Honorine lui fit fête.

Comme prévenu par d'invisibles antennes, le village refluait vers eux.

Angélique racontait alentour comment Eloi Macollet avait hiverné avec eux dans leur fort du Haut-Kennebec et combien son caractère industrieux et joyeux leur avait été utile.

– On en a vu dans cet hivernage, fit Macollet sentencieux. Oyez, bonnes gens. Nous avons traversé la picotte ensemble, et l'on est sorti vivant. Un vrai miracle !

Angélique craignait que tant de miracles vantés ne lui fussent préjudiciables et essayait de rétablir la vérité, de dire que finalement ce n'avait pas été la picotte, la variole rouge, qui tue sans merci ; mais la rougeole ou fièvre pourpre. Mais les gens préféraient l'autre version.

– Et le Noël que nous avons passé !4 Y'en a pas eu de plus beau chez M. le gouverneur, au château Saint-Louis. De l'or ! De l'or qu'il y avait sur la table.

– Et que tu étais beau, Macollet, avec ton gilet à fleurs et ta perruque, dit Honorine.

– C'est votre bru qui aurait été contente de vous voir comme ça, approuva Mlle Bourgeoys.

– Que m'as-tu rapporté, gamin ? demanda le vieux Carillon, que m'as-tu rapporté des pays-hauts ?

– Un ours, grand-père, un gris de la plus belle taille et tué d'hier du côté du lac Saint-Paul de mon propre coutelas. Il est en bas sur la rive et mes Montagnais le découpent. Vous allez pouvoir faire chaudière et manger du rognon bien gras comme au bon vieux temps. Il n'y a plus que Carillon pour m'appeler : gamin, expliqua-t-il, tourné vers Angélique. Dame ! j'étais pas plus haut que ça quand il m'emmenait en course jusqu'à la vallée des Iroquois. L'avait déjà de la barbe et même quand je commençais à faire mon propre chemin, l'avait pas changé. Je suis toujours un gamin, bien que maintenant on ne voie plus tellement la différence. L'a l'air moins vieux qu'il n'est et moi plus. Si l'on s'imagine. J'ai à peine soixante ans. C'est que je suis scalpé et que j'ai plus de dents par-devant. Les Iroquois me les ont arrachées pour s'en faire une amulette. Mais je suis pas si vieux que ça. La preuve... Demandez aux dames et demoiselles.

Les gens avaient commencé de descendre vers le Saguenay pour admirer la chasse de Macollet et ses marchandises. Des voix se hélaient.

– Avez-vous vu la quincaille du vieil Eloi ? Quel butin ! Puisqu'il a trouvé la fortune pour se munir ainsi, le sacripant ? Pas étonnant qu'il rapporte les plus belles peaux...

– Et l'évêque ne pourra rien dire, glissa Macollet fièrement. J'ai même pas trafiqué un brin d'alcool avec les sauvages. Ceux qu'en voulaient n'avaient qu'à s'adresser à d'autres traitants. Mais moi je leur procurais du tout beau, de la coutellerie anglaise et bien d'autre chose.

– Il s'était ravitaillé aux magasins de Joffrey de Peyrac sur le Kennebec.

– Est-ce qu'il court toujours les sauvagesses ? demanda Marguerite Bourgeoys à Angélique.

– Plus que jamais. Je vois que vous le connaissez bien. Notre recrue de filous et de paillards, gelée par le froid et anéantie par la famine, déclarait forfait que notre Macollet bon pied, bon œil s'en allait chercher fortune chez les petites Indiennes du campement voisin.

– Bandit ! fit avec indulgence mère Bourgeoys. Dommage que ton fils ne te ressemble pas... Sidonie se ronge. C'est un couple qui ne va pas.

– Ne me causez pas d'eux, grommela Macollet. Ça me donne le noir.

– N'empêche qu'il faudra que tu ailles saluer tes enfants. Je parie que depuis mon départ, c'est-à-dire près de deux ans, tu ne t'en es pas soucié.

– C'est sûr ... Que voulez-vous, elle est mauvaise comme la teigne.

– Pas tant que ça. Elle est aigrie. Et elle souffre.

– De quoi ? J'vous l'demande. Cette génération de filles, c'est avide. Ça ne veut que du confort. Autrefois, les Iroquois nous laissaient pas le temps de nous aigrir. On vivait au bout de son fusil. Tous les jours qu'on partait aux champs, sans savoir si on en reviendrait le soir. Hein, mère Bourgeoys, nous deux, vous vous souvenez... Et ma bru qu'a tout : le calme, la ferme, les champs, le troupeau, faut qu'elle se plaigne.

– Elle aime...

