs, où le berger sort ouvrir la porte des étables, où la femme pieuse se dirige vers l'église, Angélique se leva.

Elle suivit le flanc de la colline. Un peu plus loin était une clairière traversée par un petit ruisseau, qui descendait ensuite en caracolant vers le village. Angélique aperçut celui qu'elle était venue chercher. Elle savait qu'il avait là son campement. Les reins serrés dans un pagne de toile, un homme se débarbouillait vigoureusement dans le courant du ruisseau. C'était le frère Marc.

Lorsqu'il aperçut Angélique, il s'effara, attrapa vivement sa bure qu'il avait jetée sur un buisson et l'enfila précipitamment, confus d'être surpris dans ce simple appareil.

Angélique alla jusqu'à lui, et tirant de sa poche la cordelière du moine capucin, elle la lui tendit.

– Vous avez oublié ceci, cette nuit, chez Mme de Maudribourg, lui dit-elle.

La confusion du religieux changea d'objet. Il considéra la cordelière comme si c'eût été une bête venimeuse, et une violente rougeur monta à son visage tanné de joyeux coureur de bois.

Il prit la cordelière, la noua autour de son froc, puis, tenant toujours les yeux baissés, commença à rassembler les quelques objets épars dans l'herbe autour du foyer où il avait cuisiné un bol de sagamité. Enfin il se décida à regarder Angélique.

– Vous me jugez, n'est-ce pas ; j'ai trahi mes vœux de religion ?

Angélique eut un sourire sans gaieté.

– Je n'ai point à vous juger, mon père, sur ce point précis. Vous êtes un homme jeune et vigoureux et c'est votre affaire de vous arranger entre votre nature et vos vœux. Mais je voudrais seulement savoir : Pourquoi elle ?...

Le frère Marc respira profondément et parut sous le coup d'une agitation intérieure qui l'empêchait de trouver les mots adéquats.

– Comment expliquer..., explosa-t-il. Elle ne me laissait pas de répit. Depuis les premiers jours à Gouldsboro, je suis en butte à sa poursuite. Jamais je n'ai subi un tel assaut. Et elle m'attachait à elle par des artifices dont je reconnais la puissance sans pouvoir définir en quoi réside leur charme trompeur.

(Une mélancolie profonde abattit son excitation, hocha la tête.)

– On croit qu'il y a en elle quelque chose qui vous choisit, ou qui pourrait vous choisir si l'on se donnait la peine de l'aimer, d'avancer plus avant dans son mystère. Mais l'on ne rencontre que le vide. Rien, rien, que le vide. Un vide d'autant plus mortel qu'il se pare de toutes les grâces, de tant de mirages séducteurs... Rien... et puis, peut-être, tout au fond, comme le dard d'un serpent, une volonté effrayante de vous détruire, de vous entraîner dans sa propre perte, dans son propre néant... Sans doute la seule volupté qu'elle est capable de connaître. (Il se tut, les yeux fixés à terre.)

« Je me suis confessé à M. Tournel, reprit-il, et maintenant je m'en vais. Je crois que, de tout cela, j'ai quand même retiré un enseignement qui me sera utile, auprès de ceux que je dois édifier. Encore que l'être humain ne soit jamais prêt à écouter la voix de la sagesse, s'il ne s'est lui-même brûlé au feu des passions humaines. Quant aux sauvages, quoi leur apporter ? Ils en savent plus long que nous sur les choses de l'âme. Heureusement, il me reste la forêt et les eaux qui vagabondent.

Comme il était très jeune et que peut-être pour la première fois de sa vie son être saignait d'un renoncement définitif à quelque chose d'essentiel, ses paupières rougirent brusquement tandis qu'il levait les yeux vers les frondaisons touffues où bourdonnaient les insectes. Mais il se ressaisit.

– La forêt est bonne, elle, murmura-t-il. La nature a son mystère, elle aussi, sa beauté et ses pièges, certes, mais non pervers, et les bêtes elles-mêmes, dans leur innocence pleine de courage et de simplicité... Peut-être le reflet que nous avons, à travers les choses de notre Dieu Créateur, est-il moins éblouissant que celui que nous attendons des êtres humains, mais il est fidèle. (Il troussait son bagage et le jetait sur son épaule.)

« Je m'en vais, répéta-t-il, je retourne vers les sauvages. Les Blancs sont trop compliqués pour moi. (Il fit quelques pas et se retourna, hésita.)

– Puis-je vous demander le secret, madame ?

Elle inclina la tête, affirmativement. (Il continua.)

– Vous, madame, vous, je ne sais pas... mais peut-être êtes-vous plus forte qu'elle. Cependant, prenez garde.

(Il se rapprocha et lui jeta tout bas comme un secret pressant.)

– Prenez garde ! C'est une démone.

Puis il s'éloigna. Il marchait à grands pas. Elle l'enviait de s'enfoncer sous les ramures aux senteurs fauves.

