À ce moment des voix françaises leur parvinrent criant :
– Nous arrivons !... Tenez bon !
Un appel analogue venant du fortin y fit écho :
– Sus ! Courage, criaient les trois soldats de la garnison.
Hâtivement revêtus de leur uniforme bleu, ils accouraient vers l'église, armes au poing tandis que de la plage un contingent de matelots du Gouldsboro, entraînés par Yann Le Couennec, et tous également armés, gravissaient la côte au pas de course.
Une chaloupe hérissée de canons, de mousquets se détachant du Gouldsboro faisait force rames vers le rivage. Erickson se tenait à l'avant, sabre au clair.
Il y eut devant cet assaut conjugué un moment de stupeur.
– Que se passe-t-il ? s'écria Angélique, s'adressant à Yann qui débouchait, essoufflé, et qui s'arrêtait indécis en la découvrant paisiblement assise à côté du vieux Carillon.
– Que se passe-t-il ? réitérèrent les Canadiens, qui, après quelques mouvements divers, s'étaient ressaisis.
– On vous le demande... grommela un des soldats du fort.
Les deux « armées » en présence se regardèrent déconcertées puis, se tournèrent vers les gens, attendant une explication.
– Pourquoi a-t-on tiré ? Nous vous avons crue en danger, Madame, dit Yann.
– Nous avons entendu des coups de feu, renchérit le sergent du roi.
Erickson arrivait à son tour. M. de Peyrac, qui s'était rendu au-devant du navire à leur suite, lui avait bien recommandé d'être sur le qui-vive tout le jour. La comtesse était à terre. Peut-être que tout se passerait bien. Peut-être que non !... Entendant des coups de feu, Erickson avait bondi comme un crapaud subitement alerté et avait fait mettre la chaloupe à la mer...
Son grand sabre d'abordage dans son poing massif, il regardait de tous côtés, cherchant qui pourfendre.
On s'expliqua.
– Point n'était besoin de ce déploiement d'artillerie.
– Il s'agissait d'un concours de tir villageois.
Cependant, les yeux sagaces des paysans avaient vite dénombré de quelles différentes forces la comtesse de Peyrac disposait pour se défendre si, J'aventure, on avait voulu, à Tadoussac, lui chercher noise. Leurs trois soldats à côté faisaient triste mine malgré leur courage manifeste.
Ces nouveaux venus que l'on disait des pirates ou des corsaires de la Baie Française, eux, étaient armés jusqu'aux dents. Et de belles armes, neuves, nouvelles, du tout beau !
À la suite de tout cela, il fallait l'admettre, c'était bien Elle, cette dame du Lac d'Argent, dont certaines personnes de Québec qui ne l'avaient jamais vue leur avaient fait un épouvantement tandis que d'autres – des Indiens, des coureurs de bois – qui l'avaient vue, en parlaient comme si elle avait été une apparition céleste.
Au début, on avait douté. Elle avait monté la côte si tranquillement tenant ses enfants par la main.
Qu'est-ce qu'ils attendaient, au juste ? Quelqu'un d'effrayant, bien qu'on racontât qu'elle était très belle, mais de ces beautés qui tuent, qui rendent malade. Aussi la première réaction de la population avait été d'étonnement, voire de désappointement.
On cherchait sur elle les traces d'un pouvoir sulfureux. On était prêt à se signer dès son premier regard mais les choses s'étaient passées bien différemment et, après tout, elle n'était pas si étonnamment belle que cela avec sa mante simple, son col blanc, son foulard noué sur ses cheveux. Elle avait presque l'air d'une Canadienne comme eux.
Mais, tout à coup, elle avait souri. Tout à coup, elle avait tiré, puis elle s'était tournée vers eux en leur disant :
– Vous voyez ! Je ne suis pas une sorcière... C'était donc ELLE...
*****
– Maman ! il fait trop chaud et j'ai soif, cria soudain Honorine qui s'ennuyait dès qu'on ne parlait plus de tirer ou de faire la guerre.
Il est vrai que le soleil brûlait. Malgré l'approche de l'hiver, l'astre du jour avait cette intensité qu'il réserve aux contrées les plus proches du pôle. On eût dit que sa lumière se ramassait contre la terre créant des ombres d'un noir rigoureux, des couleurs plus vives. Le crépuscule amènerait une brusque nuit glacée. Les heures du jour pouvaient être incandescentes, sèches et crépitantes, et il était reconnu que la soif tourmentait les humains. Une femme sortit des rangs.
