– Et votre femme ? interrogea Villedavray, comme saisi d'une idée subite. Rentre-t-elle avec vous en France ?

Il se frappa le front.

– Vous n'allez pas me dire que Lucile est à bord du Maribelle ? Vite une chaloupe, que j'aille la visiter, cette adorable amie.

– Non, elle n'est pas à bord, hurla d'Arreboust en se redressant brusquement et en retenant le bouillant marquis dans son élan vers la porte. Non, elle n'est pas avec moi ! Vous savez très bien qu'elle est recluse à Montréal depuis un an.

– Recluse ! Recluse ! répéta Villedavray, comme s'il ne comprenait pas. Vous voulez dire recluse, murée... pire que nonne ou moniale ? Et vous avez laissé faire ça... Et vous pouvez partir pour l'Europe en l'abandonnant ? Vous êtes un monstre... Si j'étais vous, j'irais défoncer cette cellule à coups de pioche. Lucile recluse... Une beauté si merveilleuse... Une petite poupée... Ne vous ai-je pas dit qu'elle avait les seins les plus parfaits du monde et vous méprisez...

– Taisez-vous ! Allez-vous vous taire, rugit d'Arreboust en le secouant par sa cravate. Taisez-vous, misérable ! Vous me retournez le fer dans la plaie, exprès...

Il était cramoisi à croire qu'il allait avoir un coup de sang.

Les deux hommes s'étaient empoignés si brusquement qu'Angélique n'avait pas eu le temps d'intervenir. Elle ne savait que faire pour les séparer.

Ils s'aperçurent de leur incivilité et rompirent la querelle en s'excusant près d'elle.

– Pardonnez-moi, madame, dit le baron d'Arreboust. Tout cela m'a brisé et M. de Villedavray, sans souci de ma peine, me provoque.

Villedavray se rajustait. Il était très mécontent, mais surtout de la nouvelle à propos de Lucile d'Arreboust.

– Quoi, vous m'enlevez Lucile et vous voudriez que je vous félicite ! Allez, partez ! Partez ! Et qu'on vous enferme à la Bastille... Je m'en réjouis.

Il les quitta pour aller écrire sa lettre à Mme de Pontarville.

– Il a raison, dit le baron d'Arreboust avec désespoir, si je pars, je ne la reverrai jamais, je le sens. Elle, murée, là-bas à Ville-Marie, moi, muré aussi, à la Bastille. Et qui se souciera de nous ? Oh ! Que s'est-il passé pour qu'en si peu de temps une telle tempête ait ravagé nos vies !...

*****

– Il faut faire quelque chose pour M. d'Arreboust, s'écria Angélique en se précipitant vers Joffrey de Peyrac. On veut le séparer de sa femme...

Elle expliqua à son mari ce que venait de lui confier le baron et comment il s'était compromis par esprit de loyale amitié envers eux.

– S'il part pour l'Europe, il ne la reverra peut-être jamais. Et qui s'occupera de le faire sortir de la Bastille ? Des années passeront. Je lui ai proposé de rester à bord du Gouldsboro, mais il dit qu'il a donné sa parole de gentilhomme à Luppé...

Joffrey de Peyrac regardait en direction du commandant du Maribelle qui déjà se rendait à terre pour faire le troc des fourrures. Il avait interrogé l'officier à propos du baron d'Arreboust et il se rendait compte que celui-ci ne voulait pas d'ennuis, ni qu'on pût l'accuser de collusion avec un pirate, mais certainement il lui importait peu que M. d'Arreboust restât en Canada ou fût enfermé à la Bastille. Et ce n'était pas M. de Frontenac qui l'avait intronisé dans ce rôle de geôlier auprès du baron, rôle d'autant plus déplaisant que la famille d'Arreboust avait une lointaine parenté avec la sienne.

M. de Frontenac avait plutôt « laissé faire ».

– Il y aurait peut-être une solution, dit Peyrac. Avec sa femme, il rejoignit le baron dans la chambre des cartes.

– Monsieur, désirez-vous rester en Canada ?

– Certes ! Cent fois. C'est là que se trouvent ma vie et mon cœur. Mais le grand Conseil m'a déchu, je n'ai plus de place en Nouvelle-France. Et, de plus, j'ai donné ma parole à M. de Luppé de ne pas chercher à m'enfuir.

– Qu'importe, Baron ! Vous ne pouvez rien contre la volonté d'un pirate. Pour une fois je répondrai à l'image que l'on se fait de moi. Vous êtes tombé entre mes mains. J'ai besoin d'otages. M. de Luppé devra s'incliner devant les exigences de la flibuste.

– Que voulez-vous dire ?

– C'est très simple, je vous capture.

Chapitre 5

– Ce Desgrez est un salaud.

Le vieux terme de la matterie lui revenait aux lèvres alors qu'elle réfléchissait à l'histoire de Bardagne.

