Le chemin était court. Elle n'éprouvait pas d'inquiétude. Elle s'était armée comme le lui avait recommandé Joffrey et elle savait qu'à la moindre alerte on se porterait à son secours. Mais elle avait le sentiment que ces précautions ne seraient pas nécessaires. En fait, au fur et à mesure qu'elle s'avançait, la curiosité dominait en elle et le désir de retrouver quelqu'un qui l'avait connue autrefois, telle qu'elle était jadis à la cour du roi de France.
Une femme différente de celle qu'elle incarnait aujourd'hui. Déjà à plusieurs reprises, alors qu'on s'avançait vers Québec elle avait éprouvé le besoin de se relier à ce personnage disparu : Mme du Plessis-Bellière. Elle avait peine à se remémorer qu'elle avait été cette femme courtisée, aimée de Philippe, désirée par le Roi, dominant les fêtes de Versailles. Ce fantôme glorieux avait disparu derrière la terrible nuit de carnage du Château du Plessis, comme derrière un écran de flammes et d'ombres.5
Il n'était pourtant pas si lointain. Quelque six années la séparaient du temps où le Roi lui écrivait : Bagatelle, mon inoubliable, ne soyez pas cruelle...
Ce soir, son cœur battait moins de se retrouver devant un témoin du passé, que de la crainte de réveiller d'anciennes douleurs et joies qui lui étaient devenues étrangères.
À mesure qu'elle avançait elle oubliait qu'elle se trouvait en Canada.
Attentive aux souvenirs qui se levaient en elle, elle allait moins à la rencontre d'un inconnu, qu'à un rendez-vous avec elle-même pour une confrontation dont elle sentait qu'elle l'obligerait de renouer avec certains aspects enfouis de son âme.
Lorsque la masse obscure de la maison lui apparut en contrebas, elle dut s'arrêter.
L'odeur épaisse de la forêt la prit à la gorge et elle posa une main sur son sein comme pour comprimer les battements de son cœur.
Puis, rassemblant tout son courage, elle s'élança en courant, et, sans reprendre haleine, tourna l'angle du bâtiment.
Un homme était là, faiblement éclairé par un clair de lune diffus.
Elle reçut un choc : « C'est Philippe », pensa-t-elle. Et elle savait en même temps que c'était impossible car Philippe était mort, « la tête emportée par un boulet ». Pourtant il y avait dans la silhouette du gentilhomme dressé à quelques pas sur un rocher, quelque chose qui rappelait irrésistiblement son second mari, le marquis du Plessis-Bellière. Elle n'aurait su dire en quoi. L'attitude un peu théâtrale peut-être. La façon de porter le manteau, de cambrer la jambe. Une clarté venue des feux allumés sur la plage lointaine, l'éclairait assez pour qu'elle vît scintiller les broderies de son habillement. Il portait un manteau à haut collet également rebrodé, noué de glands de fils d'or et dont les pans étaient négligemment rejetés en arrière. Les boucles de ses chaussures de cuir fin à très hauts talons étincelaient aussi.
D'un geste ample, il porta la main à son chapeau garni de plumes et s'inclina dans un profond salut de Cour.
Elle distingua, lorsqu'il se redressa, ses traits qui étaient aimables et doux et qui en effet ne lui parurent pas inconnus. Il ne portait pas de perruque ayant une chevelure abondante de couleur châtain. Il lui parut beau, dans la force de l'âge. Il souriait.
– Ainsi c'est bien vous ! s'exclama-t-il d'une voix qui frémissait d'émotion, Angélique, ma passion ! Je vous vois arriver comme un elfe, de votre démarche légère... toujours la même, fascinante !...
– Monsieur, d'où me connaissez-vous ?
– Quoi donc ? Vos souvenirs ne s'éveillent-ils pas à ma vue ?
– Non, je l'avoue.
– Ah ! Toujours aussi cruelle !... Ah ! Quel coup... Ah ! C'est bien vous ! répéta-t-il avec une sorte d'accablement, toujours aussi indifférente à mes tourments, m'enfonçant comme par négligence un poignard dans le cœur... Eh bien ! Regardez-moi de plus près. Allons ! Regardez-moi.
Il se rapprocha, cherchant à se mettre dans l'endroit le mieux éclairé. Sans être très grand, il la dominait par la taille. Il était élégant, homme du monde, avec dans sa démarche, un air de badi-nage que démentait la mélancolie de son regard clair.
