– Ah ! C'est affreux, se plaignit Carlon. Vous me retournez le fer dans la plaie.

– Mais non, vous dramatisez !

– Comment je dramatise ? La mort d'une jeune femme belle, séduisante, d'une noble dame protégée par la Cour... et par le père d'Orgeval, et dans ces conditions horribles...

– Vous étiez là et vous n'avez rien fait, que je sache. Seule, celle-ci a eu un geste d'humanité, dit-il en désignant Angélique.

– Mon bon ! n'avions-nous pas convenu d'effacer...

– Pas si facile...

Les deux seigneurs canadiens, Grandbois et Wauvenart, qui essayaient depuis un moment d'entrer dans la conversation, réussirent à placer un mot.

– Mais qu'est-ce que vous chantez vous deux ? Un crime... on ne l'a pas tuée, Bon Dieu ! Nous étions là. Souvenez-vous... C'est elle qui s'est enfuie dans la forêt et qui a été dévorée par les loups... Mais Mme de Peyrac l'avait sauvée sur la plage.

– D'ailleurs, pourquoi l'avez-vous sauvée ? demanda Wauvenart tourné vers Angélique. Je n'ai jamais compris.

– Moi non plus, dit Angélique.

Il lui sembla entendre les cris déchirants d'Ambroisine aux mains d'hommes furieux. Elle but un grand verre de vin pour se remettre.

– ... Je ne sais pas pourquoi j'ai fait cela... Peut-être parce que nous étions seules femmes sur la plage. De grâce, parlons d'autre chose.

– Ah ! Les femmes ! s'écria Villedavray. Que serait le monde sans elles : privé de douceur, de bénignité, de charme, de tendresse, de caprices, de ces surprenantes et illogiques volte-face dont elles ont le secret...

– Étienne, je vous adore, dit Angélique en l'embrassant.

– Ce vin est capiteux, commenta Carlon en élevant son verre dans la lumière pour le considérer avec suspicion. Je crois que nous commençons à être ivres.

– Et c'est alors que la vérité va vous apparaître au fond de votre verre, dit Villedavray.

– Oui. (Carlon restait sombre) En vérité nous l'avons tuée la duchesse et voilà pourquoi notre conscience nous tourmente. Vous avez raison, Villedavray. Malgré moi, je me retrouve complice d'un crime.

– De deux, trancha le marquis.

– Deux ! sursauta l'intendant.

– Oui ! Un : celui que votre conscience vous reproche. Le meurtre de la duchesse de Maudribourg. Et deux : vous buvez avec nous ce soir le vin destiné au gouverneur et à l'évêque.

– J'ignorais sa provenance quand je me suis attablé.

– N'empêche que vous le buvez et même, que vous le trouvez bon.

Chapitre 3

Pendant quelques secondes l'intendant Carlon demeura comme accablé. On voyait qu'il essayait de renouer avec la genèse des événements qui l'avaient amené à une situation aussi délicate et irréversible.

Il y avait eu le piège des Anglais dans la rivière Saint-Jean, l'intervention de Peyrac qui les avait sauvés de la capture en Nouvelle-Angleterre, puis Tidmagouche, ce jugement sur la plage pour lequel on avait requis son témoignage officiel et où il avait été forcé d'écouter un réquisitoire d'horribles crimes avec des témoins qui paraissaient sortir du sol subitement pour raconter des choses confondantes et l'adjurer de se prononcer quant au verdict.

Une aventure totalement déraisonnable. Il se demandait encore par quelle aberration il avait été amené à y tenir un rôle. Il n'irait plus jamais en Acadie...

– Ah ! Pourquoi me suis-je lancé dans ce voyage en Acadie ? gémit-il.

– Oui, pourquoi ? ricana Villedavray. Je vais vous le dire, moi : vous vouliez fourrer votre nez dans mes affaires, m'empêcher de toucher mes dividendes. Vous vous imaginiez qu'on fait une tournée en Acadie comme une tournée de province pour pressurer les croquants. L'Acadie, c'est autre chose. On ne la traite pas comme ça. Bien fait pour vous. L'Acadie vous a broyé. Vous n'êtes plus qu'une loque...

– Mais non, pas à ce point, protesta Angélique volant au secours du malheureux. Étienne, vous êtes très méchant. Ne l'écoutez pas, Intendant. Nous avons trop bu. Demain vous vous retrouverez vous-même et vous reprendrez courage.

– Mais vous n'oublierez pas ce qui a été dit, insista Villedavray, féroce. Oublier ! Oublier l'Acadie. Et si vous oubliez d'oublier, je saurai vous le rappeler, moi !...

