« Par le premier vaisseau en partance pour les Amériques, Mme de Pologne fait un premier envoi. Elle en fera un second vers la fin de l'été avec le dernier navire qui met à la voile. C'est incroyable le mal qu'elle se donne pour envoyer des émissaires dans tous les ports, ou à la Chambre de Commerce, ou même à l'Amirauté, pour savoir quel est le dernier bâtiment qui s'engagera vers le Canada. Certains ont été retardés. D'autres se décident in extrémis, comptant sur leur chance et les vents pour avoir le temps d'aller et de revenir avant l'hivernage .omme ce Saint-Jean-Baptiste par exemple.

« Bref, à celui-là elle confiera la deuxième cassette, celle qui répond aux lettres que Mlle d'Hourdanne lui aura fait parvenir dans le courant de l'été. C'est ainsi, comme vous voyez. De ces amusements de femmes, dont je vous disais qu'elles ont pour égayer la vie plus de fantaisie que nous autres. C'est aussi pourquoi je vous dis, étant donné la date à laquelle le Saint-Jean-Baptiste a quitté Rouen, je parierai que la cassette destinée à Mlle d'Hourdanne est à bord. Ce n'est pas la première fois que Dugast s'en est chargé.

« Ceci me préoccupe car notre capitaine est un fieffé coquin et pour peu que la cassette soit belle, marquetée ou incrustée de gemmes, il se l'appropriera après s'être débarrassé des lettres.

« On sait qu'il jette volontiers de tout à la mer. Et puis Cléo sera si heureuse de me voir lui remettre ces chères lettres moi-même. Tellement plus agréable que par ce rustre qui exige toujours des écus pour ses services... Donc si mon histoire vous a distrait et si vous n'y voyez pas d'inconvénients...

La chaloupe abordait le Gouldsboro. Joffrey de Peyrac monta à bord, tourna un visage un peu ironique vers le marquis. Celui-ci, debout dans le remuement des vagues, attendait avec un sourire d'enfant impatient et heureux.

– Si j'ai bien compris, vous souhaitez que je vous laisse l'embarcation pour vous rendre jusqu'au Saint-Jean-Baptiste et y réclamer ladite cassette si elle s'y trouve ?

– Exactement ! ces forts gaillards qui nous conduisent font assez impression, je peux requérir leur concours, n'est-ce pas, en cas de besoin ?...

– Certes !

Peyrac, du haut de la coupée, adressa des ordres aux matelots. Ceux-ci s'écartèrent du navire et recommencèrent à tirer sur leurs rames en direction du Saint-Jean-Baptiste. Peyrac riait tandis que s'éloignait la barque emportant le marquis de Villedavray dont le visage poupin rayonnait de plaisir anticipé.

– C'est entendu ! vous me donnez carte blanche ! cria-t-il encore.

– Oui, cher marquis... Mais pas d'effusion de sang.

*****

Peyrac continuait à regarder vers la rive. Il avait pris sa longue-vue.

Lorsque ainsi l'heure était douce, son inspection générale achevée sur les différents navires, il s'accordait quelques instants. C'était à elle qu'il rêvait, comme on revient à une source ombreuse après le grand soleil, elle, son refuge d'amour. Instants qui étaient devenus dans sa vie secrète comme une exploration en un domaine nouveau jusque-là un peu écarté, un peu redouté.

– Il faut tout de même que nous fassions un peu connaissance, mon amour... Le temps presse, la vie s'écoule et parmi les charges, les trésors qui me furent donnés, tu es là, tu surgis, et ton visage passe et repasse dans le foisonnement de ma vie aventureuse, comme un songe paré de délices et de douleurs enivrantes... Mon amour !

Il s'amusait à guetter la grande maison sur la colline où Angélique et sa troupe s'étaient engouffrées. Et comme un très jeune homme, il se réjouissait à la pensée de la voir resurgir dans le lointain, avec son allure vive et rapide qui trahissait sa grâce, sa vitalité.

Même de loin, elle a de quoi rendre fou un homme... Qu'est-ce qu'elle peut bien trafiquer chez ce curé bouilleur de cru... Améliorer le tafia d'Aristide ! Tu ne doutes de rien, ma chère âme !

Il riait pour lui-même.

– N'empêche, tout est possible... Lumière de ma vie, tu m'appartiens...

Le temps passait.

Villedavray devait avoir mené à bonne fin ses projets, avoués ou inavoués.

Le comte de Peyrac s'entendit hélé à nouveau par la voix du marquis.

