« J'essayais de lui expliquer le pouvoir que vous aviez sur moi et comment la passion que vous m'aviez inspirée m'avait égaré au point que la véritable situation de la ville m'avait échappé. Il riait et me disait : « Croyez-vous que vous êtes le premier homme qu'elle a rendu fou, qu'elle aura mené à la potence... ? » Ah ! je n'oublierai jamais l'atmosphère dégradante de ces dialogues, les affres que j'ai endurés dans ce sombre petit cabinet du Palais de Justice de La Rochelle, en face de ce bourreau moqueur qui me torturait par l'énoncé de votre seul nom. Vous que j'avais placée si haut, que je voyais passer si belle, si sereine et sage, votre petite fille à la main, vous si digne, voici qu'il vous révélait à moi sous un jour autre et si troublant que mes sens en étaient plus que jamais bouleversés et voici que je comprenais peu à peu cette chose horrible : c'est que vous lui aviez appartenu, à cet homme insolent, et cela l'amusait, ce policier de bas étage de se gausser de moi. C'était affreux ! Je pensais que lui vous avait tenue dans ses bras et je regardais avec haine sa bouche vulgaire qui avait baisé la vôtre.

– Desgrez n'a pas une bouche vulgaire, protesta Angélique.

L'interruption porta Nicolas de Bardagne au comble de la dépression. C'était le coup de grâce. Il demeura coi.

Au bout d'un moment, il se reprit :

– C'est bon, fit-il, puisque vous le défendez, je n'insiste pas. Sachez seulement que le misérable m'a fait payer cher ses complaisances. En fait, il voulait se venger de ce qu'à moi aussi, vous aviez souri – oh ! si peu ! mais il m'a appris bien des choses. Et je sais qu'il avait raison. Vous êtes de ces femmes que les hommes ne peuvent oublier, quelque modeste que soit l'aumône que vous leur avez faite d'un regard, d'un sourire... Vous êtes... le mystère sur terre enfin... apparu... incarné... L'attente du bonheur... La Femme...

À nouveau, il se renversa en arrière et s'appuya contre la paroi de la cabane.

– ... Est-ce que je rêve ? murmura-t-il d'une voix lointaine. Où sommes-nous ? Au bout du monde. Et vous êtes là, près de moi, vous que je ne croyais jamais revoir, surgie de ces paysages effrayants et désespérés, où depuis que nous y avons pénétré, nous avons été vingt fois sur le point de trouver la mort... Peut-être est-ce un rêve ?... Peut-être suis-je mort, en vérité ?...

Angélique n'en pouvait plus d'avoir écouté Bardagne, ses déclarations enflammées, son récit chaotique et véhément, elle était comme saoulée.

Elle avait été aussi tellement captivée par toutes ces réminiscences qu'elle n'en pouvait plus. Il lui avait jeté à la tête un flot d'images encore récentes et qui pourtant lui semblaient appartenir à un monde révolu, toutes intenses, douloureuses, dans un décor aux tonalités d'encre, de paperasseries et de jour blafard qui lui rappelait à elle aussi l'angoisse, l'oppression éprouvées dans un recoin du Palais de Justice de La Rochelle, alors qu'au-dehors le vent et la mer appelaient à la liberté et, devant elle, était assis le policier François Desgrez avec ses yeux de feu et sa petite grimace méchante aux coins des lèvres mais qui pour elle s'adoucissait.

Elle plaignit Nicolas de Bardagne. Cela avait dû être terrible pour lui cette disgrâce, lui qui travaillait avec tant d'acharnement et de conscience à avancer.

– Calmez-vous, dit-elle à voix haute. Mon pauvre ami ! Tout ceci est loin maintenant. Je vous demande pardon cependant du fond du cœur. Et je suis heureuse de constater que vous avez pu retomber sur vos pieds. Il me semble que vous êtes bien en place maintenant.

– Oui, j'ai eu de la chance ! Certes, je n'aurais pas de gaieté de cœur choisi le Canada pour y poursuivre ma carrière, mais l'occasion s'est présentée d'une mission bien spéciale où mon renom pouvait être de quelque utilité, et je l'ai acceptée.

– Encore la religion ?

– Oui et non... Il ne s'agit pas directement d'affaires religieuses, mais il n'en fallait pas moins une certaine habitude des conflits qu'elles peuvent engendrer et être accoutumé à manier les gens d'Église, comme à l'occasion aussi les protestants, ce qui était mon cas. Et c'est pour ces diverses qualités que j'ai été choisi. J'ai donc accepté cette haute fonction. Mon rôle à Québec sera délicat mais j'ai reçu tout pouvoir et liberté de mener le jeu à ma guise.

– Seriez-vous... ce haut fonctionnaire du Roi amené par le Saint-Jean-Baptiste et dont on disait qu'il était fort malade ?

