– Alors je vous verrai... je vous verrai, murmura-t-il comme ne pouvant croire à un pareil bonheur. C'est bien ce que je pressentais hier soir, il y a un hasard merveilleux et presque providentiel dans cette rencontre.
Angélique n'en était pas si convaincue et elle voyait plutôt ricaner à l'arrière-plan le visage ironique de Desgrez.
Mais si elle envisageait l'existence qui les attendait à Québec, avec les embûches qu'on ne manquerait pas de semer sous leurs pas et surtout sous les siens, la présence inattendue de Bardagne apportait un élément nouveau et plutôt bénéfique.
S'il l'aimait vraiment à ce point, au point d'être complètement aveuglé par la passion, et prêt à tout pour lui complaire, elle garderait pouvoir sur lui et il lui serait utile comme il en était autrefois à La Rochelle.
Car enfin, même M. de Frontenac devrait à l'envoyé du Roi une sorte d'obéissance.
Revêtu d'une puissance occulte, celle d'être pour un temps l'œil du Roi à la colonie, on chercherait à s'attirer ses bonnes grâces, craignant qu'un mauvais rapport de sa part ne puisse entraîner une défaveur.
Chargé de résoudre le dilemme qu'ils représentaient elle et Joffrey, il aurait tendance à pencher de leur côté afin de ne pas s'attirer sa rancune.
À tout considérer, c'était donc, comme il le disait, une chance qu'il eût été nommé pour cette mission plutôt qu'un autre.
À cette pensée, elle éprouva un soulagement qui la fit serrer machinalement contre elle le bras du comte de Bardagne sur lequel elle s'appuyait tout en marchant et, surpris de cette étreinte affectueuse, il la regarda d'un air d'étonnement heureux.
À ce moment, les yeux d'Angélique qui se posaient sur l'horizon du fleuve comme pour se rasséréner de la vue paisible des eaux et des rives lointaines, distinguèrent une tache blanche qui grandissait en amont du fleuve : une voile.
Il y avait un mouvement de rassemblement sur le port où couraient des gamins dégringolant du sommet du village et ils passèrent près d'eux en criant :
– Le Maribelle !
Chapitre 2
– Le Maribelle ! s'exclama Nicolas de Bardagne, n'est-ce pas ce vaisseau du Roi qui doit venir à mon secours de Québec ?
– Oh ! Vous n'êtes pas attaqué !... s'écria Angélique avec colère.
Elle arracha son bras qu'il retenait tendrement sous le sien.
– ... Cessez donc de vous croire perpétuellement en danger. Personne ne vous menace. Et souhaitez que cet imbécile, là-bas, n'ait pas l'intention désobligeante de nous canonner ! Car c'est alors que votre situation deviendrait peu enviable. Quant à moi, mettez-vous une fois pour toutes en tête que ce qui atteint le comte de Peyrac, mon époux, m'atteint aussi. Il serait vain que vous espériez demeurer de mes amis si vous vous rangiez du côté de ses ennemis.
Elle le planta là, déconcerté et chagrin, et courut jusqu'au rivage, où elle retrouva les enfants et ses gardes du corps.
Elle se heurta presque à Marguerite Bourgeoys qui arrivait suivie de ses filles et d'un groupe de passagers du Saint-Jean-Baptiste. Elles se jetèrent un coup d'œil rapide. Elles ne s'étaient pas rencontrées depuis deux jours.
Angélique dit vivement :
– N'espérez pas que ce navire qui arrive va changer quoi que ce soit. Nous ne sommes pas venus pour combattre...
– Je partage votre espérance, assura Marguerite Bourgeoys.
Mais il y avait une sorte d'indécision parmi la population. Le courant de doute qui traversa malgré eux les spectateurs se calma vite. On s'apercevait qu'avec calme des groupes de matelots armés s'étaient déployés autour du village et cernaient lentement la plage devenue noire de monde.
Les gens de M. de Peyrac ne se montraient pas particulièrement hostiles, mais leur attitude découragea ceux qui auraient été tentés, dans l'excitation du moment, de prendre parti avant que la voix des canons ne se fût prononcée.
Et regardant vers la rade, Angélique vit qu'un changement s'était opéré dans la disposition des navires.
