– Non ! renseigna Honorine, il n'a pas voulu venir avec nous. C'est un sot !

– Non c'est un sage ! Sachez, Mademoiselle, que je voudrais vous voir imiter sa prudence. Je suis même persuadée qu'il a essayé de vous dissuader de répondre à cette bizarre invitation et que vous avez fait fi de ses conseils. Pour sa peine, il recevra une récompense et vous, vous serez punie.

Honorine baissa la tête.

Elle ne s'était jamais fait beaucoup d'illusions et, dans l'ensemble, les choses avaient plutôt bien tourné. Elle savait aussi qu'Angélique n'était pas aussi facile à désarmer que Joffrey de Peyrac. Elle soupira et commença de fouiller dans les poches de ses jupes, tandis qu'Angélique poursuivait, s'adressant à Yolande et Adhémar :

– Expliquez-vous. Je veux savoir exactement ce qui s'est passé et comment vous avez pu vous laisser berner à ce point.

Yolande, agenouillée sur le pont par esprit de contrition et Adhémar qui l'imita au bout d'un moment par esprit de solidarité, se lancèrent dans un récit embrouillé d'où il ressortit, qu'après s'être laissé absorber tous deux par le troc de peaux de castor et d'un lot de vison – et Yolande y avait laissé ses boucles d'oreilles de coraline que Marcelline tenait de sa grand-mère de la province du Nivernais qu'elle lui avait données pour briller à Québec, et Adhémar y avait laissé la poire à poudre de son équipement militaire – donc, ayant conclu le marché avec ces renards de sauvages, ils s'étaient subitement avisés de la disparition d'Honorine et, affolés, étant partis à sa recherche, ils l'avaient retrouvée en grande conversation avec un gentilhomme faisant partie des voyageurs descendus ce jour-là, du Saint-Jean-Baptiste.

– Nous aurions dû nous méfier, reprocha Angélique, Tadoussac était aujourd'hui plein de canailles.

– Mon ami ne l'est pas, rectifia Honorine.

– Tu es trop jeune pour en décider.

– C'est vrai, ce gentilhomme avait l'air honnête, plaida à nouveau Yolande.

– Il l'est finalement, puisque vous voici tous ici sans dommage. Mais qui était-ce ?... Un passager qui voulait se distraire ? Pourquoi nos enfants, cependant... Que veux-tu, Honorine ? Qu'est-ce cela ?

Honorine ayant enfin réussi à extirper ce qu'elle cherchait de ses poches, affectait de se désintéresser du débat. Très droite, regardant ailleurs dans le lointain, d'un air absorbé, elle tendait vers sa mère un petit bras raide prolongé d'une menotte potelée, dont les doigts serraient un grand pli cacheté de cire rouge.

– Qu'est cela ? répéta Angélique.

– C'est pour toi. Dit Honorine très indifférente.

Angélique saisit l'enveloppe qui était d'un beau vélin blanc épais. La cire au centre et aux quatre coins était frappée d'un chiffre armorié, représentant un blason indistinct et une devise sans doute latine. Le ruban long et épais était de soie.

C'était assez impressionnant.

Angélique retourna l'enveloppe mais aucun nom n'y était inscrit. Elle jeta à Honorine, toujours digne, un regard soupçonneux.

– Où as-tu pris cela ? Qui te l'a donné ?

– Mon ami, ce gentil messire.

– Il t'a donné cette enveloppe.

– Oui.

– Pour qui ? Pour moi ?

– Oui, ma mère, répéta Honorine avec un soupir.

Elle ajouta après un moment :

– Il vous avait vue ce matin à la procession.

Angélique se décida à tirer le ruban de ce pli mystérieux, brisant aussi les sceaux.

La cire était mince et friable, comme si on l'eût apposée rapidement.

Elle déplia la feuille couverte d'une grande écriture élégante mais précipitée et ponctuée çà et là de taches et d'éclaboussures. Les griffures de la plume d'oie mal taillée trahissaient la hâte et l'on voyait que le scripteur avait à peine pris le temps de sabler sa missive. Elle commença de lire à haute voix :

– Oh ! Vous la plus belle d'entre toutes les femmes...

Et s'arrêta.

– Voici un début prometteur, dit Villedavray, se rapprochant, alléché.

– Et quelque peu libertin, fit remarquer Carlon. On y sent l'impiété.

– Cessez donc de vous montrer incivil le morigéna Villedavray. Penché par-dessus l'épaule d'Angélique, il essayait de déchiffrer la suite. En quoi il lui rendait service car cette missive se révélait pratiquement illisible.

