Il avait déjà assez tendance à la considérer comme une menteuse effrontée et elle le voyait déjà s'exclamant devant l'invraisemblance d'un tel récit. Elle pouvait prévoir qu'il ne la laisserait pas aller jusqu'à la moitié, sans la récuser à chaque mot.
C'était un homme qui ne voulait entendre que ce qui lui convenait et avait grand-peine à accepter la réalité si elle risquait de détruire ses illusions ou ses espérances.
Alors, à quoi bon se livrer à lui avec d'imprudentes confidences ? Il risquait de les divulguer et de renforcer ainsi la position de leurs ennemis à Québec.
Que savait-on d'eux, dans la ville là-bas ? Quels renseignements vrais ou faux circulaient déjà sous le manteau ?
Il serait temps de le savoir quand on y serait. Mais inutile d'apporter encore de l'eau au moulin des partisans hostiles. On les soupçonnait déjà bien assez comme cela de toutes les malversations possibles.
Et elle n'ignorait pas, qu'en tant que Révoltée du Poitou, ayant porté les armes contre le roi de France, elle continuait à être sous le coup des lois françaises qui avaient mis sa tête à prix. Sa position était plus périlleuse que celle de Joffrey que le Roi avait amnistié en secret. À tous les dangers qui la guettaient déjà en Nouvelle-France, elle, marquée à la fleur de lys comme une criminelle, s'ajoutait celui d'être reconnue et arrêtée.
*****
Le cercle se rétrécissait. Raconter toute son histoire équivalait à se livrer pieds et poings liés au représentant du Roi. Même amoureux d'elle, ne réagirait-il pas avec rigueur ? Elle ne devait jamais oublier que, précisément, il avait été chargé par Louis XIV de se renseigner sur leur couple et de savoir si la femme qui accompagnait le comte de Peyrac était la Révoltée du Poitou.
Ce ne serait pas facile. Lorsqu'elle l'entendait comme en cet instant lui parler du Roi, lui décrire comme il avait été respectueusement assis en face du Roi – elle, elle avait été dans les bras du Roi – comment Sa Majesté l'avait, lui donnant ses dernières instructions, raccompagné jusqu'à la porte, et combien Versailles était un palais d'une beauté incomparable sous le soleil de juin, elle avait envie de l'interrompre, « oui, je sais... », de lui demander : « A-t-on construit la nouvelle Orangerie ? L'aile gauche du palais est-elle achevée ? Quelles pièces Molière, cette saison, a-t-il servies aux princes ? » Elle se retint juste à temps et changea de sujet :
– Mais, j'y songe, s'écria-t-elle tout à trac, j'ai oublié de vous le demander... Êtes-vous marié ?...
– Marié ! suffoqua-t-il. Moi ! Qu'imaginez-vous là ?
– Pourquoi non ? En deux ans, il me semble que vous auriez pu vous décider.
– Moi ! Deux années infernales, oui ! Vous ne vous rendez absolument pas compte de ce que j'ai enduré. Mon désespoir de vous avoir perdue, ma disgrâce ensuite ! Marié ! Vous êtes inconsciente !
Lui qui était jadis si content de lui-même et de l'existence, on le sentait atteint. Il prenait tout au tragique.
« Est-ce que vraiment ce que je lui ai fait lui a porté un tel coup ? » s'interrogea-t-elle.
Il lui confia que, malgré la protection de Desgrez, il avait été jeté en prison. M. de La Reynie, lieutenant général de la police, était venu lui-même pour l'en sortir. Angélique sauta sur l'occasion pour lui poser la question qui lui brûlait la langue.
– Au fait, comment avez-vous pu, après tant d'heurs et de malheurs, être recommandé au Roi pour une mission qui ne manquait pas d'importance ?
– Par M. de La Reynie, justement... Je suppose que les choses se sont passées ainsi. Le Roi cherchait une personne de confiance pour cette mission en Canada. Il a coutume, je le sais, de s'adresser à son lieutenant de police, M. de La Reynie, qui possède les renseignements les plus complets sur quasiment tous les individus en place du royaume. Or, Desgrez ne le quitte pas. C'est son bras droit. Voyant M. de La Reynie préoccupé de satisfaire au mieux Sa Majesté, il lui a parlé de moi, qu'il avait promis d'obliger, et il a dû être convaincant puisque M. de La Reynie s'est entremis lui-même pour me faire sortir de la Bastille et arranger mon cas avant de me présenter. C'est donc pourquoi, malgré ce que m'a fait souffrir ce maudit Desgrez, je lui dois quelque reconnaissance.