– Vous êtes dur avec lui, Étienne.

– Angélique, il est dur aussi, si vous le connaissiez, à Québec. C'est une férule faite homme. Aussi, je ne manquerai pas cette superbe occasion de prendre ma revanche. Vous ne me connaissez pas. Je suis, je peux être très, très méchant...

*****

La pensée d'Angélique s'évadait, errait...

Bardagne ! La Rochelle ! Un rêve, une existence effacée ! Mais aujourd'hui, la vie recommençait. Tout était différent. Elle était à l'abri de tout. Elle était sous l'égide d'un homme que rien n'effrayait et qui l'environnait de son amour. Comme attirée par un aimant, elle le cherchait des yeux au bout de la table et recevait de sa vue et de sa présence une certitude apaisante. La roue avait tourné. Le bonheur lui avait été donné.

Et vers elle, il levait lentement son verre en hommage, semblant répéter de loin : « Buvons ! Buvons ! À la santé du roi de France... »

Elle but. Et la joie et le triomphe coulaient en elle avec ce nectar des dieux. Elle but longtemps. Elle avait soif et le vin était bon.

Son flot doux et chaleureux réveillait en son arrière-gorge comme le goût d'un baiser sans fin et voluptueux. Il désaltérait merveilleusement, mais semblait susciter une soif plus ardente encore.

« Pourquoi ce baiser ? » se dit-elle.

Cela paraissait aberrant et pourtant elle ne parvenait pas à le regretter. Elle en avait éprouvé un plaisir infini et particulier. Visions de La Rochelle, de douleurs et de joies qui n'appartenaient qu'à elle... À travers ces lèvres qui lui rappelaient des émotions anciennes, c'était comme si elle avait embrassé un fantôme, une sœur perdue, blessée et traquée, elle-même enfin absoute...

Près d'elle Villedavray continuait à soliloquer.

– Par contre, plus dangereux que Carlon, il y a Castel-Morgeat. Le gouverneur militaire. Un de vos pires ennemis.

– Pourtant c'est un Gascon, lui aussi, comme Frontenac, comme mon mari.

– Oui, mais du genre sombre, sectaire. Il a adopté le parti du père d'Orgeval comme jadis ses ancêtres, la Réforme. En y croyant. Il aime l'intolérance, c'est de nature.

– Serait-il protestant ? À un si haut poste !

– Non ! Mais fils de converti. Et c'est pis. Quant à elle, Sabine de Castel-Morgeat, c'est autre chose. Elle domine la ville parce qu'elle a toutes les œuvres en main. Pieuse, sans excès, elle donne dans la bienfaisance, le luxe, le monde, avec un égal bonheur. L'intrigue et la charité lui sont naturelles. Il y en a qui la jugent laide et méchante. Moi, non. Je l'aime comme ma sœur.

« Mais nous nous sommes brouillés à propos de son fils Anne-François. Orgeval l'a envoyé, ce jouvenceau, faire le trappeur aux pays-hauts. Je protestais. Mais elle est entièrement sous la coupe de Sébastien d'Orgeval. On dit qu'elle est sa maîtresse.

– Mais c'est un Jésuite, s'offusqua Angélique.

– Oh ! Vous savez, les Jésuites...

– Taisez-vous ! Vous avez trop bu. Vous devenez médisant.

Elle but encore. Ce vin était si lourd qu'il rassasiait pleinement, mais sans accorder de sobriété. Au contraire, au fur et à mesure qu'il coulait dans la bouche, sur la langue, il creusait une faim plus nécessaire et plus exigeante au fond des entrailles. C'était un besoin qu'il exaltait et comblait à la fois et qui poussait à tendre à nouveau son verre. C'était comme une faim neuve venue du sang et comme si de vouloir mêler à son rouge périple les veines et la chair, à la liquide et pourpre matière, l'ardeur d'un vin vermeil, pût lui communiquer la force de la sève terrestre et y renouveler l'élan de la vie, et la volupté d'exister.

La chaleur rayonna en elle comme un incendie embrasant soudainement tout son être.

Elle dut sortir. Et l'air frais, tout en la soulageant, la grisa plus encore car, dans l'ombre, le balancement du navire accentuait son vertige.

Des braseros dont les charbons ardents miroitaient dans la nuit, rouges et dorés, comme un reflet du vin lui-même, montait l'odeur des viandes rôties.

On riait du côté de la batterie où Cantor et Vanneau s'étaient chargés d'aller distraire les Filles du roi et l'on entendait aux bancs de quart, des matelots chanter. Chaque homme y compris les sentinelles avait eu droit à une demi-pinte de bourgogne dans son pichet d'étain.