Il secoua la tête derechef :
– ... Quelle déception ! Voici donc toute la trace que j'ai laissée en votre mémoire ?... Certes je ne pouvais m'attendre à beaucoup de votre part. Mais quand même ! Voyez ce que c'est que la passion. Si profonde était celle que je nourrissais pour vous, qu'au cours de ces années écoulées, j'ai cherché à me. persuader que vous aviez, ne serait-ce qu'un instant, compris et partagé mon amour... Seule cette pensée m'a permis d'endurer le supplice de votre absence... Je me remémorais les mots que vous m'aviez adressés, les expressions que j'avais lues sur vos traits, je creusais et cherchais à deviner le sens de vos rares sourires et je finissais par me convaincre que malgré vos réticences, je ne vous avais pas laissée insensible et que vous m'aviez... – que sais-je moi ! – un peu aimé quand même, sans vouloir me le manifester par crainte, par pudeur. Eh ! Bien je dois déchanter, perdre encore mes suprêmes illusions... C'est bien un fait : vous ne m'avez jamais aimé.
– Je suis désolée, Monsieur.
– Non ! Non ! Je vous en prie, vous n'êtes pas coupable. Hélas ! On ne force pas le sentiment.
Il soupira :
– Ainsi mon nom même ne vous a rien dit !...
Mais je l'ignore.
– Comment ?... Et la lettre que je vous ai adressée ?
– Je n'ai pas pu déchiffrer votre signature, s'écria Angélique. Messire, ne vous en déplaise, vous écrivez affreusement...
– Ah ! Ce n'est donc que cela !... Ah ! Je préfère. Vous me réconfortez...
Il se redressa tout joyeux, lui prenant la main et la portant à ses lèvres.
– ... Pardonnez-moi. Un rien venant de vous me ressuscite ou me porte à mourir... Le bonheur de cet instant m'accable. Vous êtes là, vivante... Je rêve...
De nouveau, il baisa sa main avec ferveur.
Elle était de plus en plus persuadée de le connaître et même de le bien connaître, mais ne pouvait absolument pas mettre un nom sur cet agréable visage.
– Où ai-je bien pu vous rencontrer ? hasarda-t-elle. À la Cour, peut-être ? Dans l'entourage du Roi ?
L'autre eut une sorte de hoquet qui le fit reculer d'un pas.
– À la Cour ? répéta-t-il en ouvrant les yeux, éberlués. J'aurais pu vous rencontrer à la Cour, vous ?
Tout à coup, devant son expression, ce fut comme un éclair. Elle venait de le revoir. Elle crut l'entendre... Mais où ? Où donc était-ce ?
Il s'aperçut qu'elle était sur le point de le reconnaître.
Son visage s'illumina.
– Oui ? Oui ? fit-il avec impatience, les mains tendues vers elle, guettant son visage.
– Aidez-moi, supplia-t-elle. Où était-ce ? Quand était-ce ? Y a-t-il longtemps ? Il me semble que ce n'est pas si lointain.
– Deux ans !...
– Deux ans ! Mais alors, ce n'était donc pas à Versailles qu'elle l'avait connu... Deux années auparavant ? C'était La Rochelle !
– Monsieur de Bardagne ! s'écria-t-elle, reconnaissant enfin le lieutenant-général du Roi qui en ce temps-là gouvernait la ville. Maître de cette forteresse des huguenots, il était plus particulièrement chargé de leur conversion.
– Ouf ! Cela n'a pas été sans mal, fit-il, feignant le soulagement.
La Rochelle ! Cela changeait tout. Il ne s'agissait plus d'un courtisan qui l'aurait connue dans sa splendeur. Au contraire. Elle préférait cela...
– Monsieur de Bardagne, répéta-t-elle, toute contente. Oh ! que je suis heureuse de vous revoir, j'ai gardé un si bon souvenir de vous.
– Il n'y paraît guère !...
– C'est votre faute aussi, reprocha-t-elle. Vous avez l'air si grave, si sérieux, alors que je me souviens de vous, ne vous en déplaise, Monseigneur, comme d'un homme fort badin, souriant.
– La douleur de vous avoir perdue n'est peut-être pas étrangère à ce changement.
– Je n'en crois rien... Et puis ne portiez-vous pas aussi une petite moustache ?
– Je l'ai rasée. Ce n'était plus la mode.
Elle le dévisageait avec un plaisir croissant. Mais non, il n'avait pas changé. La Rochelle ! Tous les souvenirs affluaient : M. de Bardagne, en carrosse, empressant de la reconduire malgré sa pauvre tenue de domestique. M. de Bardagne, masqué et s’enveloppant d'un manteau couleur de muraille pour la rencontrer sur le chemin du lavoir, alors qu'elle en revenait avec sa grande corbeille à linge.
– Voici donc pourquoi Honorine disait que vous étiez son ami.