Ceux-ci, sans qu'on y prît garde dans les allées et venues du matin, avaient tendu leurs voiles et commencé une manœuvre. L'un d'eux, celui commandé par Barssempuy, s'était porté un peu au-delà du Gouldsboro et assurait, en louvoyant, la garde du beau vaisseau qui, lui, demeurait à l'ancre, mais dont les sabords relevés laissaient entrevoir les gueules noires des canons. Les unes étaient braquées sur le Saint-Jean-Baptiste dont tout l'équipage était aux balustres, et les autres en direction de l'arrivant.
Les deux petits yachts et le vaisseau de plus fort tonnage, eux, pointaient carrément vers le large. Comme l'autre jour lorsqu'ils avaient cueilli le Saint-Jean-Baptiste se traînant vers Tadoussac, ils se disposaient en demi-cercle, fermant le chemin du Saint-Laurent et interdisant toute progression vers son embouchure, au nord.
Le nouvel arrivant, à supposer qu'il voulût passer outre, n'avait plus d'autre solution que de se diriger vers Tadoussac, s'engouffrant bon gré mal gré dans la nasse formée pour le recevoir.
Ainsi, tandis qu'Angélique badinait avec le représentant du Roi, et que chacun vaquait, sans souci, à ses occupations, Joffrey de Peyrac et ses équipages, sans avoir l'air d'y toucher, avaient mis en place tout un dispositif de défense qui pour le moins ne permettait pas de les prendre par surprise.
Il avait sans doute été prévenu bien à l'avance, comme il l'était toujours, de l'arrivée du Maribelle. Celui-ci grossissait à vue d'œil, piquant droit vers le port. Il avait dû estimer la situation et comprendre qu'il n'avait aucune chance de s'y dérober.
– Restait à savoir si, pour l'honneur, il n'aurait pas un geste malheureux.
– Cela m'ennuierait d'avoir à tirer sur un navire de Sa Majesté, murmura Peyrac.
Et Angélique s'aperçut qu'il était derrière elle, survenu avec sa garde et ses principaux officiers-majors.
– Désirez-vous retourner avec moi sur le Gouldboro ? lui demanda-t-il. Il se peut que nous ayons à y accueillir d'ici peu le commandant du Maribelle et votre présence ne peut qu'aider à nos entretiens.
Il salua courtoisement Nicolas de Bardagne qui se tenait à quelque distance et aida Angélique à prendre place dans la chaloupe ainsi que les enfants, Yolande et Adhémar.
Angélique était tellement préoccupée malgré le calme de Peyrac qu'elle ne songea pas à regarder du côté du représentant du Roi.
Tandis qu'ils faisaient rames vers le Gouldsboro, le Maribelle maintenant très proche, au point qu'on entendait les injonctions du maître sur la passerelle, amorça une manœuvre.
On vit des hommes escalader les haubans et courir le long des vergues, des voiles se tendre, d'autres se rabattre et être repliées rapidement, et le lourd vaisseau vira de bord.
– Il retourne à Québec, s'écria Adhémar.
De la chaloupe tout le monde suivait, intrigué.
Mais le Maribelle allait simplement s'embosser à l'entrée du Saguenay, derrière le cap qui en gardait l'entrée.
– S'ils débarquent, ne peuvent-ils prendre Tadoussac à revers ? demanda Angélique à mi-voix.
– Les deux rives du Saguenay sont gardées, répondit Peyrac, et nos hommes occupent le port.
On ne voyait plus du Maribelle que ses huniers, dépassant le cap, puis on le revit plus loin, s'éloignant jusqu'à l'autre bout de l'estuaire, ayant jugé peut-être la première place où il désirait accoster peu avenante.
Il s'éloigna, s'éloigna, puis fit halte et l'on entendit l'écho du bruit de sa chaîne d'ancre, filant pour mettre en panne, et que répercutaient les hautes falaises du Saguenay.
– Prudent, ce navire ! Je ne crois pas que ces MM. de la Marine Royale tiennent tant que cela à se mesurer avec nous.
Ils étaient remontés à bord et suivaient de loin les évolutions de l'arrivant. Le navire de Barssempuy continuait à se tenir à proximité, prêt à intervenir, mais cela ne semblait plus nécessaire.
On vit un canot se détacher des flancs du navire et se diriger vers le Gouldsboro.
– Ne vous avais-je pas annoncé de la visite ? fit Peyrac.
Villedavray essayait de discerner qui se présentait.
– Ces blancs-becs de la Marine Royale... Ils se croient toujours en terrain conquis... Et puis le Maribelle ?... Je vous demande. Est-ce un nom pour un navire ? Un nom asexué. À moins qu'il ne se prenne pour un Anglais.
