La chaloupe les amenait tous deux au rivage. Leur attention fut distraite par la vue d'Aristide Beaumarchand et de Julienne qui, sur le port, paraissaient les attendre. Barssempuy les avait accueillis à son bord pour la nuit tandis que Timothey était confié à la bonne Yolande.

Sans doute, remis de leurs émotions, le couple un peu singulier que formait Aristide et Julienne attendait de pied ferme la venue de leurs bienfaiteurs. À quelques pas derrière eux, un cercle de badauds les observait d'un œil curieux.

– Était-ce la peine de nous être donné tant de mal pour trier nos équipages et nos gens d'escorte ? dit Angélique en riant. Nous nous retrouvons affublés de ces deux-là, avec en plus un puritain anglais du Connecticut et son ours endormi. Qu'allons-nous en faire ? Hélas ! ils représentent tout à fait le type « d'indésirables » dont la Nouvelle-France se garde farouchement. Regardez-les !...

En se rapprochant on voyait mieux la dégaine de pirate « marron » d'Aristide, surnommé Ventre-Ouvert depuis qu'Angélique lui avait, à la suite d'une blessure, « recousu la panse » comme il disait2, et l'allure provocante de Julienne qui paraissait toujours proposer ses charmes alors même qu'elle était tout innocemment à attendre la chaloupe aux côtés de son époux.

Dès que l'embarcation qui amenait le comte et la comtesse de Peyrac fut à portée de vue, ils firent de grands signes de bienvenue. Angélique y répondit en agitant la main.

Joffrey de Peyrac abaissa son regard sur elle, qui était assise à ses côtés. Il voyait, en profil perdu, la courbe de sa joue que rosissait le froid du matin, mais il devinait qu'elle ne pouvait s'empêcher de sourire aux démonstrations d'amitié de « ces deux-là », et qu'elle était enchantée de les avoir retrouvés.

– Vous les aimez... dit-il, les malheureux, les misérables, les réprouvés ! Où avez-vous acquis ce talent de vous les attacher, de calmer leurs fureurs secrètes, comme un dompteur réussit par sa seule présence à effacer en un animal sauvage le souvenir de ses rancœurs et de ses alarmes ?

– Je les comprends, fit-elle, j'ai...

Elle allait dire : « j'ai partagé leur vie », mais se contint. C'était là encore un domaine inabordé avec lui : la Cour des Miracles. Alors il aurait pu comprendre où prenait sa source le sentiment qui la liait à une Julienne laquelle lui rappelait la Polak, son amie des bas-fonds de Paris, ou à un Aristide qui évoquait toutes les crapules du monde qu'elle avait rencontrées mais de cette espèce assez fréquente, capable des pires crimes, avec pourtant quelque chose qui peut tourner au brave homme tout à coup.

– Ce sont les « vôtres », dit Peyrac, mais avouez ma chère, qu'ils sont quand même plus suspects que les « miens ».

– Oui, mais plus pittoresques !

Ils riaient, en complices, tandis qu'ils abordaient la plage où les rescapés du Saint-Jean-Baptiste se jetèrent derechef à leurs pieds. Aristide et Julienne étaient comme des enfants. Maintenant qu'ils avaient retrouvé le seigneur de Gouldsboro et dame Angélique, ils ne se préoccupaient plus de leur avenir. Et puisqu'on allait à Québec, eh bien ! eux aussi ils iraient.

– C'est joli par ici, fit Julienne en examinant les alentours avec satisfaction. Ça me rappelle le patelin où je suis née, du côté de Chevreuse.

Joffrey les quitta pour aller rejoindre l'intendant Carlon qui l'attendait un pas plus haut, près de ses marchandises laissées en souffrance.

Angélique décida de présenter à Mlle Bourgeoys, Aristide et Julienne qui lui devaient une part de leur salut. Ils la connaissaient pour l'avoir vue prendre leur défense sur le Saint-Jean-Baptiste, mais les circonstances avaient été peu favorables à des relations plus amicales.

Angélique remonta la côte, suivie de son escorte habituelle de Filles du roi, d'enfants, des deux soldats espagnols ainsi que de quelques hommes qui aidaient les jeunes filles à porter des corbeilles de linge et divers ustensiles, seilles, bassins, corbillons contenant de la pâte de savon car on avait décidé de faire ce matin une grande lessive à terre. Le chat suivait et batifolait autour d'eux.

Au premier degré du village, on croisa Catherine-Gertrude Ganvin qui revenait de la traite matinale avec un fléau de bois sur l'épaule auquel étaient suspendus deux seaux de bois cerclé. Celle-ci dit a Angélique :

– Venez boire un bol de lait... Je sais que vous l'aimez.