Chapitre 6

Ambroisine, à Gouldsboro, avait dit à Angélique : « ... Ne vous semble-t-il pas qu'un danger vous menace... Un démon rôde autour de nous... »

Le démon, c'était elle. Combien habile de détourner les soupçons de sa personne en prenant les devants, en accusant la première...

Ce n'était pas Colin ou Abigaël qui trahissaient Angélique, c'était Ambroisine qui leur prêtait les propos délictueux susceptibles de blesser Angélique et de la faire douter de ses amis et Angélique l'avait crue, ou presque, tant Ambroisine savait leur donner de vraisemblance par l'intuition stupéfiante qu'elle avait des êtres et de leur comportement.

À petites touches, à petites phrases, elle s'était acharnée à la séparer de tous ceux qui pouvaient la protéger, l'éclairer ou l'avertir : Piksarett, Abigaël, Colin, le père de Vernon, son propre fils, et même et surtout Joffrey, son mari.

À propos de Piksarett : « On dit que vous couchez avec les sauvages... »

D'Abigaël : « Les protestants... Ils sont contre ce projet d'implanter des catholiques à Gouldsboro, mais ils ne veulent pas vous en parler parce qu'ils savent que vous y êtes attachée... »

De Colin... « Avez-vous vraiment confiance en cet homme ?... Il me semble redoutable... Pourquoi le défendez-vous ? »

Et Cantor... « Votre fils est inquiet... » Et le père de Vernon... « Il dit que Gouldsboro n'est pas un lieu suffisamment sain pour mes filles. »

Et Joffrey... « Il n'aurait pas dû vous abandonner ainsi... »

Joffrey ne l'avait pas abandonnée. Il n'était parti qu'après le départ de la duchesse pour Port-Royal. Se méfiait-il d'elle ? Mais alors, en ce cas, elle l'avait dupé en revenant presque aussitôt...

Lorsque Angélique analysait toutes ces ruses qui l'avaient peu à peu ligotée, elle sentait un frisson lui parcourir l'échine et lui hérisser la racine des cheveux et, dans l'effroi, une sorte d'admiration pour tant de génie malfaisant.

Quant à la circonvenir elle-même, quel choix dans ses paroles et sa comédie hypocrite. En se présentant à elle comme une victime à secourir, elle s'était attaché l'intérêt d'Angélique. En lui disant qu'elle aimait Gouldsboro, elle avait ému son cœur... Et elle se découvrait poitevine comme elle et elle lui disait : « Êtes-vous allée cueillir la mandragore par une nuit sans lune ? »

– Oh ! Cantor, dit Angélique à son jeune fils qu'elle était allée rejoindre dans sa cahute après le départ de frère Marc, elle est vraiment... monstrueuse.

Et tout à coup, elle éclata de rire.

– À ce point bernée ! Jamais... jamais je n'ai rencontré un être aussi instinctivement divinatoire des faiblesses humaines. Elle est prodigieuse...

Cantor la regarda sombrement tout en continuant à vider son panier de cerises.

– Vous riez, dit-il. Vous êtes comme mon père, les tours de Satan l'amusent et il s'ébaudit de son génie machiavélique comme d'une curiosité naturelle. Mais attention, nous n'en avons pas fini avec elle... Elle est là toujours à quelques pas de nous et nous tient en son pouvoir.

Soudainement, Angélique se souvint de la lettre du père de Vernon, des paroles transcrites qui l'avaient frappée au cœur, en lesquelles elle avait vu une accusation à son égard, ces mots du jésuite à son supérieur.

« Oui, mon père, vous aviez raison, la Démone est à Gouldsboro... »

Et s'il avait élevé son accusation, non contre elle... mais contre l'autre femme ?

« La Démone est à Gouldsboro »...

Cette fois, le frisson qui s'empara d'elle la glaça jusqu'au cœur, le père de Vernon était mort, la lettre avait disparu, l'enfant aussi qui la possédait... Un vertige la gagnait !... À trop vouloir débrouiller l'écheveau, elle allait finir par croire à des visions. Une seule chose lui apparaissait urgente, il fallait se débarrasser de cette femme, la mettre hors d'état de nuire, l'écarter, l'éloigner à jamais, mais, comment...

Au-dehors, Port-Royal s'éveillait, s'ébrouait, s'animait. La matinée s'avançait et bientôt on viendrait s'informer de la comtesse de Peyrac, il faudrait qu'elle se présentât, qu'au grand jour elle rencontrât à nouveau Ambroisine, que la vie reprît son cours apparent. Elle irait s'asseoir à la table de Mme de la Roche-Posay et devant elle prendrait place la duchesse de Maudribourg, avec son visage d'ange meurtri, son beau regard intelligent, et peut-être aux lèvres un sourire contrit, charmeur, qu'elle lui dédierait. À cette seule pensée, la nausée s'emparait d'elle et elle réalisait qu'elle n'avait que son fils, cet adolescent farouche et intransigeant, pour partager son secret et l'aider.