À part lui, elle n'avait aucun recours et tout ce qu'elle pourrait essayer d'expliquer sur la duchesse de Maudribourg à son entourage passerait pour calomnie. Ambroisine était l'image de la vertu. Angélique s'aperçut qu'elle se trouvait isolée dangereusement et se souvenant de l'insistance qu'avait montrée Colin à la faire accompagner par Cantor, elle lui dédia un souvenir reconnaissant.
Maintenant qu'à son tour elle avait vu clair, il fallait sortir Ambroisine de leur existence à tous.
Mais l'affaire ne s'annonçait pas simple.
Sur quel navire la rembarquer ? Le bassin était vide ! Hors Le Rochelais, à l'ancre. Quelques grosses barques de pêche stagnaient au loin dans la brume de chaleur qui cachait l'autre rive et les polders retenus sur l'embouchure d'une belle rivière.
Les Acadiens de Port-Royal étaient pauvres. Leur unique vaisseau d'importance était en ce moment en expédition à la rivière Saint-Jean. Ils avaient depuis longtemps renoncé à concurrencer les flottilles de Nouvelle-Angleterre ou d'Europe, qui, l'été, venaient hanter les eaux de la Baie Française, quitte à acheter, à Boston, leurs provisions de morue pour l'hiver.
Port-Royal n'était même pas, comme Gouldsboro lui-même, un port de commerce ou de pêche. Aucune allée et venue de bateaux étrangers, arrivant, ou repartant, soit vers l'Europe ou toute autre lointaine direction.
Ils étaient donc là, tous, au bout du monde, bloqués sur quelques arpents de terre défrichés entre le ciel, la mer et la forêt indienne. Les éléments pesaient sur eux comme les murs d'une prison dont ils ne pouvaient s'évader et Angélique en avait, ce matin-là, une si oppressante perception qu'elle s'étonnait de la légèreté avec laquelle ce petit peuple perdu vaquait à ses occupations et à ses plaisirs. Préparant entre autres, avec joie, la fête prévue pour le lendemain. Tandis qu'Angélique se torturait l'imagination pour découvrir un moyen de hâter le départ d'Ambroisine de Maudribourg et de sa troupe. Mais encore une fois, comment ?
L'embarquer sur Le Rochelais ? Pour quelle direction ? Sous quelle responsabilité ? Il lui répugnait de mêler à nouveau Cantor à cette affaire...
Alors ? On ne pouvait pas la tuer, comme le préconisait Cantor, la noyer, l'égarer dans la forêt indienne ! Fugitivement, Angélique envia la bonne conscience de ces « assassins en dentelles » qu'elle avait connus jadis à la Cour, et qui si facilement, sans scrupule déplacé, payaient quelques coupe-jarrets des bas-fonds de Paris pour les débarrasser de personnes indésirables.
Elle n'en était pas là.
Par instants, parce que le soleil brillait, brûlant, que les fleurs étaient éclatantes, que les gens au seuil de leurs jardinets paraissaient simples et bons, s'effaçait le souvenir des maléfices entrevus dans la nuit de Port-Royal endormi. Puis le volet se rouvrait, se retournait, comme celui d'un triptyque, livrant des images contraires, l'Enfer contre le Paradis, la nuit contre la lumière, et elle revoyait Ambroisine nue et blanche sur le satin écarlate du manteau épandu, elle entendait la voix du père Récollet lui chuchoter :
– Prenez garde. C'est une démone !...
À plusieurs reprises, la duchesse essaya d'approcher Angélique afin de lui parler, mais celle-ci se déroba à tout entretien. Malgré la bénignité des apparences, la vérité entrevue au cours de la nuit avait été trop brutale. Des écailles lui étaient tombées des yeux et elle ne voyait en tout et en tous que stupre, luxure, ignominie, hypocrisie, et essayait, en échafaudant des plans de départ pour Ambroisine, de se libérer d'une situation si confuse.
Mlle Radegonde de Ferjac, s'agitant pour mettre sur pied sa représentation théâtrale du lendemain, complétait le tableau. Indifférente, elle, aux tourments secrets des passions humaines, elle mettait tout le monde sur les dents. Houspillant, réclamant, ordonnant, elle réquisitionnait les petits sauvageons et sauvageonnes mic-macs qui traînaient dans les rues pour des danses, envoyait cueillir des fleurs, dirigeait les charpentiers qui lui construisaient un radeau destiné à servir de scène – de la plage on verrait mieux – taillait des costumes, déchirait des toiles, tressait des guirlandes. Elle n'admettait pas que quiconque se tînt en dehors de l'affaire.
