– Et pourtant je devrais vous haïr, reprit-il après un instant de silence, et comme continuant le fil de ses pensées, car vous vous êtes gaussée de moi, vile petite créature, vous m'avez menti d'une façon éhontée, vous m'avez ridiculisé, pire, vous m'avez trahi. Mais qu'y puis-je ? Vous me faites perdre la tête et, ce soir, je suis tout prêt à vous pardonner. Je vous sens proche, votre taille fine et robuste sous ma main... Est-ce possible ? Mais cette fois je parlerai, continua-t-il en s'exaltant, je ne craindrai plus les aveux, je vous ferai payer...

– Chut ! intervint-elle, ne criez pas si fort...

Elle regardait autour d'elle avec un peu d'inquiétude et soudain, comme réalisant où elle se trouvait, elle dit :

– Il faut que je m'en aille.

– Quoi ? Déjà ! Non ! C'est impossible, jamais... jamais plus je ne vous laisserai repartir. Dites-moi, êtes-vous toujours avec votre maître ?

– Mon maître ? s'étonna Angélique que le terme avait déjà surprise dans la lettre.

– Oui, ce commerçant, ce Berne obstiné et arrogant qui vous gardait jalousement en sa maison alors que moi, je ne pouvais vous approcher. Est-ce lui que vous avez suivi jusqu'en Canada ?

– En Canada ? s'exclama-t-elle. Un huguenot ? Qu'allez-vous chercher là ? Vous perdez l'esprit, monsieur le lieutenant du Roi. Qui croirait que vous étiez responsable des affaires de la Religion Prétendue Réformée ? Mais réfléchissez un peu ! Nous sommes en Nouvelle-France, Messire. C'est un pays ultra-catholique, où la police peut étendre son bras aussi bien qu'à La Rochelle. Ce n'est pas une contrée de refuge pour un huguenot notoire, fuyant les dragons du Roi.

– C'est vrai ! Où ai-je la tête ?... Vous me faites dire les pires insanités. Voyez où j'en suis, lorsque vous êtes là. Je ne peux m'occuper que de votre seule personne, tant est grande la joie qui m'habite. Et pourtant, je vous l'ai dit, je devrais vous repousser, vous fustiger, vous punir. Après ce que vous avez fait !

« Y a-t-il femme plus sournoise, plus perverse dans la qualité de ses inventions que vous, malheureuse petite hypocrite qui me débitiez les pires mensonges avec un regard d'ange ? Mais oui ! Maître Berne ! Parlons-en !... Un huguenot notoire, dites-vous... et vous l'aidiez– cette fois, vous me l'avouez, vous l'aidiez à s'enfuir... alors que vous me racontiez à moi que vous aviez été placée près de lui par des dames de la Compagnie du Saint-Sacrement pour le convertir avec sa famille, et pour racheter vos erreurs de trop belle pécheresse... Et moi, je vous croyais, je vous faisais confiance et je négligeais de me pencher sur le cas de ce sombre hérétique et d'y trouver mille raisons de l'envoyer en prison comme traître à sa patrie et à son souverain... Par indulgence pour vous, je manquais à tous les devoirs de ma charge, moi qui étais lieutenant du Roi, gouverneur de La Rochelle, et préposé aux Affaires religieuses, chargé d'apporter en moins de deux ans la conversion de la ville au Roi ! Ah ! Vous m'avez bien aidé ! Ah ! Là, là ! La belle ouvrage !

Frémissant d'indignation, il lui prit le menton pour l'obliger à le regarder en face.

– ... Osez... Osez me dire aujourd'hui en face que ce n'est pas vrai, que vous ne m'avez pas menti avec toute la roublardise d'un bonimenteur de foire qui promet d'arracher les dents sans douleur, que vous ne m'avez pas roulé dans la farine comme un collégien, que vous ne m'avez pas manœuvré, sans aucun souci de ma personne, pour aider ces misérables parpaillots à s'échapper ?

Il tremblait de colère et de mortification rétrospective, et Angélique qui comprenait son courroux et le savait – ô combien – justifié, préféra garder le silence.

Alors, il se calma. Tendu, il considérait dans cette ombre propice, la douce clarté que créait l'ovale de ce visage de femme levé vers lui. Il eut un profond soupir. La lâchant, il se rejeta en arrière.

– Que faire ? Je suis faible avec vous, gémit-il. Bien que je connaisse votre malice cent fois. Je vous ai maudite, vouée aux gémonies, mais cela ne calmait en rien ma douleur et pour peu que vous soyez un instant près de moi, je me retrouve ligoté, pardonnant lâchement, oubliant les opprobres... et tout le malheur que je vous dois, ma carrière brisée, mon crédit perdu, toute ma vie ravagée par votre faute...

