– ... Il est le messager de ce monde matériel vers les domaines de l'au-delà. Voici pourquoi, plus qu'une autre vous, Angélique, vous avez été la victime d'un être démoniaque car, dans une certaine mesure (il se pencha à son oreille) : Vous étiez de SON ESPECE, vous comprenez ? Vous la deviniez, vous pouviez suivre ses fantasmagories... mais vous étiez faite aussi pour la vaincre, car vous appartenez à l'univers terrestre et l'on ne peut vous en conter. Le Centaure tient ferme au sol. Il ne se laisse pas facilement effrayer. Ne vous préoccupez plus de ce qui a été et de ce qui sera...
– J'ai mal à l'estomac, fit Angélique en posant la main sur son bustier. Il me suffit d'évoquer son horrible cri pour me sentir malade. Je dois le dire, cette fois j'ai eu vraiment peur. Je suis un peu superstitieuse... J'ai menti quand je lui disais qu'elle ne m'effrayait pas... Incube ou succube, les démons m'effrayent.
– Vous avez su leur donner le change.
– Êtes-vous donc également savant en la science des astres, marquis ?
– Je suis savant en presque tout, avoua Villedavray avec modestie.
– Et vous pensez que nous n'en avons pas entièrement fini avec elle, notre duchesse, n'est-ce pas ? Elle tenait à la terre par trop de ramifications diverses. On la réclamera à Québec, on cherchera à savoir ce qu'elle est devenue.
– Le silence, vous dis-je.
– Les Filles du roi parleront.
– Elles ont bien trop peur. Je me suis chargé de leur rappeler qu'elles avaient été au service d'un gibier de l'Inquisition et qu'on pourrait les faire monter sur le bûcher, elles aussi. Pauvres donzelles ! Je crois que jusqu'à leur lit de mort, elles redouteront de LA voir surgir devant elles !
Angélique méditait sur l'attentat où M. de Varange avait trouvé la mort. Silence là-dessus aussi ! Un groupe de complices se taisaient parmi d'autres complices, qui devaient se taire également sur un autre point. Tous ces navires finissaient par véhiculer une sorte de compagnie de conspirateurs que cimentait, bon gré, mal gré, le sentiment de s'être trouvés au centre d'un réseau gluant d'intrigues dont ils ne se tiraient tous que grâce à leur force d'âme et au hasard de leur rassemblement. Ils ne formeraient plus qu'un seul bloc, lorsqu'il s'agirait de débarquer à Québec, portant dans les plis de leurs manteaux, les relents des secrets inavouables de l'Acadie.
– Croyez-vous qu'elle soit morte ? réitéra Angélique à voix basse.
– Elle EST MORTE, affirma Villedavray. Et vous devez vous persuader d'une chose, c'est que morte ou vivante elle ne peut plus rien contre vous. Le Sagittaire blessé reprend sa course, levant haut son arc vers le triomple... Et en ce qui concerne la science des astres, je vous ferai connaître à Québec un religieux de mes amis qui est très versé en la matière. Il vous dira des choses étonnantes sur votre destin et celui de M. de Peyrac... Vous verrez !
Troisième partie
Tadoussac
Chapitre 1
– Silence, matelots !
Le timbre caverneux d'Erickson dans son porte-voix plana sur la baie, lançant l'information initiale à tous commandements sur les navires.
– SILENCE, MATELOTS !...
Puis il continua la litanie des ordres !
– Allongez les cargues de basses voiles. Larguez les écoutes de la grand-voile...
Au silence obtenu par le premier appel succédait le piétinement des pieds nus sur le pont. Les hommes se précipitaient à la manœuvre.
– ... Carguez les fonds et les cargueboulines... Amarrez toutes les cargues...
Un matin, couleur de pastel, se levait autour des navires en ligne. Sur chacun d'eux la voix des capitaines répétait les mêmes sommations et seuls y faisaient écho des cris de mouettes, de cormorans planant dans cette lumière matinale embuée qui confondait l'eau et le ciel.
*****
– ...MATELOTS DE VERGUES, HAUT !...
Comme des singes agiles les hommes s'élançaient dans les haubans.
– ... Séparez-vous bien sur les vergues et sur les marchepieds... Prenez les garcettes des vergues et passez-les en arrière des voiles...