– Désirez-vous de la bière, Madame ? demanda-t-elle à Angélique.
– Je vous remercie, je préférerais du lait. Il y a si longtemps que nous n'en avons pas bu.
– Venez tous chez moi, convia Villedavray. Cette bonne Catherine-Gertrude va nous y porter des rafraîchissements.
Il prit le bras d'Angélique.
– Quoi, demanda celle-ci, auriez-vous aussi un hôtel à Tadoussac ?
– Non, mais un entrepôt... Pour mes marchandises. Un commis de la compagnie me le garde en mon absence. Il a la clé. Ce n'est pas loin du port.
Le magasin était une bonne bâtisse en planches sur un soubassement de pierre. On y trouvait une de ces longues tables où les traitants déposent leurs fourrures et une balance pour peser la quincaillerie. Et on pouvait faire du feu dans un coin sur un âtre de grosses pierres.
*****
L'entrepôt de Villedavray paraissait bien garni. L'homme à la veste de drap qui tout à l'heure avait réglé un pari perdu à un coureur de bois, s'en révéla le gardien. Il devait avoir un bon pourcentage dans les combines de Villedavray, car le marquis le félicita d'un clin d'œil entendu, tandis qu'il expliquait ai-voix à Angélique :
– Lorsque je reviens d'Acadie, je préfère déposer une partie de mes marchandises ici et ensuite les faire parvenir en douceur à Québec. Vous comprenez... À notre époque, on taxe à tort et à travers, n'importe qui et n'importe quoi. Il ne vaudrait pas la peine que j'aille toucher mes redevances d'Acadie – au prix de quels dangers, vous avez pu le constater – pour que cela fonde comme beurre au soleil et aille s'engouffrer dans je ne sais quel budget déraisonnable.
– Et M. Carlon, est-il au courant ?
– Sans doute, mais ce sont des détails dont il n'a guère le temps de s'occuper. M. le commis de la Compagnie du Nord, que vous voyez là, me prête main et nom, et son supérieur direct, M. Ducrest, qui se croit le roi de Tadoussac, n'y a jamais vu que du feu. Quelle belle vue nous avons d'ici, n'est-ce pas ? Mais, à Québec, de ma petite maison où je vous installerai, c'est encore plus beau... Ah ! J'aperçois quelques voiles dans le lointain. La flotte de M. de Peyrac, sans doute, qui manœuvre.
L'entrepôt du marquis avait été ouvert dès son arrivée. Il comptait bien y recevoir Angélique. De sorte qu'en entrant ils trouvèrent le chat installé sur la table comme chez lui.
– Oui, il a débarqué ce matin avec moi, dit Villedavray, ravi. Il m'est très attaché.
Un feu avait été allumé sur les pierres plates du foyer.
La population qui les avait suivis se bouscula pour entrer dans la place, enfants et chiens indiens en tête.
– Allons ne nous bousculons pas, disait le marquis, très content de sa popularité. Vous les avez conquis, ajouta-t-il pour Angélique.
La femme qui avait proposé de la bière, revenait avec un pichet de terre vernissé rempli d'un lait tiède et crémeux, suivie de ses filles et belles-filles portant des œufs, du pain. Angélique et les enfants prirent place sur un banc près du feu. Le chat tenait tête à des chiens qui venaient de le découvrir.
– C'est le chat de Mme de Peyrac, s'écria Villedavray, dramatique, ne lui faites aucun mal.
On rossa les chiens et on les jeta dehors. Les femmes présentes proposaient de battre un œuf dans le lait pour les enfants de Mme de Peyrac. On les trouvait bien beaux, ces enfants. On s'exclamait sur la mine joufflue de Chérubin, sur les beaux cheveux d'Honorine et les regards masculins commençaient à se tourner avec intérêt vers les jeunes filles qui faisaient escorte à Angélique. Le bruit courait qu'elles étaient Filles du roi. D'où venaient-elles ? De Paris ? De province ? Qui s'était chargé de leur voyage ? Venaient-elles trouver un mari en Canada ?
– Hélas ! s'ils savaient que nous sommes sans dot, soupirait Henriette à l'oreille de Jeanne Michaud.
De tout ce qu'elles avaient enduré, c'était ce qui les chagrinait le plus : la perte de leur cassette royale. Sans dot, qui voudrait d'elles en Canada. Il leur faudrait se louer comme servante, et thésauriser pendant des années avant de trouver la possibilité, soit de s'établir décemment, soit de retourner en France. Mais le moment n'était pas aux idées grises, car on avait amené en plus de la bière, du cidre, et aussi quelques flacons de solides alcools, certains plus limpides que le diamant, d'autres plus ambrés que la topaze.