– En effet, il est délicieux.

Il y aurait du lait à Québec et du beurre et des œufs, denrées qui leur avaient cruellement manqué durant leur hivernage à Wapassou. Cela restait encore une richesse, presque un luxe de pouvoir en consommer quotidiennement et, dans l'ensemble, chaque famille des villages canadiens se suffisait à elle-même.

Tout en les accompagnant vers l'entrepôt de Villedavray, Catherine-Gertrude racontait que son mari était mort deux ans auparavant de la morsure d'un Iroquois.

– Mors qu'il s'en revenait des pays-hauts, chargé Je fourrures, l'impie lui était tombé dessus, du sommet d'un rocher et comme un fauve, cramponné à son échine, il lui avait planté dans la nuque ses terribles dents blanches.

Le Canadien avait eu du mal à s'en débarrasser et il avait quand même fini par le tuer. Mais la morsure s'était infectée et, si près du cerveau, ça avait fait un transport. Catherine conta la chose à Angélique en achevant de monter la côte.

– La morsure d'un Iroquois, c'est comme celle d'un chien enragé, ça vous coule un poison dans le sang.

Maintenant Catherine soutenait la ferme. Comme elle l'avait toujours soutenue, la disparition de son homme, coureur de bois, n'avait pas changé grand-chose à sa situation. Aujourd'hui, ses fils et ses gendres la ravitaillaient en venaison et fourrure, et aussi un voisin qui la courtisait et souhaitait l'épouser. Une veuve n'était pas en peine de se remarier dans ce pays-ci, mais elle préférait attendre. Elle en avait assez bien comme ça, de peuple pendu à ses basques : enfants, petits-enfants, cousins, cousines. Un mari, qu'est-ce que c'est ? Un enfant de plus...

L'heure était matinale.

Finalement, on atteignit le magasin du marquis de Villedavray où celui-ci se plaisait à offrir la plus généreuse hospitalité et Angélique y retrouvait Marguerite Bourgeoys qui déjà triait des pois secs en compagnie des trois ou quatre jeunes filles déplorablement pâles en lesquelles se devinaient sans peine des passagères du Saint-Jean-Baptiste, sans doute les compagnes de la religieuse qui avaient dû obtenir pour elles, le droit de venir à terre à leur tour.

– M. de Peyrac leur a donné l'autorisation, s'empresse de dire Mlle Bourgeoys à Angélique. Paraît-il, il est passé ce matin sur le Saint-Jean-Bavtiste et a assuré chacun que les réparations avançaient et que si l'équipage se comportait bien nous pourrions continuer d'ici peu notre voyage. Puis il a prié mes sœurs de prendre leurs hardes et les a fait conduire ici, afin qu'elles puissent enfin se reposer et se rafraîchir. Ceci en gage de la patience que montrent les passagers.

Angélique voyait que le caractère précis de Joffrey et la façon dont il veillait au moindre détail avaient séduit l'administratrice-née qu'était Mlle Bourgeoys.

Elle lui donna des éclaircissements sur ce qui était arrivé la veille au soir, et comment grâce à ses indications, on avait pu in extrémis sauver les prisonniers du capitaine Dugast.

– Vous pouvez vous vanter, Monsieur, d'avoir de bons et puissants amis, dit Marguerite Bourgeoys en s'adressant à Aristide. Je n'oublierai jamais la diligence avec laquelle Mme de Peyrac s'est portée à votre secours et l'inquiétude qu'elle manifestait a votre propos. Vous devez être un bien honnête homme pour inspirer de telles sympathies, acheva-t-elle en détaillant de son regard perspicace la face aux yeux chassieux d'Aristide Beaumarchand qui, malgré son amendement récent, n'en portait pas moins sur son visage, inscrits de façon indélébile, les stigmates de tous les crimes et malversations qui avaient été son ordinaire avant qu'il ne fût tombé entre les mains des gens du Gouldsboro.

Angélique dit :

– Ne vous y trompez pas, ma Mère, c'est un affreux bandit. La première fois que nous nous sommes rencontrés, nous avons bien failli nous égorger, mais comme vous le voyez nous avons fini par trouver un terrain d'entente.

– J'étais blessé, elle m'a recousu la panse, dit Aristide en commençant à dénouer les aiguillettes de ses chausses. Vous voulez voir ce travail, ma sœur ?...

Mlle Bourgeoys acquiesça. Elle admira la cicatrice.