À l'avant du Gouldsboro, Angélique se tenait près de Peyrac. Tous les passagers étaient là, rassemblés, tandis qu'autour d'eux se déroulait la manœuvre de rentrer la voilure et de mettre en panne. Les yeux écarquillés, à la fois pleins de ravissement et d'attente, ils regardaient se dérouler devant eux le panorama d'un rivage planté de maisonnettes de bois et de grosses fermes en pierres grises, parmi des vergers à flanc de coteaux, et des bandes de terres labourées qu'une mince couche de gel faisait miroiter.
Au centre, à mi-côte du village, une petite église dressait son clocher pointu, ouvragé avec art et dont les chantournements de plomb scintillaient sous la lumière diffuse.
Sur la gauche, à la pointe d'un promontoire, il y avait un petit fort de bois avec quatre tourelles d'angle et un donjon rustique au sommet duquel flottait une bannière blanche marquée de trois lys d'or...
– Tadoussac ! La France !
Le bruit des chaînes d'ancre se déroulant emplit la baie tranquille d'échos sonores que répercutèrent les falaises de granit rose dressées au-dessus du fleuve Saguenay qui, à ce carrefour fluvial, venait se jeter dans les eaux du Saint-Laurent.
Puis le calme revint et l'on entendit seulement les piaillements des oiseaux de mer.
Dans cette brume collante et légère qui baignait tout le paysage, les couleurs ressortaient sourdes et vives à la fois. Des ormes et des érables disséminés parmi les maisons étagées de la bourgade mettaient des taches pourpres et dorées çà et là, et la fumée s'élevant des cheminées traçait de longs filets d'un blanc pur, comme dessinés par la main d'un peintre.
Une grosse fleur de vapeur bleue environnait la palissade d'un petit camp indien planté à mi-chemin entre le fort et les premiers sapins de la forêt.
– Tout me paraît calme à première vue, dit Peyrac l'œil fixé à sa longue-vue. Les habitants sont sur la rive mais ne semblent pas avoir des intentions belliqueuses. Et du côté du fort rien ne bouge.
– Si l'on n'a envoyé personne de Québec pour renforcer la garnison, elle ne comporte guère plus que quatre soldats, dit Carlon.
– Merci de m'en avertir, monsieur l'intendant. Le comte de Peyrac replia sa lorgnette et se tourna vers l'intendant de la Nouvelle-France et le gouverneur de l'Acadie.
– ... Eh bien ! Messieurs, il ne nous reste plus qu'à nous rendre à terre. Votre présence à mes côtés ne fera que confirmer ces braves gens de mes intentions pacifiques.
– Ah ! Vous dévoilez enfin vos batteries, fit Carlon, en faisant marcher en avant vos otages.
– Monsieur, ce n'est pas à ce titre que vous êtes monté à mon bord. Souvenez-vous ! Vous n'aviez d'autre choix que cela ou de rester échoué pour l'hiver en quelque coin perdu de la Rivière Saint-Jean, menacé par les Anglais, ou abandonné parmi les sauvages de la côte Est. Auriez-vous préféré, suprême ressource, monter à bord de ce vaisseau qui se traîne dans notre sillage et menace sans cesse de couler à pic ?...
Les regards se tournèrent vers l'arrière. La brume cachait l'horizon et l'on ne voyait plus rien.
– ... Nous nous en occuperons ensuite, dit Peyrac. Tout d'abord Tadoussac.
Villedavray adressa un signe d'entente à Angélique et à sa cour habituelle d'enfants et de jeunes filles.
– Je reviens vous chercher, glissa-t-il en aparté. Le temps de régler deux ou trois petites questions.
– Je veux voir l'Enfant Jésus de Tadoussac, réclama la voix d'Honorine.
– Tu le verras, je te l'ai promis.
Du navire, on vit la chaloupe s'éloigner, escortée par deux autres gros canots, chargés d'hommes en armes. Mais, à part cette précaution, on avait l'impression que de part et d'autre, il n'y avait point d'atmosphère belliqueuse.
Malgré tout, chacun demeurait sur le qui-vive. La brume dissimulait un peu les mouvements lointains.
– Une cloche, dit la voix d'une des Filles du roi, elle sonne la messe.
– Non, le tocsin...
Ce n'était pas très distinct, mais le son de cette cloche argentine s'échappant du clocher de l'église leur parvenait par bouffées, et apportait à ces exilés une sensation familière. Un village français...
– ... Pourvu que...
– Verrai-je le petit Enfant Jésus de Tadoussac ? supplia la voix d'Honorine.
– Oui, tu le verras.