– Ben, ça se voit pas tant. Faut entendre comme elle le rabroue, son homme.

– Ce n'est pas cela que je voulais dire, fit mère Bourgeoys, soucieuse.

Et elle poussa un soupir.

Chapitre 12

Un matin, le marquis de Villedavray aborda Angélique de son air le plus alléché et l'attira à l'écart. Elle crut qu'il allait lui parler de fourrures ou encore de ces tonneaux de vin de Bourgogne qui lui restaient sur le cœur, mais il lui dit tout à trac :

– Que s'est-il passé avec le comte de Varange ? Elle en eut un battement de cœur. Heureusement pour elle, depuis qu'on était à Tadoussac le crime obscur qui avait marqué leur entrée en Canada, lui était si bien sorti de l'esprit qu'il lui fallut une fraction de seconde pour se remémorer le drame, ce qui lui permit d'avoir, ne serait-ce que fugitivement, l'expression d'étonnement nécessaire.

– Que voulez-vous dire ? Varange ? Villedavray la scrutait d'un œil aigu. Elle avait repris son sang-froid et paraissait sincèrement ne pas comprendre.

– Oui... vous m'en avez entretenu il n'y a guère... quelle raison aviez-vous de vous y intéresser ?

Angélique fronça les sourcils comme si elle faisait un effort de mémoire.

– Je crois vous avoir dit que j'avais entendu parler de lui.

– Par qui ?

– La duchesse, peut-être, ou Fallieres... je ne sais plus et je désirais me renseigner à son sujet. Il faut que je prévoie un peu à qui j'aurai affaire à Québec.

– Vous n'aurez plus affaire à lui !

– Pourquoi donc ?

– Parce qu'il a disparu.

– Ah !

– Il est venu rôder à Tadoussac il y a quelque temps, lui glissa-t-il en se penchant vers elle. Il était descendu de Québec avec sa grande barque et son valet. Il prétendait surveiller l'eau-de-vie et les baleiniers basques qui parfois se hasardent à braconner par ici, mais il louvoyait tant de par le fleuve qu'on s'est demandé ce qu'il cherchait... ou attendait. Vous pourriez peut-être me renseigner.

– Moi ? Vous délirez.

Il commençait à lui donner chaud avec sa curiosité par trop intuitive et son regard inquisiteur. Mais elle soutint l'examen avec assez d'indifférence pour ébranler ses soupçons.

Il la lâcha et regarda autour de lui en marmonnant :

– Qu'a-t-il bien pu venir faire par ici ?

– Vous le saurez, sans doute, en arrivant à Québec.

– L'y trouverai-je ? fit l'entêté marquis en dardant sur elle un regard si aigu qu'elle faillit perdre contenance.

– Pourquoi non ?

– Parce qu'il a disparu, vous dis-je... avec son valet.

– Probable qu'il est retourné à Québec avec sa barque... et son valet.

– Non... car on a retrouvé la barque... vide.

Il désigna un point à l'horizon, sur l'autre rive du Saint-Laurent.

– Par là-bas... à l'anse du Cri-aux-Oies. Mais d'eux, nulle trace.

Angélique eut un geste évasif.

– De toute façon, peu m'en chaut. Vous m'avez avertie qu'il était de nos ennemis. Autant ne pas le retrouver à Québec... Et maintenant, cher marquis, que faites-vous par ce beau matin ? Je dois me rendre au presbytère voir le curé.

– Qu'allez-vous donc trafiquer autour de son alambic à ce cher homme ?...

– Je voudrais aider Aristide à améliorer son rhum. Le curé a une provision de feuilles de merisier sauvage et des petits fruits cueillis avant mûrissement. C'est connu pour donner au tafia une saveur plus attrayante et diminuer les effets nocifs d'une trop grosse teneur en résidus. Nous allons faire quelques essais. Comme vous le voyez, nous prenons nos habitudes à Tadoussac. Et pourtant, il y a du départ dans l'air. Qu'attend-on ? Que le Maribelle, vaisseau du Roi, se présente avec ses trente canons ? Ou que l'envoyé du roi caché sur le Saint-Jean-Baptiste nous fasse la grâce d'apparaître ?

– Cet envoyé du roi est un couard.

– À moins qu'il n'existe pas... Alors, marquis, m'accompagnez-vous jusqu'à la cure ? Ou bien ?...

Villedavray hésita. Il aperçut Joffrey de Peyrac qui se faisait ramener sur le Gouldsboro et préféra se joindre à lui. Il était toujours très affairé à se faire conduire d'un endroit à un autre. De plus, il avait en cet instant une idée derrière la tête et le moment lui parut des plus propices.

Il prit congé d'Angélique et courut pour monter dans la chaloupe.