Mais il avait de bons yeux. Il enchaîna à voix haute :

– « Le souvenir de vos... de vos lèvres exquises et de leurs baisers enivrants, de votre corps de déesse, de vos charmes à nuls autres pareils, n'ont cessé de me hanter depuis tant de longues années écoulées. Dans la nuit brillaient vos yeux d'émeraude, d'une couleur unique et inoubliable... »

Villedavray se pourléchait.

– Pas de doute, ma chère. C'est bien à vous que cette épître s'adresse.

Les autres personnes présentes retenaient des sourires et échangeaient des regards entendus.

La beauté de Mme de Peyrac était de celles qui semblaient créées pour susciter conflits, drames et passions.

On commençait par en avoir l'habitude et même par en éprouver une certaine fierté. L'expérience enseignait que son apparition apportait sous tous les cieux un élément inconnu, et l'on ne pouvait jamais savoir somment les choses tourneraient à sa vue. C'était comme au théâtre.

Angélique déconcertée leva les yeux vers Joffrey de Peyrac.

– Je n'y comprends rien. Ce message doit s'adresser à quelqu'un d'autre. Il y a erreur.

– Les yeux d'émeraude... souligna Villedavray. Croyez-vous qu'une telle couleur soit courante ?

Elle haussa les épaules.

– Puisque vous me dites que ce gentilhomme m'a vue à la procession... Il n'est pas difficile de tourner des compliments par la suite... C'est sans doute un fou.

– Je croirais plutôt que c'est un de vos anciens admirateurs, intervint Peyrac, qui accueillait l'incident avec sang-froid. Vous apercevant à la messe il vous a reconnue. Il faut s'attendre à ce genre de surprise maintenant que nous nous trouvons en Nouvelle-France.

Il entraîna Angélique un peu à l'écart et ayant pris la lettre, il examina les sceaux et retourna le ruban.

– Nous aurions affaire à ce mystérieux envoyé du Roi que cela ne m'étonnerait pas. Bravo ! vous aurez réussi à le faire sortir de son trou.

Les yeux d'Angélique allèrent à la signature et essayèrent de la déchiffrer mais elle était encore plus illisible que le reste, écrasée par un autre sceau à l'encre appliqué en travers du nom même. On distinguait vaguement au début et sans certitude un « N » échevelé.

Après s'être escrimée en vain, elle renonça.

– Je ne vois absolument pas de qui il s'agit.

– Vraiment ? N'avez-vous aucune idée ?

– Aucune ! Je répète que ce gentilhomme me confond avec quelqu'un d'autre.

– Non ! Villedavray a raison, les yeux d'émeraude, c'est la preuve. Je gage qu'à la Cour, ils étaient célèbres et n'avaient point de rivaux.

Angélique fit un intense effort de mémoire. Elle voyait ce tourbillon, la galerie des Glaces, les beaux seigneurs empressés, leurs sourires, leurs mains frôleuses qu'on arrêtait d'un petit coup d'éventail, leurs yeux câlins dont il fallait feindre de ne pas comprendre le message.

– Et ces baisers inoubliables ? insista Peyrac.

Une flamme ironique brillait dans son regard, mais il paraissait plutôt amusé.

– Non, je ne vois pas...

– Y a-t-il donc tant de choix ? fit-il en riant. Et ces faveurs assez... poussées pour qu'il puisse parler de votre corps de déesse ? insista-t-il un peu caustique.

– Il se vante.

Contrariée elle reprit sa lecture. Quel que fût cet ancien admirateur, il écrivait comme un chat. Et l'émotion dont il paraissait possédé n'avait pas dû contribuer à affermir sa main. Ce trouble transparaissait non seulement dans l'écriture chevauchante mais dans l'exaltation des termes.

– « Ma joie est sans bornes depuis que je vous sais si proche. J'espère que vous me serez moins cruelle que par le passé et que vous daignerez vous souvenir de moi. Si vous pouvez échapper à votre maître, sachez que je vous attendrai ce soir, derrière l'entrepôt qui se trouve un peu à l'écart, sur cette pointe qui prolonge le village des Indiens. Ne me faites pas languir. Venez que je puisse croire enfin à ce rêve merveilleux, inattendu, inespéré, vous avoir retrouvée. Je vous baise les mains. »

– Un rendez-vous maintenant, remarqua le comte de Peyrac, eh ! Bien vous irez.

– Non ! Et si c'était un piège ?

– Nous le déjouerons. Tout d'abord, vous serez armée... Ensuite nous nous tiendrons un peu à l'écart dans la nuit, prêts à intervenir au moindre signal.

Il adressa un signe à Yolande et Adhémar qui se rapprochèrent timidement.

– Avez-vous entendu prononcer le nom de ce gentilhomme ? Quelle apparence avait-il ?