– Comment cela ? Par ma faute !

– Certes, ne vous souvenez-vous pas ; j'étais parti pour Paris, satisfait de pouvoir y présenter un rapport des plus prometteurs aux responsables des conversions, aussi bien à mes supérieurs directs de la Compagnie du Saint-Sacrement, qu'aux ministères responsables des Affaires religieuses dans le royaume et qui collectaient l'étal des convertis par province.

« Je pouvais avancer la progression remarquable de La Rochelle dans ce domaine, les quelques irréductibles refusant d'abjurer n'ayant plus aucune influence sur les anciens coreligionnaires. Je préparais mon réquisitoire, décidant que je soulignerais aussi la parfaite quiétude de la cité car j'avais obtenu ce résultat exceptionnel sans le moindre trouble.

« Je m'efforçais, vous le savez, de convaincre plutôt que de contraindre, n'hésitant pas à me livrer à de longues discussions théologiques ainsi que l'avait recommandé M. Fénelon, pour circonvenir ces têtes bornées de protestants, et les amener à une abjuration voulue, désirée, consentie, m'efforçant toujour de concilier les impératifs de la loi, parfois rudes, avec les sentiments bien compréhensibles des familles – vous vous souvenez comme j'avais réglé au mieux l'affaire du vieil oncle Lazare, dont le corps aurait dû être traîné sur une claie à travers les rues... Je lui avais épargné cela et j'aurais pu espérer que la famille Berne m'en serait reconnaissante et se montrerait plus souple... Quoi qu'il en soit, j'apportais des résultats probants, j'en étais, vous dis-je, assez satisfait. Or, à Paris, je fus étonné d'être accueilli froidement. J'en compris la raison en revenant à La Rochelle.

« M'attendait, là-bas, un récit de turpitudes et de catastrophes dont l'ensemble avait de quoi faire dresser le poil.

« Mon gibier le plus précieux s'était enfui. Une escouade de dragons d'élite avait été réduite en bouillie au bord d'une falaise, un navire de guerre coulé, des arrestations sans nombre, des plaintes en proportion. J'avais sur le dos l'état-major de l'Amirauté de l'île de Ré.

– Pourquoi ? Pour quelles raisons ?

– À cause de ce navire coulé... et puis aussi parce qu'on avait arrêté Mme Demuris... Mais si, rappelez-vous, cette catholique à laquelle le Bureau des conversions avait confié les enfants Berne.

– Ah ! La sœur de maître Berne... et... on l'a arrêtée ?

– Forcément ! Elle les avait laissé filer... et avec qui ?... avec vous naturellement. Au mépris de ses engagements de convertie, elle vous les avait remis... sur la foi de quel mensonge de votre part, je l'ignore, mais vous n'avez certes pas été en peine d'en trouver un... La preuve ! Elle s'est retrouvée dans une situation des plus épineuses. Son mari étant officier de la marine royale, bien en place, et de plus très favorisé par l'amiral qui avait quelque goût pour lui, l'arrestation de cette malheureuse a fait le plus grand bruit. Quant à moi, je découvrais, en cette adorable ville où j'avais pris mes habitudes, où j'avais d'excellents amis, où je menais, malgré ou peut-être à cause des huguenots, une existence pleine d'intérêt, où je poursuivais une tâche utile et estimable, bref je découvrais une terre ravagée. Pire, je m'y retrouvais banni, coupable, condamné. Baumier... vous vous souvenez de Baumier ?

– Oui, un affreux petit Inquisiteur puant.

– C'est cela... Baumier, donc, m'avait préparé une terrible chausse-trape, dont vous étiez le levier le plus implacable, que dis-je, le couperet le plus tranchant...

– Moi, encore !

– Oui, vous, petite Sainte-Nitouche, vous et vos amis de la Religion Prétendue Réformée, toutes les fortes têtes de La Rochelle, non seulement les piliers de la résistance huguenote, mais aussi celle de son commerce, tous en fuite, partis pour l'Amérique au nez et à la barbe de l'appareil policier que j'avais mis en place et que nul, vous m'entendez, nul ne pouvait franchir, je m'en étais porté garant devant le Roi, tous ces mauvais sujets dont la soumission aurait abattu définitivement la superbe de la ville, échappant à la Justice royale...

« Mais cela n'était rien à côté du coup qui me frappait. Vous disparue, enfuie avec eux !... Oh ! quelle douleur !...

Il se tut, haletant, et resta un long moment silencieux. Puis il conclut d'un ton morne.

