– Hâtez-vous !... Le père Dafarel va nous ouvrir l'armoire au trésor...
Une silhouette en soutane noire, le Jésuite de l'endroit sans doute, se tenait non loin de lui. Apparemment, Villedavray l'avait déjà entrepris et réduit à merci.
La brume se dissipait. Le soleil était vif et piquant. De ce village en espaliers, on voyait de partout. La rive hélait le sommet et, de leurs fenêtres, les habitants des maisons les plus lointaines pouvaient distinguer qui débarquait, les soldats du fort, sans cesser de fumer leur pipe ou de bêcher leurs jardinets en pente, pouvaient annoncer les navires, barques ou canoës venant, qui du Saguenay, qui du Saint-Laurent. Nul n'ignorait ce qui entrait ou sortait de chez son voisin, étant à même de le guetter soit d'en haut soit d'en bas.
Angélique regardant vers M. de Villedavray et le missionnaire, sentait qu'elle était le point de mire de toute une population qui avait repris apparemment les besognes quotidiennes de la maison ou des champs, de la pêche ou de la traite, mais qui ne perdait pas une miette de ce qui se passait sur le port dénombrant les matelots de la chaloupe.
– Vous avez vu leurs pistolets à ces hommes ?
– La dégaine des soldats casqués et cuirassés de noir ? – Des Espagnols qu'on dirait. – l'âge des jeunes filles ?... – d'où qu'elles sortent celles-là ? des enfants – paraissent mignons, tout plein, ces p'tiots, en bonne santé malgré le voyage – Et elle, cette femme, cette dame là-bas qui vient de mettre pied à terre et qui monte vers la chapelle en tenant les enfants par la main, comme elle paraît belle ! Même de loin, c'est-y des fois que ce serait... ELLE !... Celle qu'on attendait en Canada !...
Le sentier avait l'agrément d'être comme une petite ruelle de village, et, plus vite qu'elle n'eût pensé, Angélique se trouva sur la place de l'église, à mi-chemin du coteau.
De là, on voyait s'étendre le Saint-Laurent comme une rade d'une couleur laiteuse. Le brouillard avait reculé assez loin jusqu'à l'autre rive.
Se trouvant soudain à deux pas du Jésuite qui attendait près de Villedavray, Angélique alla à lui sans hésitation :
– Mon père, quel plaisir après un si long voyage en de sauvages contrées d'entendre résonner la cloche d'une église où l'on sait que nous attend la Sainte Présence !
Et avec un mouvement vers le seuil de la chapelle.
– ... Permettez-moi avant d'admirer les merveilles que nous a annoncées M. de Villedavray, de m'agenouiller avec mes enfants et ces jeunes filles devant celui qui nous est si nécessaire à tous et que, par les effets de votre dévouement et de votre ministère, nous pouvons retrouver en les coins les plus reculés du monde. Grâce vous soit rendue !
Le père Dafarel acquiesça d'un signe de tête courtois. Il y avait, aurait-on dit, une lueur un peu moqueuse au fond de ses yeux qu'il avait gris. Mais ceci était une impression commune aux Jésuites dont quinze années d'instruction des « Exercices de Saint-Ignace », les accoutumaient à regarder le monde, ses agitations et ses pauvres ruses avec une certaine condescendance. Cette flamme d'humour, aux aguets dans des regards sagaces et avertis, Angélique l'avait rencontrée chez son frère Raymond de Sancé, le Jésuite, avant de les retrouver chez le père Louis-Paul Maraîcher de Vernon qui, sous la défroque d'un matelot anglais, l'avait sauvée de la noyade, ou chez le père Massérat à Wapassou qui brassait si bien la bière en retroussant ses manches sans façons. Ces importants personnages de l'Église catholique, les Jésuites, ne l'intimidaient pas outre mesure. Elle se sentait assez proche d'eux en ceci que leur liberté intérieure vis-à-vis des êtres humains ressemblait un peu à la sienne.
Cependant, elle ne tendit pas la main au père Dafarel car elle savait que les religieux, en règle générale, évitent de serrer la main des femmes.
Suivant le Jésuite, ils entrèrent dans la petite église à un seul vaisseau, ombreuse et imprégnée d'odeur d'encens, où brillait la lampe à huile de verre rouge indiquant la présence des saintes espèces. Saisie par une ambiance pleine de réminiscences, Angélique éprouva une émotion subite et bouleversante. Depuis combien de temps, d'années, n'était-elle pas entrée dans un sanctuaire, lieu de prières où jadis s'écoulait une partie de leurs vies adolescentes ! Matines à l'aube, vêpres, salut, bénédictions, dévotions quotidiennes, grandes fêtes, cantiques, confessions, communions, un lieu aussi familier et où l'on finissait par se tenir presque autant qu'à la maison.