– Elle m'a reconnu tout de suite, elle, l'adorable enfant ! Quand je l'ai aperçue ce tantôt, sur ce rivage au milieu de ces petits bambins canadiens, j'ai cru défaillir de joie et de surprise. Je suis allé vers elle, ne pouvant en croire mes yeux, mais tout de suite elle m'a fait fête, comme si nous nous étions quittés hier.
– Et je comprends maintenant pourquoi elle m'agitait sous le nez ce hochet d'or, la petite coquine. C'est vous qui le lui aviez donné, autrefois !
– Oui, en effet ! Vous ne vouliez pas l'accepter, vous rappelez-vous ?
– C'était un beaucoup trop bel objet pour une personne de ma condition.
– Vous ne vouliez jamais rien accepter, soupira-t-il ! ma très chère !
Il la regarda avec une tendresse éperdue. Spontanément, ils se prirent les mains, cherchant dans les yeux l'un de l'autre le reflet du passé.
– Je suis heureuse, sincèrement heureuse de vous revoir, affirma-t-elle. Allons, souriez-moi, cher monsieur de Bardagne, que je vous reconnaisse.
– Oui, ma belle servante.
Ils se sourirent. Puis ils eurent un élan et les lèvres de M. de Bardagne rencontrèrent celles d'Angélique et s'y appuyèrent avec ferveur. Ce fut un baiser plus amical que sensuel et Angélique y répondit avec affection. Ce baiser scellait des retrouvailles dont elle n'aurait pas cru qu'elles pourraient lui causer tant de plaisir.
Au cours des deux années qui venaient de s'écouler, elle avait parfaitement oublié M. de Bardagne. Mais le voir, ressuscitait la tonalité de leurs rapports anciens faits de galanterie, de marivaudages plus ou moins poussés qui ne manquaient pas d'agrément, dans cette atmosphère dramatique de La Rochelle, soumise à la persécution. Lui était lieutenant du Roi, gouverneur, l'homme le plus puissant de la cité, et elle, une malheureuse femme, tout à fait au bas de l'échelle et dont la tête était mise à prix de surplus. Mais cela, il l'ignorait. Elle avait attiré son attention. Il était fou d'elle. Il lui avait fait une cour insensée, ne pouvant admettre que cette pauvre servante ne fût pas éblouie par les hommages d'un gouverneur du Roi. Malgré sa haute position, il avait fini par jeter à ses pieds, son nom, ses titres, sa fortune, tant était immense et intolérable le désir qu'elle lui inspirait. Il prétendait que de la voir le jetait dans des transports lascifs jamais éprouvés auparavant pour d'autres créatures.
Et naturellement la froideur et les refus d'Angélique n'avaient fait que rendre plus incandescente cette passion.
Et voici que cela recommençait.
– Ah ! soupira-t-il en la tenant à bout de bras et en la contemplant, c'est donc bien vous ! Je reconnais votre beau visage, vos yeux bouleversants, le dessin de vos lèvres dont j'ai tant rêvé. Mais douterai-je de votre présence que m'en convaincrait la langueur qui m'envahit à votre vue, cette exaltante douceur, que vous êtes seule à faire naître en mon cœur et en même temps cette frénésie qui me rend esclave de votre présence. Pourtant je me croyais guéri. Mais vous n'avez pas changé.
– Oh ! Vous non plus, vous n'avez pas changé, monsieur de Bardagne ! Ce me semble !
– Mais quel est donc le secret de votre charme ensorcelant ? reprit-il. Au seul son de votre voix, mes ardeurs renaissent et je reconnais leur impérieuse servitude. Dois-je m'en plaindre ? Je ne sais. Un tel amour est un don, parfois déchirant, mais qu'on ne voudrait pas ne pas avoir connu, bien que déjà cela m'ait coûté fort cher. Venez donc vous asseoir près de moi, ma chère enfant. Il y a un banc à l'abri de cette cahute...
Ils prirent place. L'auvent du toit versait une ombre épaisse noire et devait les dérober aux regards, s'il y en avait eu pour les guetter dans les feuillages.
Un oiseau de nuit lançait son appel doux et feutré.
Nicolas de Bardagne entoura les épaules d'Angélique d'un bras caressant. Les plis de son manteau l'enveloppèrent d'une fine odeur de poudre. Il se parfumait au lilas avec goût. Son apprêt forçait l'admiration si l'on songeait aux inconforts du navire où il logeait et de la traversée qu'il venait d'endurer sur le Saint-Jean-Baptiste. Mais il était de ces héros mondains pour lesquels une présentation parfaite en tous lieux, en toutes circonstances, et surtout pour l'honneur des dames, relève d'un devoir presque sacré.
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