– Oui ! Je comprends... Desgrez, dites-vous ! Ah ! C'est Desgrez qui vous a recommandé pour le service du Roi en Canada ! qui vous chargeait de vous renseigner sur M. de Peyrac. Vous m'en direz tant...
– D'ailleurs, c'est lui, Desgrez, que M. de La Reynie a désigné pour m'accompagner jusqu'à Versailles. Mais, pour une fois, il s'est montré discret et il se tenait en retrait dans un coin du cabinet royal, tandis que je m'entretenais avec Sa Majesté. Versailles a semblé l'impressionner. Il s'inclinait très bas, m'ouvrant les portes. Enfin, pour une fois, il avait compris où était sa place. Nous n'avons pas dit trois mots et n'avons pas fait allusion à ce malheureux épisode de La Rochelle. J'aime mieux cela. Enfin, vous voyez comment les choses se sont passées !
Oui, Angélique voyait très bien.
Et Joffrey n'avait pas tort quand il lui semblait deviner, dans les coulisses de cette nomination, l'influence d'un démon facétieux, tirant les ficelles et lançant, à son insu, le malheureux Bardagne sur la piste de celle qu'il avait tant aimée.
Le Roi assis dans sa majesté sous les lustres de Versailles, et demandant à Nicolas de Bardagne, d'une voix dont il essayait peut-être de contrôler le frémissement.
– Veillez aussi, Monsieur, quand vous serez au Canada, à découvrir si la femme qui vit avec le comte de Peyrac, n'est pas celle qui nous a combattu jadis dans nos provinces sous le nom de la Révoltée du Poitou. Elle a disparu et ma police la recherche en vain depuis deux années. Elle, comme lui, sont des personnages dangereux...
Et le policier Desgrez, debout, un peu en retrait, se tenant dans l'ombre des hauts rideaux bleus frappés de fleurs de lys d'or, écoutant ces paroles et dissimulant, sous un masque impassible, un sourire moqueur.
Desgrez avait dû bien s'amuser à tisser les fils de cette intrigue. Elle l'imaginait, méditant, supputant, avec cette lueur dans ses prunelles couleur d'écaillé rouge. À l'occasion, derrière ce plan machiavélique, voulait-il la rechercher, elle, la marquise des Anges, la retrouver...
« Desgrez, mon ami Desgrez »... songea-t-elle saisie d'une brusque nostalgie...
– Vous pensez à Desgrez, fit le comte de Bardagne, d'un ton amer. Non, ne niez pas, c'est évident. On voit briller et s'adoucir vos yeux. Mais enfin, j'aurais mauvaise grâce à trop lui en vouloir. Malgré ce que ce personnage a de déplaisant, je m'incline, je ne peux oublier que c'est grâce à lui que je me trouve aujourd'hui libre au Canada et près de vous, plutôt que de pourrir sur la paille humide des cachots.
Innocent Bardagne !
Tout en devisant, ils avaient fait quelques pas, indifférents à la foule habituelle du port.
Parmi ces Canadiens, race étrangère, ces coureurs de bois, ces équipages de flibustiers, Bardagne, conscient d'être observé, se faisait confidentiel à son égard. Il affectait, sur ces rivages, d'être le seul à la bien connaître.
Eux deux, seuls, venaient d'Europe, de La Rochelle, et il l'avait connue bien avant tous ces individus disparates. Il se consolait en se disant qu'il avait, dans son cœur, rang d'ancienneté, et qu'ils avaient entre eux des souvenirs communs, presque des souvenirs de famille.
– Combien j'aimais La Rochelle ! soupira-t-il.
– Moi aussi.
– Je rêve de La Rochelle souvent. Il me semble que ce fut la période la plus heureuse de ma vie. Il y avait une animation, un certain aspect inusité des problèmes. Une cité qui avait son caractère à elle. Je vous y ai rencontrée. Mais ces parpaillots intolérants, je les aimais aussi. Ils avaient un sens de la famille qui me convenait. Des femmes sérieuses, intelligentes. Tenez, vous parlez de mariage. Il fut un temps où j'aurais aimé convoler avec la fille aînée de M. Manigault, la jolie Jenny. Mais quel effroi quand j'en touchai mot à cette famille calviniste. J'étais le diable ! On m'a préféré un petit officier Garret, stupide mais huguenot.
L'évocation de Jenny avait troublé Angélique. Pauvre petite Jenny ! Enlevée par les sauvages. Disparue au fin fond de la forêt américaine. Ce pays est cruel...
Bardagne ne lui demandant rien, elle jugea préférable de ne pas lui communiquer ce qu'il était advenu de Jenny, la jolie Rochelaise.