– Et vous, comment l'avez-vous nommé, votre navire, monsieur de Villedavray ? demanda Honorine.
– Je ne sais pas encore, mon enfant. Je réfléchis... Dans le canot, seul avec les rameurs, il y avait un homme assis, de forte stature. Le collet de son manteau était relevé et cachait son visage. Il était coiffé d'un bonnet de fourrure.
– Ce n'est pas le commandant du Maribelle, commenta Villedavray. D'habitude, ils sont tout chamarrés de dorures et de rubans et fort glorieux de leurs perruques.
On se porta vers la coupée.
L'homme montait alertement l'escalier suspendu, de quelques marches, qu'on avait descendu en son honneur.
Il prit pied sur le pont. Il était chaussé de grosses bottes en peau de phoque. Son jabot de dentelle était noué à la diable, mais il portait l'épée.
– M. le baron d'Arreboust ! s'écrièrent-ils, reconnaissant le président du syndic de Québec, qui avait été l'hôte de Wapassou au courant du dernier hiver.
Il s'arrêta, posa son regard sur Peyrac, puis sur Angélique, et sa physionomie sévère s'éclaira.
Il vint à eux la main tendue, baisa celle d'Angélique avec un contentement visible, exprimant d'une mimique sa surprise émerveillée de la retrouver si grande dame, alors qu'il l'avait connue en pionnière dans la rude atmosphère du fort. Il marqua un temps d'arrêt à la vue de Villedavray et de l'intendant qu'il ne s'attendait certes pas à trouver !à, comme hôtes de Peyrac sur le Gouldsboro, se tourna vers ce dernier. Celui-ci, debout sur le pont de son navire, se présentait aussi sous un aspect différent, maître de sa flotte, d'un équipage nombreux et bien entraîné, maître de Tadoussac apparemment.
– Bienvenue à bord du Gouldsboro, dit le comte en s'approchant. Venez-vous comme envoyé du Maribelle, chargé d'un message de la part de son commandant ?
– Non, pourquoi ? fit le baron d'Arreboust qui parut étonné.
Il jeta un regard vers le Maribelle.
– Ce jean-f... de Luppé se déplacera bien quand il jugera de sa dignité ou de sa sécurité de le faire. Cela ne me regarde pas.
« Mais j'ai exigé qu'on mette à ma disposition un canot car je tenais par-dessus tout à venir vous saluer, et surtout... vous avertir.
– De quoi donc ?
Le baron d'Arreboust se recula d'un pas. Une expression d'effroi passa sur sa physionomie.
– Les canots en flammes de la chasse-galerie sont passés au-dessus de Québec, dit-il.
Chapitre 3
« Les canots en flammes de la chasse-galerie sont passés au-dessus de Québec... » M. d'Arreboust se tenait devant eux. À la fois tragique et solennel, il leur avait fait cette déclaration :
– Les canots de la chasse-galerie sont passés au-dessus de Québec.
Puis se tut.
Derrière lui, dans les lointains du Saint-Laurent, d'un rose de pêche, un navire, surgi des brumes hivernales, profilait l'apparition de ses trois mâts, voiles ramenées.
Rien de plus. Le navire annoncé, retardé bien en vain, que pouvait-il faire, attendu au débusqué, par cinq navires bien armés ? Il n'avait jamais eu l'intention de les affronter. Il s'était contenté de jeter l'ancre et de dépêcher vers le Gouldsboro un canot duquel on avait vu monter un homme plein d'entrain quoique massif, la physionomie amène, et qui paraissait sincèrement heureux de les voir, ce qui était inattendu.
Mais M. d'Arreboust était un ami sincère.
Ce n'était pas l'arrivée du Maribelle qui était un drame, mais l'annonce que le président du syndic de Québec venait de leur faire.
– La chasse-galerie est passée au-dessus de Québec...
Et il y avait du désespoir dans sa voix.
Angélique eut l'impression qu'il avait été sur le point d'ajouter « Retournez ! Retournez en arrière, vous êtes maudits !... »
Elle regarda autour d'elle pour voir comment la nouvelle était accueillie par les personnes présentes. Elle, qui était poitevine, devinait qu'il s'agissait de mauvais présages.
Dans sa province, on parlait parfois d'un chasseur et de sa meute en flamme traversant les cieux de Poitou en Saintonge. Morts et peste les suivaient.
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