Job Simon fut désigné d'office pour jouer le rôle du dieu Neptune, et Pétronille Damourt, à cause de ses grosses joues, celui d'Éole, père des vents. Elle leur remit à tous deux des feuilles calligraphiées par sa main durant les soirées d'hiver et leur enjoignit de répéter leurs rôles sans faillir. Elle courait d'un bout à l'autre de l'établissement, répétant : « Pourvu que nous n'ayons pas de brouillard demain ! »
Elle voulait qu'Angélique fût Vénus et Ambroisine Phébé la Magicienne. On était en plein délire. Cependant Mme de la Roche-Posay sereine ou habituée, faisait des pâtisseries. Il y aurait festin.
Le lendemain, jour de fête, ne laissa à personne le loisir de se pencher sur ses problèmes. Au fond, c'était peut-être mieux ainsi. Aucune voile n'était apparue encore à l'horizon. Il fallut assister en grand apparat à la messe chantée. Les Indiens étaient venus en grand nombre de la forêt et avec leurs canots d'écorce, de l'autre côté du Bassin. Ils apportaient des peaux. Mais Mlle Radegonde de Ferjac fut intransigeante. Elle arrêta la traite, dès les premières velléités d'échange, envoya tous les chefs et « principaux » Mic-Macs se « matachier1 » de la tête aux pieds et les chargea de former une « haie d'honneur » sur le bassin en rangeant leurs canots autour du radeau où se jouerait la pièce de théâtre. Ils s'exécutèrent. Radegonde de Ferjac était devenue au cours des années l'un de leurs démons familiers et ils avaient appris qu'on ne lui résistait pas.
Après la messe qui se termina fort tard, le soleil continuant de briller, on servit à une grande table dressée dehors des cailles et des perdrix d'un « fumet admirable » comme l'aurait dit sans doute le gouverneur Villedavray, accompagnées des beaux choux mauves et bleutés de Port-Royal qui avaient réputation dans toute la Baie, ainsi que des navets d'Acadie, uniques au monde. Des vins et des fromages, suivis de tourtes aux fruits, complétèrent cette dégustation.
Ce n'était qu'un en-cas. On voulait donner aux acteurs le temps de se préparer. Des hommes transportèrent sur la grève les bancs des deux églises. Des femmes et leurs fils aînés mettaient en place d'énormes chaudières pour y cuire la sagamité des sauvages, de maïs et de poisson bouilli, dont ils pourraient se rassasier après la fête. D'autres tables recevraient parmi les colons, les grands sagamores. Il y serait servi des plats plus raffinés par une armée de cuisiniers en toges et en tabliers blancs qui se préparaient à surgir comme par miracle des cuisines du manoir.
Radegonde de Ferjac pressait le mouvement. Assistée d'Armand Dacaux dont elle avait fait, pour l'occasion, son secrétaire personnel, et qui la suivait pas à pas, une écritoire nantie de plumes, d'encre et de papiers pendue au cou, elle mettait la dernière main aux préparatifs. La crainte première de la gouvernante n'était pas une défaillance de mémoire possible de ses acteurs, dûment dressés par elle, mais l'arrivée inopinée du brouillard qui, surtout en été, pouvait s'inviter sans vergogne.
Par chance l'horizon restait pur.
Le radeau fut amené à quelque distance du rivage. Les canots indiens prirent place alentour. Les acteurs montèrent dans une barque pour se rendre sur les lieux.
– Ne m'obligez pas à faire cela, supplia Pétronille Damourt. Depuis que nous avons fait naufrage, j'ai peur d'être sur l'eau.
– Qu'est-ce que c'est que ces jérémiades, la rabroua vertement Radegonde de Ferjac. Allez ! Montez ! On ne vient pas en Amérique quand on a peur de la mer et des naufrages.
Neptune était magnifique, méconnaissable, dans une longue robe bleu-vert, sa tête chenue et barbue couronnée de papier doré. Il brandissait le trident d'un pêcheur de crabes. Cantor était de la partie avec sa guitare, et Delphine du Rosier en nymphe. Il y avait des anges, des « amours », des démons. Pour les grimer, Radegonde avait emprunté aux Indiens leurs pâtes spéciales dont ils se servaient pour se « matachier », bleues, blanches, rouges ou noires, et l'on avait des masques terrifiants, dignes de l'ancienne comédie grecque.