– Comme on est badaud en ces villages perdus ! rit-il. Oui, c'est moi, mais chut ! fit-il en regardant autour de lui, il est préférable qu'on ne se doute, pas de l'importance de ma fonction.

– Pourquoi donc ?...

– À cause de ce pirate des mers du Sud qui nous a arraisonnés en rade de Tadoussac.

Angélique retint un sursaut.

– Voulez-vous dire... Ce corsaire qui mouille en ce moment dans la rade de Tadoussac ? Le comte de Peyrac ?

– Le comte de Peyrac ! Peuh, vous en parlez avec bien de la révérence. Pour moi c'est un pirate. Il est vrai que les habitants des colonies n'y regardent pas de si près avec ceux qui viennent mouiller dans leurs eaux, du moment qu'ils s'y présentent les mains pleines d'or. On m'avait averti. Mais il serait tout à fait désastreux que cet homme, pirate ou gentilhomme, s'intéresse de trop près à ma personne car je ne le dirai qu'à vous en confidence...

Il se pencha vers elle pour lui murmurer à l'oreille :

– ... La mission dont je suis chargé le concerne.

Chapitre 3

À cette révélation, le cœur d'Angélique se mit à battre la chamade.

Heureusement l'envoyé du Roi ne pouvait voir l'expression de son visage et combien elle était pâle soudain.

– Voyez le hasard, poursuivait-il, qui m'a fait dès l'embouchure du Saint-Laurent le trouver sur mon chemin. Dans un certain sens, cela me permettra Je mener plus rapidement à bien ma mission. Je ne m'y attendais absolument pas. Je savais qu'il se trouvait dans le Sud, en Acadie, où il s'attachait peu à peu à conquérir nos établissements, et je commençais par me rendre à Québec afin d'établir avec le gouvernement de la Nouvelle-France un plan de campagne. Or, miracle ! Le voici déjà en notre présence, sinon à disposition. J'avoue que j'ai éprouvé quelque émotion lorsque j'ai appris que les navires suspects qui croisaient en vue de notre vaisseau sur le Saint-Laurent, et paraissaient nous boucher le chemin de Québec, lui appartenaient précisément. J'ai cru que sachant ma venue, il m'attendait pour me capturer. Mais il n'en était rien et, par ailleurs, cela aurait été impossible qu'il soit au courant de ma venue, sauf par magie, les choses s'étant décidées très rapidement et dans le secret.

« Il ne soupçonna point que j'avais déjà entendu parler de lui. Aussi, avant notre capture devant Tadoussac, je me suis empressé de distribuer de l'or autour de moi afin que capitaine et matelots ne prononçassent mon nom, ni ne révélassent quoi que ce soit sur ma personne. Heureusement, il n'en voulait, comme tout pirate, qu'aux cales du Saint-Jean-Baptiste. Figurez-vous qu'il a poussé l'impudence jusqu'à me rafler quatre tonneaux de vin de Bourgogne que j'amenais en cadeau à M. le gouverneur Frontenac... Passons ! Pour l'instant on ne peut rien faire. Nous sommes entre ses mains et il est en force avec une flotte de cinq navires. L'important c'est qu'il nous croit inoffensifs et nous laisse poursuivre notre chemin jusqu'à Québec sans encombre.

Angélique voyait que Bardagne n'avait aucun soupçon sur sa véritable identité. Il l'imaginait une habitante de Tadoussac, subissant, elle aussi, la loi de celui qu'il appelait « le pirate », sinon il ne lui aurait pas parlé aussi franchement.

– Mais... Mais pourquoi s'intéresse-t-on à lui en haut lieu, demanda-t-elle, au point de nommer un émissaire chargé d'enquêter ? La colonie peut régler ses affaires seule.

– C'est une histoire très compliquée et qui conditionne l'importance des ordres que j'ai reçus. Certes, il ne s'agit pas d'un quelconque aventurier des mers et ses origines de noblesse française autorisent à le traiter avec plus d'égards qu'un flibustier quelconque. Mais il paraît qu'il s'est approprié des territoires relevant de la couronne de France. De plus, et c'est ce qu'entre autre je suis chargé d'éclaircir, on le soupçonnerait d'être également le Rescator, un fameux renégat de Méditerranée qui y causa de grands dommages contre les galères de Sa Majesté, ce qui aggraverait son cas, naturellement.

Angélique ne parvenait pas à retrouver un rythme raisonnable de respiration.

