Avec un étonnement sans bornes, Angélique éprouvait la montée d'un sentiment enivrant de résurrection, qui faisait couler dans ses veines un sang nouveau. « Cette fois, la Démone est vaincue », se dit-elle. Et avec une délectation comique elle crut la voir qui s'enfuyait dans le ciel nocturne, sur un balai...
Le gentilhomme retenait sa nuque dans le creux de son bras, d'une pression ferme. Ses doigts l'avaient prise au menton afin de doucement renverser sa tête en arrière, et sous cette mâle bouche anonyme c'était à son tour de se désaltérer comme une assoiffée. La passion de Bardagne lui versait un élixir dont elle ignorait le nom, mais qui ranimait sa chair et son âme, dissipait les ombres que la haine de la Démone y avait fait naître et qui avait troublé sa confiance en la vie, sa foi en elle-même et en son destin, et par moments, jusqu'à sa foi en l'Autre.
En lui, elle goûtait toutes ces bouches d'hommes qui l'avaient adorée, le Roi, Desgrez, le Poète... Ces hommes inclinés sous son joug lui disant qu'ils l'aimaient, lui confirmant qu'on l'aimerait toujours, qu'elle ne mourrait jamais, la persuadant par leur passion qu'une fois encore elle vaincrait, et comme en un tourbillon lui insufflant un courage neuf, l'élan pour la lutte et pour la victoire.
Elle ressentit jusqu'aux moelles la griserie du pouvoir qui était le sien : celui de combler et d'enchanter.
– Vous me transportez, murmura Bardagne... Ah ! que vais-je devenir maintenant que je vous ai retrouvée ?
– ...Moi aussi... Je me le demande, fit Angélique qui vacillait.
Elle se leva, titubante. Il voulut la soutenir, mais elle refusa avec des gestes vagues.
– Non, je vous en prie... je vous reverrai, très cher. Mais pour ce soir, adieu...
Il la vit s'échapper, l'entendit trébucher sur les cailloux, puis se retourner pour lui jeter :
– N'oubliez pas... pour le pirate... Puis se mettre à courir.
Cinquième partie
Le vin
Chapitre 1
Le premier obstacle auquel elle se heurta dans sa course, ce fut lui.
Et depuis quand était-il là, en sentinelle ? Qu'avait-il vu ? Entendu ?
L'ombre était profonde à la lisière du bois. Ils ne se voyaient pas. Les bras de Joffrey de Peyrac l'entourèrent et elle jeta les siens autour de lui, enfouissant son visage dans les plis de son pourpoint dans un réflexe de panique quasi puéril. Elle aurait été tout à fait incapable d'expliquer ce qui la lui inspirait.
– Mais vous êtes toute brûlante, fit-il de sa voix calme, un peu voilée. Vous tremblez, vous vous êtes énervée ! Que s'est-il passé ?
– Oh ! Rien de grave. Mais c'est toute une histoire ! Il ne s'agit pas d'un gentilhomme de l'entourage du Roi, et ce n'est pas à la Cour que je l'ai rencontré... Pourtant, Versailles y est mêlé... Et le Roi... Et cela vous concerne.
Il l'écoutait, penché sur elle, attentivement, dans l'obscurité. Elle le devinait aux aguets, notant sa fébrilité, le tremblement incontrôlé de sa voix. Elle se sentait le visage incandescent, les mains glacées.
– Vous avez froid !
Froid ! Chaud ! elle ne savait plus. Que s'était-il passé au juste ? Elle se retrouvait en Canada. Elle était comme essoufflée.
– C'était le passé, balbutia-t-elle, le passé, vous comprenez.
– Mais oui, je comprends. Ne vous troublez donc pas ainsi, mon amour.
Le timbre uni et familier de la voix de Peyrac lui causa une impression réconfortante et elle respira mieux. Elle reprit son équilibre, se gourmanda, se traita intérieurement d'idiote et, se redressant, commença à marcher près de lui, en lui expliquant distinctement qui était Bardagne et ce qu'elle avait appris de lui les concernant. C'était bien ce qu'ils avaient pressenti. Les choses étaient allées jusqu'au Roi et le Roi était sur leur piste.
– La seule chose qui m'intrigue, remarqua-t-il, c'est de savoir par quel hasard ce Bardagne qui vous à connue à La Rochelle et n'avait aucun soupçon de vos rapports avec la Cour, a été précisément choisi par le Roi pour une mission me concernant. Je veux croire aux coïncidences, mais là quelque chose me semble par trop préparé, organisé. On dirait que le diable facétieux tire les ficelles dans les coulisses.