Elle fit quelques pas parmi l'obscurité et les lumières et malgré l'animation du navire, elle était seule avec cette merveilleuse compagnie qu'accorde l'ivresse : son double, subitement enchanté, amical. « Qui peut prévaloir contre toi ? » lui disait son ombre glorieuse. Que raconte ce Carlon ? L'avenir t'appartient. Tu possèdes l'Amour, tu possèdes la Beauté... La jeunesse encore... La vigueur, le goût de vivre, le goût de chaque chose à savourer et la protection d'un homme invincible et qui t'adore... Tu n'auras qu'à paraître et tu vas conquérir Québec...

Un bras comme un cercle de fer l'entoura, une force l'attira, la plia, une main renversa son visage.

– Ils sont déjà complètement saouls, dit la voix de Peyrac. Mon amour ! Mon amour !

Dans ce brouillard, ce vertige, ses mains étaient sur elle, la grisant plus encore, la caressant.

– ... Mon amour ! Mon amour !

Il l'embrasse encore. Il semble qu'il ne peut se rassasier de ses lèvres « Chaïtane » ! « Chaïtane » ! répète-t-il, mais c'est avec une sorte d'indulgence attendrie, amusée. Et cela lui rappelle le prince persan... Lui aussi disait : « Chaïtane... Diablesse ! »

– ... Venez mon petit cœur, le maître d'hôtel apporte un faisan, paré de toutes ses plumes... et des pâtés...

Il l'entraîna :

– Vous goûterez aussi ces sortes de friandises qui les accompagnent, cela vous aidera à surmonter votre étourdissement et vous pourrez nous charmer de votre présence. La lumière s'éteint lorsque vous vous éloignez. Nous ne sommes plus que de pauvres hommes grossiers, abandonnés aux confins du monde.

Chapitre 4

Cette fois, l'intendant voyait double. Et c'était deux justiciers qui le regardaient du bout de la table où Peyrac avait repris place.

– Vous avez trop d'influence sur nous, dit-il d'une voix pâteuse. Je comprends que le roi vous ait balayé de sa route. Je ne connais qu'un homme qui puisse vous égaler par le pouvoir sur les êtres : Sébastien d'Orgeval. Mais lui n'a pas comme vous l'or pour triompher.

– Il a les légions célestes, et même parfois, quand il le faut, démoniaques.

L'intendant ne réagit pas, il continuait à regarder fixement Joffrey de Peyrac qui devait lui apparaître à travers un brouillard plus ou moins méphistophélique.

– Vous savez trop de choses sur moi, sur nous tous.

– Non, vous vous trompez, Monsieur l'intendant, dit Peyrac en s'animant brusquement, vous êtes pour moi un inconnu, car je ne sais de vous que ce que vous voulez bien me montrer. Une infime partie de vous-même. Nous sommes ainsi, tous, mystérieusement enfouis, ne montrant, ne hissant à l'extérieur qu'un petit pavillon simplet, ne relevant que d'un seul monarque, une seule idée, un seul choix. Et pourtant, avouez, Monsieur l'intendant, ne serait-il pas bon parfois de rompre l'image que les autres ont de nous ? Nous sommes condamnés, étouffés, ligotés par ces images.

« Je vous propose un jeu, ce soir. Renversons l'image. Abattons une autre carte, celle que nous cachons dans notre manche, la carte la plus précieuse parce que nous savons qu'elle ne pourra jamais être jouée. Et pourtant c'est celle-là qui fut notre atout maître, la vérité, l'essence de nous-mêmes. Ainsi nous allons nous retrouver entre amis... et non en ennemis, nous regardant face à face, sans faux-fuyants. Vous êtes chez moi. Sur ce navire. i

« Ailleurs, il fait nuit. Vous êtes ailleurs. Le monde est désert. Il s'est effacé. La nuit est propice aux illuminations, aux confidences. Regardons en nous-mêmes et découvrons-nous... sans honte, sans fard, sans réticence... Qu'auriez-vous aimé être, Monsieur Carlon, si vous n'aviez pas fait carrière dans l'Administration ?

– Non, pas cela !... s'écria Carlon, comme si on voulait l'écorcher vif. (Et il ramena les revers de sa redingote contre lui en un geste de jeune fille effarouchée.)

Le jeu lancé par Peyrac avait soudain transformé le climat ; les visages se levaient, les yeux cherchaient dans les volutes de la fumée du tabac à faire surgir quelques visions des rêves oubliés.