Les spectateurs prirent place sur les bancs. Ensuite, on pouvait s'asseoir à terre. L'idée du radeau était bonne. Le terrain s'élevant, chacun voyait de loin et entendait à loisir.
Angélique suivait le mouvement en essayant, par politesse envers Mme de la Roche-Posay, de ne pas trop laisser paraître ses préoccupations. C'était un réflexe d'éducation fortement ancrée dans son monde que la maîtrise de soi-même, et une telle qualité n'était pas vaine. Au cours de son existence Angélique avait pu apprécier maintes fois l'importance de savoir dissimuler ses sentiments : peur, colère ou impatience, sous un sourire naturel, une urbanité exquise qui endormait les soupçons de l'ennemi quel qu'il fût.
Mais elle n'oubliait pas qu'Ambroisine était aussi de la noblesse, et c'était peut-être à qui, des deux, renchérirait de gaieté et de sécurité apparente, pour convaincre l'autre du peu de cas qu'elle faisait de l'horreur et des vérités entrevues, au cours de la nuit précédente.
Par instants, Angélique apercevait Cantor qui se débattait avec sa guitare, sous les injonctions de Radegonde de Ferjac. Le pauvre garçon avait trouvé son maître. Il dut se coiffer d'une couronne de roses et monter sur le radeau pour accompagner les acteurs.
– Il est divin ! se pâma Ambroisine de Maudribourg en se tournant vers Mme de la Roche-Posay et Angélique.
– Il a été page à Versailles, répliqua Angélique, et il a appris à se plier à tous les usages, à bien des caprices ! C'est là-bas aussi, quoi qu'on en pense, une dure école de la vie.
Job Simon avait manqué sa vocation. Il aurait mieux fait d'être acteur que de piloter des navires aux antipodes. Sa voix de stentor bien timbrée scandait les strophes en vers du bon Lescarbot dont avait déjà retenti ici même l'écho de ces rivages au temps de la première colonisation. Captivée, la foule se laissait entraîner aux vicissitudes mythologiques qui accablaient les héros de l'action et tous les yeux des habitants de Port-Royal étaient fixés en direction du radeau et de l'horizon marin qui lui servait de décor. C'est ainsi qu'on ne « le » vit pas arriver. Lui, l'ennemi intime de Mlle de Ferjac : le brouillard.
Car il vint par-derrière.
Débordant de la Baie Française par-dessus le rebord du promontoire, il dévala en direction du village à la vitesse d'une avalanche. Lorsque à son haleine froide on le sentit arriver, il était déjà là. En quelques instants, de toute cette foule assemblée, chacun se retrouva quasi seul avec lui-même, et à peine la possibilité de distinguer son voisin. La rive, puis le radeau et les canots des Indiens s'effacèrent à leur tour. Les voix s'étouffèrent.
– Chaque année c'est la même chose, gémit la pauvre gouvernante, ces maudites « brouées » nous gaspillent notre fête.
Invisible, elle réclamait hautement que chacun demeurât à sa place. Le brouillard allait peut-être s'effacer... Pour faire prendre patience, elle annonça qu'on allait passer des corbeilles de profiteroles et de beignets.
Les acteurs hélaient à travers les limbes qu'on vînt les chercher. On leur fit porter à eux aussi message de prendre patience et quelques gâteaux. Les augures croyaient voir en ce brouillard particulièrement épais, mais comme poussé par un courant vif, la possibilité qu'il s'éloignât rapidement.
Une demi-heure s'écoula. La situation paraissait s'améliorer en effet. Tout à coup quelqu'un porta l'annonce qu'il y avait un navire dans le Bassin. On avait entendu le bruit de sa chaîne d'ancre se déroulant. Le temps que chacun apportât son témoignage et, les brumes pâlissant révélèrent au large la silhouette d'un petit trois-mâts immobile. Aussitôt il y eut une grande agitation. Le radeau, et ses occupants, commençait de reparaître lui aussi, mais on ne pouvait continuer la séance avant d'avoir identifié le nouvel arrivant. Il n'était encore qu'un vague fantôme, une ombre de navire que la brume par instants effaçait complètement.
Mais déjà Angélique savait qu'il ne s'agissait pas du Gouldsboro, beaucoup plus important, et Mme de la Roche-Posay elle aussi n'avait pas reconnu l'allure de leur petit cent-tonneaux, avec lequel son mari était allé assister Joffrey de Peyrac à la rivière Saint-Jean.
– Il s'agit peut-être du navire de la compagnie qu'on nous envoie d'Honfleur. Nous sommes fin août. Il n'est que temps qu'il arrive.
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