– C'est extraordinaire ! Eh bien ! Monsieur Beaumarchand, je réitère ce que j'ai dit tout à l'heure, vous êtes un homme bien chanceux d'avoir trouvé une telle hospitalière pour vous sauver au moment où vous veniez de recevoir une si horrible blessure. Qui vous avait porté ce coup ? Une bête sauvage ?

Aristide parut surpris. Il avait oublié. Il jeta un regard à Angélique et il lui parut que ses souvenirs étaient flous et incertains.

– La guerre ! fit-il d'un ton fataliste.

– Et cela vous a assagi à ce que je vois. J'espère que pour tant de bienfaits reçus, vous songez parfois à remercier le Bon Dieu, Aristide ? Mon petit doigt me dit que vous ne faites pas souvent de prières.

– Ça, c'est vrai. Mais Julienne prie pour deux.

– J'ai pris l'habitude avec la duchesse, expliqua Julienne, je ne peux pas m'en empêcher. Quoique je me dise qu'avec la duchesse j'ai fait des prières pour toute ma vie et que je pourrais m'en passer.

Sur ces entrefaites le marquis de Villedavray vint prendre Angélique par le coude.

– Tout arrive à point, déclara-t-il ravi, vous vous souvenez sans doute que je déplorais de ne pas avoir comme vous de page maure. Et voici ce négrillon qui nous tombe du ciel .Avec un habit de satin cramoisi, il sera charmant. Il me portera mon sac, mes cartes, ma bonbonnière. Je vais avoir un succès fou à Québec.

– Mais il appartient au colporteur Élie Kempton ! s'écria Angélique.

– Quoi, à cet Anglais ! Un hérétique ! Qu'est-ce ? riposta Villedavray. Pas de problème ! Je me charge de le faire jeter en prison dès notre arrivée à Québec, ou de le vendre à quelque pieuse famille de Ville-Marie qui se gagnera des « indulgences » à s'occuper de son baptême catholique.

– Baptiser catholique ? Élie Kempton ? répéta Angélique. Vous êtes fou ! Lui, un vrai fils du Connecticut et qui, enfant, a suivi, avec sa famille le révérend Thomas Hooker à travers les Appalaches pour aller fonder Madford ? Vous n'y songez pas !

– Que oui, j'y songe. Je travaille pour le Ciel, moi, et je voudrais bien savoir qui m'en empêchera ? J'aurai le petit Maure.

Il avait l'air tout à fait décidé et Angélique savait que lorsqu'il avait jeté son dévolu sur un objet qui lui plaisait, en l'occurrence le négrillon Timothey, il était capable de tout. Elle s'emporta.

– Non, je vous en empêcherai et sachez que si vous faites cela, je ne vous adresserai plus la parole de ma vie... Ah ! Vous pourrez les attendre longtemps vos soirées au coin de votre poêle de faïence à manger des pommes au caramel...

Le marquis vit que c'était sérieux. Déconcerté, il n'insista pas et il sortit pour aller bouder dehors,

Mlle Bourgeoys avait suivi cette altercation avec intérêt.

– Vous voyez, dit-elle à Angélique, vous n'êtes point en si bon accord avec Notre-Seigneur Jésus et son Église, que vous vous indigniez à la pensée qu'on puisse essayer de sauver une âme dans l'erreur et l'amener à la vraie foi, comme pour cet Anglais prisonnier, qu'il soit du Connecticut ou d'ailleurs. N'êtes-vous pas soucieuse du salut de ces hérétiques égarés ? Surtout lorsqu'il s'agit de personnes à qui vous portez intérêt, je ne vous comprends pas. La vie éternelle a-t-elle si peu de prix à vos yeux ?...

Angélique ne souffla mot. Elle prit le temps de s'asseoir et de commencer à trier les pois à son tour. Lorsqu'elle répondit, ce fut avec réserve.

– Certes, la vie éternelle a son prix, mais n'avons-nous pas à traverser auparavant cette existence avec le souci de la vivre au mieux, en accord avec les humains qui nous entourent ?

– Cela ne veut pas dire que nous acceptions avec une coupable indulgence ceux qui sont dans l'erreur. Ainsi c'est donc vrai, malgré tout, ce qu'on raconte ? Que vous êtes alliée des Anglais et que vous protégez les hérétiques ?

Que répondre à ce qui ressemblait à une accusation ? Comment faire comprendre à Mlle Bourgeoys ce qui se cachait de réalité généreuse derrière ce qu'elle, la religieuse française, considérait comme des actes de rébellion envers Dieu, d'hostilité envers le Roi ?