Il entreprit aussitôt le comte de Peyrac.

– Cher ami, depuis quelques jours une question me préoccupe. Je suis persuadé que le courrier de Mlle d'Hourdanne est à bord du Saint-Jean-Baptiste.

Chapitre 13

Joffrey de Peyrac regardait du côté de Tadoussac.

Le village se déroulait comme une image, une tapisserie qu'on aurait exposée à leurs yeux dans toute sa longueur afin qu'ils pussent en admirer la vaste beauté, depuis le promontoire dressé au-dessus du Saguenay jusqu'à l'autre bout où la forêt venait plonger dans les eaux, et qu'ils eussent d'ensemble la possibilité de détailler l'ordonnance des maisons et des huttes, l'heureuse disposition du fort sur la gauche où flottait la bannière à fleurs de lys, et son église au milieu, ses magasins du port en bas, la dernière grosse ferme de pierres grises tout en haut, à la lisière des champs qui escaladaient la côte vers le bois.

C'était par là que se dirigeait Angélique. Il l'apercevait marchant alertement, accompagnée de Mlle Bourgeoys et de Julienne. Puis Kouassi-Ba que l'on n'avait pas débarqué tout de suite afin de ne pas effrayer les populations, mais qui avait obtenu le plus franc succès ensuite surtout après avoir été présenté à la ronde par son frère d'hivernage, le vieux Macollet.

Les Filles du roi suivaient à la queue leu leu avec les novices de la mère Bourgeoys.

Ce jour-là, on apercevait aussi Cantor et son glouton ce qui n'était pas fréquent. Le village, après un recul, avait admis, intrigué, la bête facétieuse. On le voyait de loin, grosse boule luisante, bondissant et dévalant, s'amusant tour à tour à effrayer les enfants ou à paraître effrayé par eux. Des cris légers, des éclats de rire, l'écho de voix de femmes résonnaient dans l'air cristallin. Aristide clopinait derrière, en conversation avec Eloi Macollet.

– Voici l'affaire, continuait Villedavray. Mlle d'Hourdanne est ma voisine à Québec, dans la haute ville. Elle sera la vôtre puisque je vous cède ma maison. C'est une femme charmante, la veuve d'un officier de bon renom qui est venu avec le régiment de Carignan-Salières, il y a dix ans. Il a été tué pendant la campagne que le marquis de Tracy a menée aux Iroquois. Elle, elle est comme moi. Elle se plaît à Québec. Ou bien peut-être n'a-t-elle pas eu assez de courage pour entreprendre une nouvelle traversée. Il y a beaucoup de gens comme cela chez nous, qui préfèrent risquer de se faire faire la chevelure par les Iroquois, ou périr de faim, de froid, ou ne jamais revoir les leurs, plutôt que de se retrouver encore sur un navire en plein océan. Cela se conçoit... M'écoutez-vous, cher comte ?

– De toute mon attention.

– Non. Vous la regardez là-bas... Ah ! voici qu'elle a disparu au tournant du chemin. Je peux donc poursuivre. Je vous disais que Mlle d'Hourdanne est demeurée en Canada. Elle est désormais assez impotente, ne quitte guère son lit, mais écrit beaucoup. Sa principale correspondante est la veuve du roi de Pologne, Casimir V. Non, il ne s'agit pas de Louise-Marie de Gonzague, sa première femme. Celle-ci est morte comme vous le savez, il y a dix ans, et il en a conçu un tel désespoir qu'il a déposé sa couronne et est venu se réfugier dans la religion à Saint-Germain-des-Prés dont il est l'abbé. Celle dont je vous parle, l'amie de Mlle d'Hourdanne, est sa seconde femme. Il a pu l'épouser quoique d'Église. On l'appelle la belle Herbière parce qu'il paraît qu'elle vendait des herbes à Grenoble autrefois, dans sa jeunesse. Des herbes et autre chose sans doute. Elle a su se faire épouser successivement par de grands noms, chargés d'ans et d'écus et qui de veuvage en veuvage l'ont menée jusqu'à la Cour et jusqu'au roi de Pologne qui l'a laissée veuve à son tour, mais cette fois au sommet des honneurs. Toute cette histoire vous prouvera qu'elle n'est point sotte et c'est pourquoi Mlle d'Hourdanne qui ne l'est pas non plus, et qui l'a connue à la Cour, aime entretenir des relations épistolaires avec elle. Voici comment elles s'écrivent chaque semaine, parfois tous les jours. Le temps de l'hiver, les lettres s'entassent dans des cassettes qu'elles choisissent avec grand soin pour en faire l'échange, les conserver en souvenir ou les renvoyer chargées de nouvelles missives.