– ... Que leur demandai-je ? continuait l'envoyé du Roi. Une conversion... Ils l'ont pris de très haut. Pourtant, une conversion, ce n'est pas terrible. Ces gens s'ils veulent être Français, n'ont qu'à suivre les lois. On ne peut laisser l'anarchie s'installer. Diviser le royaume en deux États dont l'un juge son prince et lui refuse obéissance. Si l'on veut détruire le Roi, par quoi le remplacera-t-on ? Les Anglais ont décapité le leur. Voyez où cela les mène aujourd'hui... À en remettre un autre sur le trône. J'ai discuté de plus belle avec ces entêtés huguenots. Rien à faire. Ils ont préféré abandonner tous leurs biens que de s'incliner... Des têtes de lard ! Et avec cela ils se jugeaient les meilleurs sujets de Sa Majesté.
« Je n'ignore plus que vous leur donniez raison avec cette inconscience féminine qui nous déconcerte, nous autres hommes. Vous pouvez voir que vous aviez fait un mauvais calcul. Vous subissiez l'influence de ce Berne, votre maître. Un homme sanguin, de gros appétit, cela se voyait... Il vous convoitait. J'avais remarqué. En votre présence, il affectait de ne jamais poser les yeux sur vous. Je sens ces choses... A-t-il résisté aux tentations que suscitait une telle promiscuité, j'en doute fort...
– Quand donc laisserez-vous ce pauvre Berne tranquille ? soupira Angélique. Il est loin et vous ne risquez guère de le rencontrer par ici. Et souvenez-vous une bonne fois que je ne suis plus sa servante...
– C'est vrai ! Vous êtes l'épouse de ce pirate, grand seigneur méprisant. Il vous a séduite avec sa fortune. Cela se conçoit. Mais tout cela est injuste et je ne l'accepterai pas. Vous devez m'appartenir, être ma maîtresse. Je dois vous prendre.
– Là ? Ici ? demanda Angélique en désignant la petite place villageoise au milieu de laquelle ils se trouvaient arrêtés. Puis elle éclata de rire devant son air déconfit. ... Allons, cher Monsieur de Bardagne, mesurez vos paroles, je vous en prie. Elles trahissent un sentiment qui me flatte, certes, et m'attendrit, mais il faut être raisonnable. Vous avez devant vous l'épouse du comte de Peyrac, ce qui signifie, ne vous en déplaise, que je lui ai engagé ma foi et ma fidélité. De plus, je ne vous ferai pas l'insulte de vous rappeler que les hommes de son caractère ont un sens très vif de l'honneur. Et vous, vous n'êtes pas de ceux, hélas ! que la crainte d'un duel peut faire reculer.
« Alors veuillez considérer seulement dans ma mise en garde, l'amitié que vous m'inspirez et le déplaisir que j'aurais de vous voir dans l'ennui.
Elle s'aperçut que Bardagne l'écoutait avec une dévotion rêveuse, beaucoup plus attentif aux inflexions de sa voix qu'au sens du petit discours qu'elle lui tenait. Il souffrait avec ravissement.
– Je vous retrouve, soupira-t-il avec béatitude, si maternelle, je vous revois lorsque vous meniez votre maisonnée d'une main ferme et indulgente à la fois. Comme vous saviez bien parler aux enfants ! Il m'est arrivé d'être jaloux des enfants Berne lorsque vous leur adressiez la parole. Je me prenais à rêver d'être un jour dans vos bras et que vous me gronderiez ainsi doucement, avec cette même voix, en caressant mon front.
– Je vous gronde.
– Mais je ne suis pas dans vos bras, hélas ! et vous ne me caressez pas le front.
Mais il s'était détendu et ils rirent tous deux, amicalement.
Le comte de Bardagne glissa son bras sous celui d'Angélique.
– Ne craignez rien, j'ai enregistré la mercuriale et j'en ai pris note. Elle m'est dure, mais (il lui baisa la main) vous êtes trop exquise pour que je puisse vous en vouloir longtemps. Ma rancune envers vous pourrait être justifiée, vous avez glissé un poison dans mon sang, mais vous m'avez donné aussi tant de bonheur ! Je serais ingrat de vous faire porter le poids de mes tourments et de vous importuner. Aussi je vous promets d'être sage à l'avenir. Mais ne vous envolez plus.
– Où voulez-vous que je m'envole, mon pauvre ami, dit-elle en riant de plus belle, ne voyez-vous donc pas que bon gré, mal gré, le courant nous pousse vers Québec comme au fond d'un filet et que nous allons nous y retrouver, poissons de toutes espèces, pour y passer l'hiver ?
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