Tout demeurait calme. Peu à peu la tension tomba. Et l'aspect que le comte de Peyrac donnait à cette expédition en Canada redevint plus net aux yeux d’Angélique. Ce n'était qu'une visite de prince à prince, de gouverneur à gouverneur. Tadoussac n'était qu'une escale. Les paysans français du Canada ne pouvaient se montrer hostiles envers des Français qui n'avaient envers eux que des gestes d'amitié. Peyrac et les siens avaient toujours entretenu les meilleurs rapports avec les coureurs de bois canadiens qui trouvaient dans ses postes refuge et aide. Il avait toujours évité – et cela n'avait pas été sans mal – de répondre par la violence aux provocations de l'armée et jusqu'ici la paix n'avait pas été rompue. Cela se savait depuis trois ans, car les hommes parlaient à leur retour, et même l'on se passait le renseignement que chez ce seigneur du Maine, là-bas dans le Sud, on trouvait de la bonne quincaille pour la traite.
Angélique vit plus nettement de quoi était faite l'appréhension qui parfois lui serrait le cœur.
– Ce n'est pas le peuple que je crains, mais le Pouvoir.
Le peuple était intuitif. On ne lui faisait pas prendre si facilement des vessies pour des lanternes. On ne pouvait que le contraindre. Or ici, en Canada, sa hache de bûcheron, sa faux de laboureur, son fusil de traitant lui ayant taillé une terre bien à lui, l'homme du peuple était libre... Anobli par les sentiments d'idéal qui l'avaient entraîné en Nouvelle-France et pour avoir fraternisé avec les grands au sein des dangers et des épreuves de l'aventure coloniale, il appartenait déjà à une race à part, plus indépendant et objectif que celle de ses pareils demeurés en France.
La chaloupe revenait et abordait le flanc du Gouldsboro. Le comte de Peyrac en remonta tandis que la petite troupe commençait d'y descendre. Honorine criait comme une hirondelle.
– Viens ! Viens ! Maman, viens vite ! Nous pouvons aller à terre.
Angélique se précipita.
– Tout va bien, lui dit le comte. J'ai assuré les édiles de mon pacifisme. Et je crois qu'ils auraient préféré n'avoir affaire qu'à moi plutôt qu'à l'intendant Carlon qui est en train de leur « chanter pouilles » à propos d'un chargement en souffrance qui aurait dû être embarqué depuis longtemps pour l'Europe. Ils ne s'attendaient pas à le voir surgir comme le diable d'une boîte et, tout compte fait, c'est la plus grande traîtrise qu'ils auront à me reprocher. Du coup, nous passons au second plan. Tout le monde est allé se calfeutrer chez soi, mais je parie qu'il y a un œil derrière chaque carreau. Le moment est venu. Allez jouer votre jeu avec vos propres armes. Villedavray vous attend. Je ne doute pas que vous ne parveniez très vite à retourner comme un gant cette franche population.
Il lui baisa la main.
– ... Allez-y, ma chère ! Allez ! Posez votre joli pied en terre française. Et gagnez !
Angélique regarda vers la rive. L'aventure commençait vraiment.
« À nous deux, MM. les Canadiens », pensa-t-elle.
Tandis qu'au battement des rames l'esquif s'approchait du rivage, elle se demandait si elle n'aurait pas dû se vêtir avec plus d'élégance. Elle s'était habillée rapidement ce matin dans l'impatience d'apercevoir dès qu'il apparaîtrait le village de Tadoussac que l'on annonçait. Elle portait une jupe de droguet, un caraco soutaché de petit-gris, une mante de lainage sombre à large capulet, et elle avait noué vivement sur ses cheveux brossés et relevés en chignon sur la nuque, un fichu de satin noir. Cela faisait un peu austère, mais tant pis. Il n'y avait plus de temps à perdre. Dans la chaloupe avaient pris place en plus des enfants, des Filles du roi, de Yolande et d'Adhémar, deux des soldats espagnols, Luis et Carlos. Les matelots et rameurs de l'embarcation portaient glissés dans leurs ceintures d'indienne ou accrochés à un baudrier, de solides pistolets à long canon à deux coups, de fabrication française et comme même peu d'officiers de haut rang n'en étaient propriétaires, dans d'autres flottes. Les équipages de Peyrac étaient toujours les mieux équipés.
Le père Baure et M. Quentin attendaient déjà sur la rive, entourés d'une foule d'Indiens et de curieux, et un étage plus haut près de l'église, M. de Villedavray agitait sa canne à pommeau en moulinets :
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