– Ne parlez pas de diable ! supplia-t-elle.
Ils se rapprochaient du village où les feux dispersés brillaient encore, des gens dansant la bourrée autour.
Elle s'en étonna. Il lui semblait qu'un temps infini s’était écoulé depuis qu'elle s'était rendue au rendez-vous de l'envoyé du Roi.
Elle passa la main sur son front.
– Oh ! Je suis morte, morte de fatigue, brisée ! Est-ce que la nuit est finie ?
– Non, tout de même pas, fit-il en riant. Elle ne fait que commencer. Avez-vous oublié que nous avons mis en perce un de ces fameux tonneaux de bourgogne que convoitait tant Villedavray et toute notre compagnie nous attend à bord du Gouldsboro pour festoyer. Allons, Madame, secouez votre lassitude. Dieu merci ! L'aube est loin !
Il resserra son étreinte d'un mouvement jaloux, et il l'entraîna plus rapidement.
– Au fait, nous aurions pu convier ce gentilhomme à partager nos agapes ?...
– Non, non, fit-elle précipitamment. Il croirait que c'est un piège pour le capturer. Il est très prévenu contre vous.
– J'irai demain à lui pour me présenter et le rassurer. En attendant, réjouissons-nous ! continua-t-il avec entrain. Les augures me semblent bons. Nous allons boire à vos retrouvailles avec un ancien amoureux, à la réussite de nos projets et des siens en souhaitant qu'ils ne se contrarient pas trop les uns les autres.
Elle l'entendit rire comme s'il entrevoyait une plaisanterie des plus succulentes du destin.
– La Rochelle ! Alors, c'était La Rochelle ! Vous n'en ferez jamais d'autres !
Il s'arrêta pour l'embrasser avec fougue et continua de l'emmener vivement. Elle enregistra la force irrésistible de son bras qui la soutenait. Il lui avait communiqué son énergie. Tout à l'heure languissante et comme étourdie, elle se sentait emportée par son dynamisme, sa gaieté.
La plage apparut, éclairée par les torches que portaient les hommes avec, au bord de l'eau, la chaloupe en attente.
– Pourquoi dites-vous cela. La Rochelle ! Je n'y puis rien. C'est le hasard qui m'a remise en présence de ce comte de Bardagne.
Bénissons le hasard, tous les hasards, et n'en parlons plus... jusqu'à demain.
Il l'enleva dans ses bras pour la porter jusqu'à l'embarcation sans qu'elle eût à entrer dans l'eau.
– Ce soir, nous sommes les princes de ce monde, s'écria-t-il en riant et ses dents étincelaient dans son visage buriné. Nous sommes les maîtres de Tadoussac, du Canada et du royaume de France. Nous ne nous reconnaissons sujets que de la grappe divine, de la treille somptueuse, bref, que du vin, père des hommes. Ne gâchons pas cet instant sublime où nous allons lever notre hanap à la gloire de la Bourgogne.
« Venez boire, ma belle ! Boire et ripailler ! À la santé de nos amours, à la santé de nos triomphes ! À la santé de nos amis, de nos ennemis ! À la santé du roi de France !
Chapitre 2
Il ne la laissait pas respirer.
Dans la cabine du Gouldsboro, elle trouva, préparés par les soins de Yolande et de Delphine du Rosoy, une robe, l'éventail, le manteau de cour.
Mais ce fut lui, comme elle s'asseyait, qui fit glisser ses bas pour dénuder ses jambes. Il paraissait d'excellente humeur. Il chantonnait.
– Il n'est que temps... que temps... d'enfiler ces beaux bas... sur ces jambes divines...
C'était des bas de fil d'or aux baguettes de soie écarlate. Les souliers étaient recouverts de satin doré. Il la chaussa comme le prince agenouillé devant Cendrillon.
– ... Ma comtesse vagabonde !
Il baisa ses doigts légèrement, puis la laissa à Delphine qui entrait avec un petit réchaud et un fer à friser.
*****
Avec l'aide de la jeune fille, elle fut vite prête. Elle se hâta, l'éventail aux doigts. Le couvert avait été dressé dans la chambre des cartes.
Sur la rive, au loin on offrait aux populations un nouveau feu d'artifice.