– La chaloupe du Gouldsboro était de retour.

– Je l'ai, cria le marquis en tendant à bout de bras un petit coffret. Vous voyez que je connais mon monde ! Cléo va être ravie.

Peyrac se pencha un peu et aperçut quatre barriques qui occupaient le fond de l'embarcation en son milieu. À vrai dire, il s'y était un peu attendu.

– Qu'est-ce que ceci ? interrogea-t-il en les désignant.

– Ceci ?... Mais, mon cher ami, ne m'aviez-vous pas donné carte blanche ? Et quand, par hasard, je suis tombé sur cette cargaison de vin de Bourgogne, je n'allais tout de même pas laisser un tel nectar aux mains de ces truands ! C'est du Beaune, savez-vous, de celui qu'on vend aux enchères pour l'Hospice... Le meilleur de la région, sinon de France. Malheureusement, je n'ai pas pu tout prendre, ajouta-t-il avec regret.

Il laissa passer un temps.

– ... De toute façon, on vous accuse de tant de choses, mon cher comte, qu'un peu plus, un peu moins, n'est-ce pas, cela ne change guère... Et en attendant, nous nous réjouirons le gosier. Que dois-je faire de ces barriques ?

– Eh bien, marquis, faites-en hisser une à mon bord qu'on puisse en mettre une en perce, un soir, pour boire entre amis. Et portez les autres sur « votre » navire puisque aussi bien vous avez mené l'abordage.

– Comte, vous êtes l'ami le plus sûr et le plus extraordinaire que j'aie jamais rencontré. Je vous remercie mille fois. Ceci dit, j'ai trouvé Dugast dans un triste état. Je ne sais pas ce qu'il a. Il n'est plus que l'ombre de lui-même. On dirait qu'il a été empoisonné. J'y songe, vous devriez vous montrer plus indulgent à l'égard de ce malheureux. D'autant que j'ai cru apercevoir, essayant de se dissimuler, un gentilhomme d'assez belle allure. S'il s'agit du représentant du roi, ne serait-il pas politique de desserrer un peu le licou ? Laissez-le donc avec sa suite aller à terre, avant que le Saint-Jean-Baptiste ne reprenne son voyage et n'atteigne Québec pour nous y précéder de bons ou mauvais bruits. Demain, c'est dimanche...

Quatrième partie

L'envoyé du roi

Chapitre 1

Angélique vit son mari, le comte de Peyrac, traverser le pont avec une précipitation inusitée, gravir par deux marches le premier escalier du château-arrière et courant sur la galerie de la dunette à bâbord, pointer sa lunette d'approche en direction du Saint-Jean-Baptiste. Le comte d'Urville, le capitaine Vanneau, quelques autres et Villedavray le suivaient en courant.

– Que se passe-t-il ? les interpella Angélique.

Villedavray lui jeta :

– Honorine est à bord.

– Quel bord ?

– Le Saint-Jean-Baptiste.

Angélique vola à son tour jusqu'à la passerelle et rejoignit le groupe, agglutiné autour de Joffrey de Peyrac.

Peyrac abaissa sa lorgnette.

– C'est bien cela. Elle est à bord ! Regardez !

Dans le cercle de la lentille grossissante, Angélique réussit à délimiter une portion de navire : la rambarde éculée, un coin du pont avec son désordre de bâtiment mal entretenu, et contrastant avec cet aspect plutôt misérable, quelques silhouettes lointaines de personnages aux chapeaux emplumés vêtus avec élégance et qui devaient appartenir aux officiers de l'escorte de l'envoyé du roi. Puis mêlée à eux... aucun doute.

– C'est elle !... C'est elle ! Je reconnais son bonnet vert. Je le lui ai mis ce matin pour la procession.

Elle laissa retomber ses bras, atterrée.

– Honorine... À bord du Saint-Jean-Baptiste. Mais que fait-elle là-bas ?...

– On l'a enlevée, dit quelqu'un. On était dimanche.

Ce matin, tous les équipages des navires de Peyrac s'étaient rendus à la messe et l'ensemble des passagers du Saint-Jean-Baptiste y avait été convié.

On ne vit aucun envoyé de roi, encore que certains des passagers enveloppés dans des manteaux à hauts collets que justifiait le froid, et le chapeau à plumes rabattu jusqu'aux yeux, auraient bien pu faire l'affaire. Mais ils paraissaient peu désireux de frayer avec les habitants, quoique n'ayant pu résister à venir à terre pour ouïr la messe après la pénitence qui leur avait été infligée.