– J'ai été arrêté. Peu s'en est fallu que je me retrouvasse aux galères. Moi, le lieutenant du Roi aux galères ! Voilà ce que j'ai frôlé. J'ai été déclaré complice, parjure, renégat... Baumier est allé jusqu'à dire que j'étais un ancien converti... Moi l'héritier d'une noble lignée catholique du Berri.

– Mais c'est affreux ! Je... Je suis navrée. Comment êtes-vous sorti de ce guêpier ?

– J'ai bénéficié de la protection d'un adjoint de M. de La Reynie, qui est le lieutenant de police du royaume. C'était son bras droit, en fait. Ce policier se trouvait à La Rochelle lorsque j'y revins. Il s'interposa aussitôt et m'épargna d'être traîné à travers la ville en carrosse grillé et mis au secret.

Et comme Angélique ébauchait un mouvement.

– ... Oui, vous avez deviné de qui il s'agit. Il ne vous est pas inconnu, ce policier, n'est-ce pas, et il surgirait, je gage que vous ne seriez pas longue à le reconnaître celui-là. Allez dites-moi son nom...

– François Desgrez, jeta-t-elle vivement.

– Lui-même.

Nicolas de Bardagne prit une inspiration profonde, luttant pour contenir son courroux, mais n'y parvint pas et éclata.

– François Desgrez, c'est bien cela ! Et pouvez-vous me dire ce qu'il y a eu entre vous et ce grimaud sournois car il semblait vous connaître trop bien ?

– Allons, monsieur le gouverneur, je vous en prie, ne recommencez pas à être jaloux.

– Comment ne le serais-je pas lorsque j'évoque le sourire sardonique de cet individu, son assurance de mâle qui ne compte plus ses victoires. Il parlait de vous avec une familiarité, une insolence ! Comme si vous lui apparteniez, comme s'il n'y avait que lui au monde pour vous aimer, vous consoler, comprendre, que lui pour vous connaître dans le secret – quelles tortures il m'a infligées !

– Mais vous disiez qu'il vous avait rendu service.

– Oui, je reconnais, sans lui, j'étais perdu. Baumier m'avait condamné sans merci. Desgrez m'a épargné les galères et peut-être la corde, je ne le nie pas. La puissance occulte de ces tristes sires de policiers est sans limite de notre temps ! Le roi a pour sa police bien trop de complaisance. Soit, il veut que Paris soit propre, débarrassé des malandrins. Mais il verra ce que ça lui coûtera de les laisser fouiner partout. Ce Desgrez, aucune barrière ne l'arrête, aucun nom, si grand soit-il.

« L'an dernier, il a réussi à faire arrêter une fort noble dame, sous prétexte qu'elle avait empoisonné son père, son frère, enfin une partie de sa famille... Soit, ce n'est pas estimable, mais si d'être apparenté ne met plus à l'abri des corbeaux aux ongles noirs, alors que vaut la peine d'être né duc ou prince ? Desgrez se vantait de la suivre depuis de longues années, guettant le moment, et qu'il en ferait arrêter bien d'autres, si hauts qu'ils soient. Quelle insolence ! Il ne connaît ni Dieu ni roi.

– Son empoisonneuse a-t-elle été condamnée ?

– Oui ! Le roi n'a pas voulu s'arrêter au fait qu'elle était fille d'un conseiller d'État. Il veut proclamer que nous sommes tous égaux devant le crime. On lui a quand même épargné le bûcher, mais elle a eu la tête tranchée. Une victoire pour votre Desgrez. Mais qu'il prenne garde, il se peut qu'il aille trop loin.

À nouveau il fit un effort pour retrouver son calme, retenant avec peine le flot de sa diatribe, prête à déferler.

– ...Notez que j'aurais pu moi aussi le mettre dans l'embarras... Il était évident qu'il vous avait laissé sciemment vous envoler. Il s'en cachait à peine, Baumier ne l'ignorait pas non plus et il avait pour le considérer des yeux de rat enragé. Mais Desgrez s'en moquait, si sûr de lui... Il m'a ri au nez lorsque j'ai fait allusion à sa faiblesse pour vous. Il savait que j'étais bien trop compromis pour jouer cette carte. Mais j'aurais pu... Il l'a compris. Je lui ai dit : « Donnant, donnant, je me tairai mais tirez-moi de ce merdier... » Ah ! Quelle terrible entrevue ! Vous étiez entre nous comme une brûlure, cause de nos lâchetés et de nos écarts, cause de nos trahisons vis-à-vis de nos tâches et de nos devoirs.