Spontanément, elle alla s'agenouiller devant le tabernacle et plongea son visage dans ses mains.
– « Chère France ! » fit-elle tout bas.
Et des larmes lui montèrent aux yeux sous l'intensité d'un sentiment fait de regrets et d'amour, longtemps contenu, bafoué, qu'elle refusait de s'avouer au fond d'elle-même : l'amour du pays de sa naissance et l'attachement à la confession en laquelle elle avait été baptisée.
Elle resta un long moment ainsi, plongée dans la pénombre de son recueillement.
« Oh mon Dieu priait-elle, dans un élan aveugle, mon Dieu ! Vous qui me connaissez ! Vous qui savez qui je suis ! »
– Bravo, lui glissa Villedavray comme ils se dirigeaient en groupe vers la sacristie, c'était des plus émouvants, je ne vous savais ni si politique ni si pieuse. Vous êtes une comédienne admirable.
– Mais il n'y a ni politique ni comédie, là-dedans, protesta-t-elle.
– Alors ce n'en est que pire et plus dangereux. Décidément, je commence à croire que l'on va assister à d'étranges choses au Canada.
L'Enfant Jésus de Tadoussac était une figurine en cire, offerte aux Jésuites missionnaires par Louis XIV enfant, et dont Anne d'Autriche, la Reine mère, avait brodé la robe de satin gris argent avec des perles de nacre et des ferrets d'argent pur. Honorine tendait les bras vers lui, le souhaitant comme poupée.
Des chasubles, des chapes, des missels enluminés, deux ostensoirs de vermeil et d'or, des calices d'or à couvercles surmontés de croix, serties de rubis, des ciboires de vermeil, complétaient ce trésor dont la valeur et la beauté paraissaient sans rapport avec la pauvreté et la rudesse de l'endroit. Ceci pourtant ne déplaisait pas. C'était en accord avec ce qui se dégageait de l'histoire du peuplement canadien. Tout pour le service de Dieu. L'or pur des sentiments mystiques et passionnés, confronté avec une réalité plus qu'austère, voire misérable, le rubis du sang des martyrs, versé sans lésiner par des créatures d'origine obscure, plébéienne comme aux premiers temps de l'Église, l'opulence rappelant combien était vaine en ces lieux toute richesse, la vraie richesse s'incarnant en d'humbles besognes primitives, en exploits quotidiens et arides.
Quand ils sortirent de l'église, cette fois tout Tadoussac était sur la place y compris les Indiens du camp d'en haut, du camp d'en bas et du camp de la rivière Saguenay. Cela fut un peu saisissant.
Devant cette foule serrée qui, à quelques pas la fixait avec des visages de pierre, Angélique commença par regretter de ne s'être pas vêtue plus élégamment. Elle ne savait trop ce que ces gens attendaient d'elle. Ils étaient peut-être déçus de la voir se présenter avec si peu d'apparat. Elle voyait des faces rondes, tranquilles, sous le bonnet blanc des femmes, sous la « touque » rouge en laine des hommes et, bien sûr, les Indiens étaient au premier rang avec leurs enfants nus et crasseux qui se faufilaient entre les jambes en se disputant avec les petits paysans, pieds nus qui essayaient d'en faire autant.
Des mères rattrapaient leur progéniture, secouaient, voire talochaient et tout redevenait immobile un instant, comme une image de rêve.
Angélique adressa un signe de tête à la ronde, qui n'obtint pas de réponse. Les gens la regardaient.
Il y avait là des coureurs de bois, les jambes bien plantées dans leurs mitasses et mocassins, des laboureurs en sabots ou gros souliers à boucles. Il y avait des femmes en bonnet, ou ayant jeté sur celui-ci de grands châles drapés, comme des couvertures dont elles s'enveloppaient les épaules à la manière indienne.
Bouches closes, ou la pipe entre les dents, on la regardait. Cela aurait pu durer jusqu'au soir.
Angélique jeta un regard alentour et constata que le Jésuite et le marquis de Villedavray, peut-être interloqués ou déconcertés, ne paraissaient pas décidés à prendre la situation en main. Elle avisa alors un vieillard qui se tenait assis sur un des bancs de pierre, à droite de la porte de l'église. Malgré son grand âge, ce vieil homme paraissait alerte et vif. Son bonnet de laine rouge, râpé, devenu rose par les intempéries et garni de médailles et de plumes, allait à merveille à son visage brun et ridé comme une nèfle.