De toute façon, on les perdit de vue. Avec les Indiens, les villageois, les coureurs de bois arrivant des pays-hauts, cela faisait une foule énorme débordant de la petite chapelle dont la cloche carillonnait vaillamment dans l'air pur et froid.

Au début de l'après-midi, il y avait eu procession. Honorine avait accepté de se parer de son bonnet vert brodé pour faire honneur à la recrue de M. de Peyrac par ce jour dominical.

Ensuite, Angélique avait laissé les enfants aux mains de leur garde habituelle. On s'amusait beaucoup à terre.

La fièvre du troc avait gagné tout le monde d'autant plus qu'en l'honneur de la Sainte dont on célébrait la fête aujourd'hui, une vierge sans doute à' cause des ornements blancs, Joffrey de Peyrac avait fait distribuer aux habitants des tresses de tabac de Virginie et plusieurs boisseaux de « rasade ». On appelait ainsi de petites perles de pacotille dont les Indiens étaient avides pour leurs broderies d'habits de fête.

Angélique avait regagné le Gouldsboro afin d'y changer de toilette et s'y reposer un peu. Il y avait un va-et-vient incessant d'esquifs de toutes sortes : barques, canots, kayaks, amenant les gens des navires à la rive et vice versa.

Au moment où elle s'apprêtait à retourner à terre, elle avait perçu une agitation sur le pont, et Villedavray lui avait crié :

– Honorine est à bord...

*****

– Honorine à bord du Saint-Jean-Baptiste ! Enlevée par cet équipage de forbans !

Le comte de Peyrac reprit sa longue-vue et se livra à un examen attentif.

– J'aperçois aussi Yolande, fit-il, elle vient d'apparaître.

Elle, la grande Acadienne, on pouvait la distinguer à l'œil nu et non loin, la tache bleue délavée de l'uniforme d'Adhémar. Chérubin était probablement dans les parages, mais invisible à cause de sa trop petite taille qui ne permettait pas à son bonnet rouge de dépasser le bord de la balustre.

– Mon fils est tombé aux mains des bandits, s'écria Villedavray dramatique. Ah ! Nous sommes perdus. Pourquoi, comte, les avez-vous pillés, hier soir, en leur prenant ce vin de Bourgogne ? Maintenant ils vont se venger atrocement.

L'intendant Carlon qui s'était joint à eux, intervint :

– Mon cher, je vous rappelle que c'est vous d'après ce que j'ai entendu dire, qui vous êtes chargé de ce larcin. Malgré mes recommandations...

– Sans doute ! Mais il ne fallait pas leur permettre d'aller à terre.

– Hé ! Marquis ! Je vous ai entendu de mes oreilles dire qu'il serait politique de relâcher le licou, si jamais un envoyé du roi était à bord.

– M. de Peyrac n'avait qu'à ne pas m'écouter.

– Trêve de discussions, interrompit ce dernier. Le mal est fait. Maintenant il faut aviser. Monsieur Carlon, comme intendant de la Nouvelle-France, vous pouvez m'être utile.

– Je suis à votre disposition, affirma le fonctionnaire royal. Il avait l'air sincèrement affecté, et, cette fois, moins pour l'ennui des complications à venir que de crainte pour les enfants, ce qui émut Angélique. Toute sympathie lui était secourable en ce moment.

– On n'aurait jamais dû les laisser débarquer, gémissait Villedavray. Ils en ont profité pour se saisir d'otages. Et quels otages ! Nos malheureux petits... Ils vont nous en demander une rançon ruineuse. Je connais ce Dugast. Il est capable de tout. Pourvu que... Où sont-ils mon Dieu ! On ne les voit plus !

Angélique ressaisit la lorgnette dont s'était emparé de marquis, tandis que quelqu'un courait apporter une autres longues-vues réclamées par Peyrac. Avec nervosité, Angélique réajusta la vision de l'instrument à la sienne.

Elle put constater que le groupe entrevu tout à l'heure avait disparu. Le pont du Saint-Jean-Baptiste était maintenant désert.

– Ils les ont jeté à l'eau ! cria Villedavray.

Il commença à retirer sa redingote, prêt à sauter à la mer en haut-de-chausses et gilet. On le retint.

– Calmez-vous, dit le comte. Nous allons faire descendre une chaloupe et nous rendre là-bas. Nous irons plus vite qu'à la nage. Je vous en prie, marquis, ne perdez pas votre sang-froid.