– Que de festivités ! dit-elle à Villedavray avec lequel elle se heurta devant la porte de la salle du festin. S'il en est déjà ainsi de Tadoussac, alors que sera-ce de Québec ?
– Ce sera Versailles, riposta-t-il et même mieux, et même pis !... Ma chère, continua-t-il en s'effaçant pour la laisser entrer, si je vous disais qu'au moment du Carnaval à Québec, il nous arrive de tomber de fatigue d'avoir trop dansé, mangé, bu, prié, processionné, devisé, virevolté sur des patins, joué aux cartes et perdu, sans compter toutes les aventures galantes dont ces distractions s'accommodent. Heureux encore que l'on n'ait pas, en divertissement de surplus, à guerroyer contre l'Iroquois ou à mourir de faim lorsque viendra le printemps... Ah ! Québec !
Sur la table et dans la salle, on avait allumé de grands chandeliers d'argent. La chaleur et le parfum des hautes chandelles de cire vierge se mêlaient à celles des mets que des valets commençaient d'apporter.
Et pour débuter une énorme soupière d'argent.
– Je me disputais à l'instant avec votre maître d'hôtel à propos de la façon de corser un bouillon de gibier ; je prétends que le faisan et la bécasse doivent compter six jours bien pendus et lui ne veut que quatre.
– Il s'agit d'un huart dont la chair est plus tendre, se défendit le maître d'hôtel qui l'entendit, quatre suffisent.
La compagnie prenait place. Ce n'était qu'un repas des plus intimes, entre les membres habituels de la flottille du Rescator, officiers-majors et leurs hôtes plus ou moins forcés. La société s'en était constituée depuis le début du voyage jusqu'à former un groupe homogène malgré les apparences parce que composé de personnes qui avaient encouru en ce bref laps de temps les mêmes aventures, et partageaient, par la force des choses, les mêmes préoccupations et les mêmes réjouissances. Mais, pour l'honneur du vin, on avait dressé un couvert plus somptueux et posé devant chaque convive des hanaps en cette verrerie de Bohême que teintent de rouge les sels d'or.
Enfin, le vin lui-même était versé à l'ancienne mode, non en carafe ou en pichet, mais dans une nef d'argent et de vermeil qui était à elle seule un chef-d'œuvre unique d'orfèvrerie. Le vin s'écoulait par la figure de proue représentant un dauphin à la gueule ouverte, et chaque détail du bateau était fidèlement reproduit jusqu'à des petits personnages d’argent qu'on apercevait dans les postes de vigie ou grimpant le long d'échelles et de cordages en fils d'or et d'argent torsadés.
Le jeune matelot, promu ce soir, était fort impressionné de soulever cette merveille de son support d'argent représentant trois dauphins jaillissant des vagues et dont les yeux étaient de petits diamants.
Le marquis de Villedavray en resta bouche bée.
C'était aussi la première fois qu'Angélique admirait une telle pièce. Le Rescator serait toujours un prince. Capable de supporter la plus rude austérité pour asseoir sa position, pouvant vivre frugalement, il n'en demeurait pas moins un grand possesseur de trésors.
Il avait ses repaires secrets à travers le monde, et des hommes fidèles pour les garder et veiller sur les merveilles patiemment amoncelées.
Angélique ne savait pas tout de l'homme qui était son époux.
– On ne cisèle plus de nos jours d'aussi beaux objets, dit Villedavray avec un soupir.
Celui-ci datait de deux siècles. Il était la création d'orfèvres suisses qui avaient été longtemps, avec l'Allemagne, spécialistes de ces nefs à verser le vin.
On se mit à table.
Point de curieux, d'invités, d'étrangers. On était en famille et cela permettait de parler sans détours. Déjà, on discutait ferme. Rien de guindé. Angélique entendit Carlon dire à Peyrac, continuant une conversation qu'ils avaient entamée debout en l'attendant.
– ... Je ne me fâche pas, mais je prends à partie la légèreté de M. de Villedavray en cette affaire. Il paraît ignorer, ou feint d'ignorer, que l'on vous considère à Québec comme des ennemis du roi de France ; de plus, vous êtes condamné à mort par contumace.
– Mais c'est rebattu, protesta Villedavray en étalant largement sa serviette damassée tout en plongeant des regards intenses tour à tour dans la soupière et le bassin de vermeil d'où s'exhalait le parfum capiteux de « son » vin de Bourgogne. Nous savons tout cela, vous vous répétez, mon cher.
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