– Ma foi, c'est un bel homme, dit Yolande. Un grand seigneur pour sûr. Mais il ne nous a pas donné son nom et on n'a pas pensé à le lui demander. Il nous invitait bien aimablement à l'accompagner, alors on l'a suivi.

Angélique essayait d'en savoir plus d'Honorine.

– Est-ce qu'il s'est nommé à toi quand il t'a abordée ? Et que t'a-t-il dit en te remettant ce pli pour moi ?

Mais Honorine était fâchée. Elle fit mine de ne pas entendre. Elle alla ramasser sa boîte à trésors qu'elle venait d'apercevoir dans un coin, s'assit par terre, le dos appuyé à la paroi, et commença à dénombrer ses objets préférés comme si rien d'autre ne comptait plus au monde. De temps en temps, elle tendait l'un d'eux vers Angélique avec un sourire naïf de bébé : Regarde, maman, regarde comme c'est beau !...

– Elle me nargue, fit Angélique. Parce que je l'ai grondée au lieu de la féliciter de son escapade. Elle m'a bien attrapée maintenant. Et elle fait l'enfant pour qu'on la laisse en paix. On n'en tirera plus rien avant longtemps.

– Qu'importe ! De toute façon, vous seule pouvez tirer l'affaire au clair en vous trouvant devant le personnage. Plus je réfléchis, plus je suis certain que ce gentilhomme qui vous fait de si enflammées déclarations et le mystérieux représentant du Roi, peu désireux de se faire voir, ne font qu'un. L'important c'est de savoir qui vous allez reconnaître en lui.

Angélique reporta ses yeux sur la lettre dont le somptueux papier craquait dans sa main. « Vos baisers... »

Quels baisers ? Quelles lèvres à la Cour avaient pris les siennes ?

Elle ne se souvenait que de celles du Roi, dans l'ombre profonde du bosquet.

Ou bien de l'amour de Philippe, son second mari. Mais Philippe était mort.

Alors, qui d'autre ? Avait-elle donc donné tant de baisers sans le savoir ?

Elle envisagea autour d'elle le décor étranger.

Ses yeux rêveurs se posaient sur le pays qui les environnait et il semblait presque incroyable que de ces rivages où s'élevaient les fumées des camps indiens, de ces solitudes cernant de pauvres maisons, de ces monts silencieux et impavides, de ce ciel sans fin planant sur le désert des forêts, son brillant passé vînt la rejoindre, apportant l'écho de la vie folle et prodigieuse qui avait été la sienne à Versailles.

– Regarde, Maman, criait de loin Honorine en agitant son hochet d'or, regarde ! comme c'est beau.

Chapitre 2

Angélique dépassa la lisière du village et prit le chemin de la bâtisse qui lui avait été indiquée dans le message. C'était une construction en rondins, sise au bord du fleuve un peu en deçà du village indien. Villedavray disait que ce magasin appartenait à un haut fonctionnaire de Montréal.

Carlon, lui, prétendait que c'était l'entrepôt des Jésuites. Quoi qu'il en fût, l'endroit paraissait bien choisi car il se trouvait à l'écart. À Tadoussac, la foire aux fourrures continuait à battre son plein.

Angélique put s'éloigner de l'agglomération, sans se faire remarquer. Le soir tombait, Tadoussac s'enrobait de brumes et de fumées disposées en écharpes, au gré de ses ressauts, brumes venues du fleuve, fumées s'échappant des cheminées ou de la palissade du camp huron. Il y avait au surplus de multiples foyers qu'on dressait çà et là, pour y faire rôtir un orignal entier, nom français que l'on donnait à l'élan, le plus grand et savoureux gibier de la région, ou pour faire griller du poisson ou des tubercules sous la cendre, ou encore y accrocher une chaudière de maïs afin de contenter les tribus venues des « Hauts ».

Angélique, tournant le dos à ces dernières lueurs, s'enfonçait dans l'obscurité. Dans cette direction, la nuit avait déjà accompli son œuvre. On ne distinguait plus la forêt ou le fleuve proche du ciel que le brouillard du crépuscule rendait plus opaque. Afin de moins attirer l'attention, Angélique avait serré ses cheveux sous une coiffe et s'était enveloppée dans sa mante de gros lainage dont les couleurs sombres se confondaient avec la brume et, sur sa coiffe, elle avait rabattu l'ample capuche. Tant pis si l'enthousiaste amoureux de jadis éprouvait quelque déception à la retrouver sous cette grossière livrée. Tout en marchant rapidement, elle continuait de passer en revue ses souvenirs. Des noms avaient émergé que portaient certains beaux seigneurs de l'entourage du Roi : Brienne, Cavois, Saint-Aignan... L'un d'eux l'aurait-il aimée sans qu'elle s'en doutât ? Tout était possible. À Versailles, on avait si peu de temps à consacrer à la romance !