Elle lui fit une petite révérence et lui dit aimablement à très haute voix :
– Je gage, Monsieur, que vous êtes le doyen de Tadoussac. Personne n'est plus habilité que vous pour me présenter ces bonnes gens qui ont eu l'amabilité de venir me saluer et que j'aimerais pouvoir remercier de leur attention.
Sans attendre, elle prit place à côté de lui, en ajoutant :
– Je me nomme la comtesse de Peyrac et je viens de débarquer du navire que vous apercevez là, à l'ancre dans le port.
Elle n'apprenait rien à personne. Mais il fallait mettre les choses au point.
Aussi bien elle ne percevait aucune hostilité dans l'attitude des Canadiens. Ils la regardaient, c'est tout. Elle pensa qu'elle devait les aider à se faire une opinion.
Dans le temps, ses paysans poitevins qu'elle avait menés au combat, auraient eu, dans les mêmes circonstances qui réclamaient de la prudence et de la réflexion, une semblable attitude. À ces gens-là de Tadoussac on leur annonçait une femme qui... une femme que... Fallait voir !...
Le vieillard n'avait rien répondu, mais il montra qu'il n'était ni sourd ni débile. Il s'était reculé pour lui faire place et une sorte de sourire jouait sur ses traits burinés tandis qu'il considérait Honorine et Chérubin, ouvertement fascinés par son bonnet.
Le marquis de Villedavray avait le sens des atmosphères de théâtre. Il aimait assez les moments où les événements lui permettaient d'occuper plus ou moins le centre de la scène. Alors, il s'imprégnait de la tension générale, jugeait de l'ambiance, entrait dans le jeu et décidait du rôle à tenir. Il accorda quelques secondes de silence supplémentaire nécessaires pour élever d'un degré la curiosité, fit un clin d'œil au père Jésuite qui semblait se désintéresser de la situation, puis déclara :
– Ma chère Angélique, vous ne pouviez mieux choisir comme introducteur, que ce noble vieillard. C'est Carillon. Il aborda ici il y a bien longtemps avec notre courageux Champlain, et sachez que c'est lui que notre découvreur de terres a laissé aux Algonquins en échange d'un des leurs qu'il ramenait en France pour présenter l'espèce au Roi. À moins de dix-sept ans, notre ami s'accommoda seul chez les sauvages près de deux ans et lorsque l'explorateur revint avec son Indien, lui, Carillon, savait plusieurs dialectes du coin et vivait selon les mœurs de ces peuplades.
– Monsieur, je suis très honorée de vous connaître, affirma Angélique, en s'adressant à son voisin.
Celui-ci avait accepté la présentation de Villedavray sans avoir trop l'air d'entendre. Son regard madré faisait le tour de l'assistance. Il tendit un doigt crochu et adressa un signe à quelqu'un, lui intimant de sortir des rangs. Il y eut aussitôt des remous. Et particulièrement parmi les paysannes qui parurent s'agiter et discuter avant de pousser devant elles une belle fille, bien campée, qui avait l'air réticent. Elle se tint debout, comme contrainte et forcée. Le vieux continuait à lui faire signe impérativement d'avancer. Son index agile était particulièrement éloquent, et il avait dû prendre l'habitude de manœuvrer l'entourage ainsi – soit pour ménager ses forces, soit qu'il jugeât inutile de rabâcher toujours les mêmes mots pour les mêmes choses depuis quelque nonante-quatre ans.
Malgré cela, la fille, butée, resta où elle était.
– Mais c'est Mariette, s'écria jovialement Villedavray en lui ouvrant les bras. Qu'elle est belle et qu'elle a grandi ! C'est vrai qu'elle s'est mariée l'an passé.
Le coin des femmes devint houleux et certains visages s'assombrissaient. Villedavray se hâta d'aller vers elles et de se présenter comme l'arbitre du conflit sous-jacent. Il excellait à gagner la confiance féminine et, très vite, deux grandes femmes drapées dans leur châle lui expliquèrent tout avec volubilité.
Il revint vers Angélique.
– Voilà ce qui se passe. Cette gamine est l'arrière-petite-fille de Carillon, expliqua-t-il en se penchant à son oreille, elle a des ennuis avec son nourrisson, et le vieux s'est mis dans la tête que vous pourriez quelque chose, pour le soigner, car, au milieu de tout ce qu'on raconte sur vous, votre réputation de guérisseuse est parvenue jusqu'à lui. On discute dessus depuis que le bruit s'est répandu que vous avanciez sur Québec. Lui, est têtu comme une bourrique...
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