Vus ainsi de « l'autre côté », les agissements de Joffrey pouvaient faire de lui un ennemi non seulement de la Nouvelle-France, mais du royaume tout entier et de son souverain. Ils le désignaient comme un renégat, ce qui était le pire crime et avec lequel nulle alliance ne pouvait être envisagée. Opinion qui paraissait bien ancrée à Paris et semblait s'être fondée sur des rapports envoyés d'Amérique à son sujet depuis plus de deux ans, et aussi sur son passé que l'on était allé déterrer dans des archives de police. L'on soupçonnait avec une intuition supra-normale que c'était dans le passé de ce mystérieux conquérant de l'Amérique du Nord menaçant l'Acadie française qu'il fallait chercher des armes pour l'abattre. Ou pour au moins le désigner à la vindicte publique comme ennemi irréductible.

Déjà, n'y avait-il pas eu ce complot ourdi dans les hautes sphères commerciales visant à le détruire par ses propres procédés, c'est-à-dire l'envoi d'un corsaire, Barbe d'Or, charge de lui reprendre ses possessions et qui se jumelait avec le piège plus subtil de la Démone ?

Et voici que, pour en faire justice, on envoyait un messager spécial et qui devait prendre officiellement et politiquement les mesures qui s'imposaient, si les autres, plus détournées, plus sinueuses, n'avaient pas réussi.

L'hostilité ne désarmait pas. Mais qui ourdissait ces complots : Orgeval, le Jésuite ? Colbert ? Les Compagnies Marchandes ? La Compagnie du Saint-Sacrement ? Tous ensemble peut-être...

– Par qui avez-vous été chargé d'une telle enquête ? demanda-t-elle après un moment de silence, d'un ton qu'elle voulait aussi dégagé que possible.

– Par le Roi.

– Le Roi ? sursauta-t-elle en ouvrant de grands yeux. Voulez-vous dire que vous avez vu le Roi à ce sujet ?...

– Eh ! Oui, ma chère enfant. Qu'y a-t-il là de tellement extraordinaire ? Figurez-vous que je suis assez important pour être reçu par Sa Majesté, et en l'occurrence elle avait des ordres à me donner, des recommandations particulières à me faire. Elle attache une importance très grande à cette mission. Je suis resté plus d'une heure avec elle à parler de cet homme. J'ai pu voir que Sa Majesté avait étudié avec le plus grand soin le dossier du comte de Peyrac. N'en doutez pas. Nous avons un souverain qui porte à tout ce qu'il entreprend un soin et une patience exemplaires.

Angélique hocha vaguement la tête. Elle voulait essayer d'approuver : « oui, oui je sais », mais aucun son ne sortait de ses lèvres. Elle était infiniment troublée. Elle évoquait le Roi, ses talents, ses audaces, son sens de la gloire et sa jalouse conception d'un rôle qu'il assumait pleinement et qui avait réussi à le placer en quelques années au rang du plus grand roi de l'univers.

Quelles que fussent les options obtenues en terre d'Amérique, leur sort continuait de dépendre de ces terribles mains royales, tenant le sceptre pour l'abattre sur qui le contrecarrerait dans ses ambitions, sur ceux qui s'opposeraient à sa volonté autoritaire et omniprésente.

Or, voici qu'elle apprenait que par-delà l'océan le Roi ne les oubliait pas. Louis XIV s'était penché sur le dossier secret où s'inscrivait en lettres de feu le nom du comte de Peyrac. Derrière ces feuillets de condamnation, ces rapports de police et ceux, plus récents, faisant mention de conquêtes, ressuscitant en la lointaine Amérique le nom de Peyrac, derrière cette histoire mouvante d'un fantôme qu'il croyait disparu à jamais, le Roi avait-il soupçonné la présence d'une femme ? Celle qui, un soir d'orage, à Trianon, s'était tournée vers lui, en lui criant : « Non, vous ne m'aurez pas, moi, sa femme, la femme de Joffrey de Peyrac que vous avez fait brûler vif en place de Grève. »

La devinant troublée, et n'en comprenant pas tout à fait la cause, s'imaginant qu'il l'avait effrayée, mais charmé par cette expression éperdue qu'elle avait en cet instant et qui la rendait plus proche et attendrissante, le comte de Bardagne se pencha vers elle. Il avait gardé son bras autour de ses épaules et, craignant pour elle le froid, il l'enveloppa plus étroitement dans les plis de sa cape. Ce faisant, il posait sur sa tempe de petits baisers ardents ne pouvant résister à l'attrait de la chair satinée si proche et elle était si absorbée qu'elle s'en apercevait à peine. Elle était sensible seulement à la force de l'étreinte qui la réchauffait et la rassurait à la fois, dans le tourbillon d'inquiétudes et d'angoisses qui, une fois de plus, se levait en elle. Elle se blottit contre son épaule. La lassitude la rendait faible. Elle se sentait tout à coup rompue par le harassement de la lutte qui ne finissait point. Ne pourrait-on jamais vivre en paix ?