– Oui, ça il faut le reconnaître... nous avons de bonnes boissons chez nous ! commenta le commis, que l'équipage du Gouldsboro, largement abreuvé, félicitait avec un enthousiasme qui montait d'un degré à chaque rasade versée dans des petites tasses en terre, venues tout droit de la Normandie ou du Perche. Et notre curé est très fort pour l'alambic. C'est pourquoi vous ne l'avez pas vu.
On avait apporté aussi une grande roue de pain de froment, des mottes de beurre et des confitures.
– Ces gens-là sont charmants, n'est-ce pas ? dit Villedavray, attendri. Ne vous avais-je pas prévenue ?
Charmant n'était peut-être pas à vrai dire le mot qui convenait à ces Canadiens du terroir. L'adversité, la dure vie primitive, la lutte contre l'Iroquois et l'hiver avaient façonné une race rude, solidement charpentée, tour à tour taciturne et exubérante, mais c'était, dans un certain sens, des gens paisibles, enclins à offrir une franche et honnête hospitalité.
En somme il régnait ici, malgré la bannière fleur-delysée, une atmosphère de port franc, un peu analogue à celle des censives d'Acadie. La juridiction était française, mais les fonctionnaires étaient plus souvent à Québec où ils s'installaient avec leurs familles plutôt qu'à résider dans ce bourg de pêcheurs et de paysans.
On les méprisait un peu et ils n'avaient pas grand pouvoir. Les vrais maîtres étaient les représentants des compagnies de commerce et surtout de la fourrure.
Angélique se remémora ses doutes et ses craintes, sa peur de la veille, et s'étonna de voir avec quelle facilité les événements avaient tourné à leur avantage.
– Alors vous voici rassurée ? Que vous avais-je dit, l'apostropha Villedavray. Eh bien ! croyez-moi, à Québec, il en sera de même. Savez-vous pourquoi ? Parce que les Français sont les plus grands badauds du monde. Et VOUS VOIR ! Qui voudrait se priver d'un pareil spectacle ? La vérité ! la voici : les gens sont enchantés de votre venue... Sur ces mots, on entendit un coup de canon.
Chapitre 3
Cette fois, c'était un vrai coup de canon.
– Ce n'est rien ! Ce n'est rien ! s'écria le marquis de Villedavray en se précipitant aussitôt dehors.
Il brandit sa lorgnette et se la fixa à l'œil.
– Ce n'est que M. de Peyrac qui est en train de porter secours à ce navire en perdition qui nous suivait.
– Alors, pourquoi tire-t-on du canon ?
Tous, maintenant, rassemblés sur l'esplanade, devant l'entrepôt, fixaient leurs regards sur l'horizon brumeux. On ne voyait guère, même pour les regards exercés des marins. Seul, Villedavray pouvait commenter ce qui se tramait là-bas.
On distinguait seulement, par moments, la blancheur des voiles, évoluant avec cette lenteur des manœuvres qui se déroulent dans le lointain.
Il y eut à nouveau un éclair puis l'écho assourdi d'une explosion.
– Ça a l'air de se gâter !
– Bizarre, c'est le navire en perdition qui tire, informa Villedavray.
– Voilà qui est étrange !
La main en auvent, pour mieux aiguiser la vision, chacun se concentrait, cherchant à déchiffrer l'énigme qu'offrait au loin le rassemblement des vaisseaux.
C'était vraiment flou et l'on ne saurait avant longtemps ce qui s'était passé car rien n'est plus lent que toutes les affaires de mer. Il faudrait se contenter pour sa patience des évolutions de toutes ces taches blanchâtres agglomérées, s'amenuisant ou surgissant tour à tour et s'agrandissant, pour disparaître à nouveau.
Enfin quelqu'un s'écria :
– Ils viennent à nous !...
En effet les voiles déployées des navires étaient maintenant très visibles et l'on pouvait les dénombrer. C'était le signe qu'ils mettaient le cap vers le port.
Par la suite, tout alla très vite. Le blanc et dodelinant troupeau grandit à vue d'œil et vers l'heure de midi, comme le soleil était à son zénith, la flotte du comte de Peyrac – moins le Gouldsboro qui était resté en rade – escortant le bâtiment français, poussif et donnant de la gîte à croire qu'il allait se coucher sur le flanc d'un instant à l'autre, entra dans la rade de Tadoussac.
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