À la Cour des Miracles, on l'employait pour désigner un traître, un faux jeton... Mais avec aussi une nuance d'indulgence et d'admiration :

– Un salaud !

– Un salaud, c'était un « mion » qui avait des idées pas ordinaires, disait-on encore à la Cour des Miracles, des idées « qu'on ne savait pas où il allait les chercher », des choses terribles, un génie pour mijoter des mauvais coups. Sournois, impensable, mais dont on ne pouvait pas dire non plus que ce qu'il entreprenait n'était pas de bonne guerre, que ce n'était pas franc-jeu. Un salaud, c'était celui qui savait se défendre et qui faisait flèche de tout bois pour y parvenir.

Angélique était seule dans le salon du Gouldsboro. Debout, devant son écritoire, elle pensait à Desgrez. C'était le soir. Une lampe de stéatite posée sur une console et garnie d'huile de phoque répandait sa lueur jaune et douce. Les sauvages Eskimos, du Grand Nord, échangeaient ces veilleuses primitives contre du sel, des perles. Elles éclairaient et chauffaient à la fois. Leur clarté était celle du miel, elle se répandait en halo vaste et intime. Dans la lumière, le visage d'Angélique se révélait songeur.

Elle n'était pas retournée à terre aujourd'hui. La « capture » de M. d'Arreboust avait suffi à l'occuper. Elle n'avait pas envie de revoir Bardagne.

Elle avait tout tiré de lui. Le Saint-Jean-Baptiste appareillait, disait-on, le lendemain.

Et, vogue la galère ! Il serait temps de retrouver son amoureux transi à Québec. Ce qui, derrière Bardagne, occupait son esprit, c'était Desgrez.

Desgrez, surgit. Desgrez la regardant dans la pénombre et lui disant : « Me voici, marquise des Anges. »

Alors, cela donnait le raisonnement suivant : si Desgrez intervient, c'est rassurant car il est très efficace, mais c'est aussi inquiétant car c'est la preuve que la situation est dangereuse. Desgrez est toujours intervenu quand cela allait très mal pour elle.

Il n'est pas seulement intervenu pour jouer un mauvais tour à Bardagne. Le comte de Bardagne ne sait rien. Il pense que Desgrez l'a envoyé en mission en raison de ses mérites.

Mais c'est Angélique qu'il cherche à travers lui. Il lui a envoyé un homme qui n'est pas dangereux pour elle. Un homme qui suivra ses instructions, car sinon il le renverra en prison.

À elle de jouer le jeu, maintenant. Là-bas ! Ici !

Le fait que d'Arreboust avait été arrêté, que Loménie-Chambord se trouvait presque disgracié, qu'une menace sérieuse pesait sur Villedavray, malgré sa faconde, et même sur l'intendant Carlon, pour le simple fait d'avoir accepté leur aide en Acadie, prouvait la force de la collusion de ceux qui voulaient les écarter.

Il y avait eu Ambroisine. Elle était presque un symbole, une quintessence du refus. Elle avait été comme un lien entre les complices des deux mondes, désignés pour combattre Angélique et Peyrac.

Elle avait disparu. Mais d'autres surgiraient.

C'était comme l'hydre aux cent têtes. Pourquoi ? En échange, Desgrez réapparaissait. Il reprenait sa place dans le ballet tournoyant. Sans doute, ne l'avait-il jamais quittée, la ronde qui les entraînait...

Elle fit un effort de mémoire.

Ambroisine lui avait parlé de Desgrez qui était sur le point d'arrêter son amie, la marquise de Brinvilliers, l'empoisonneuse. Elle avait dit : « Je me suis enfuie à cause de lui. Il était trop curieux, il était sur mes pas... »

Elle sursauta.

Une présence invisiblebougeait à ses côtés comme si un être s'approchait d'elle avec précaution, frôlant sa robe. Elle se rejeta en arrière, la bouche ouverte, prête à crier de terreur. Elle était restée terriblement nerveuse depuis l'histoire de la Démone.

– Ah ! C'est toi ... ? Tu m'as fait une belle peur ! ... ? Viens, mon chat...

Le chat l'avait suivie à son habitude presque dans son appartement. Ou bien était-il endormi sur le lit ?

Intrigué de la voir ainsi immobile debout, il s'approchait, sautait sur la table et maintenant il était tout près, effleurant sa joue de son petit museau de satin rose, ses yeux d'or plongeant dans les siens avec une curiosité dubitative : « Qu'est-ce qu'il lui arrive ? Est-elle malade ou bien veut-elle jouer ? »

Elle se mit à rire.

– Viens, mon chat...

Elle l'entoura de son bras, sondant ces prunelles impavides et mystérieuses.

« ... Toi, tu l'as vue ! songeait-elle. Tu as vu le feu de Satan qui auréolait son ravissant visage et tu te hérissais et crachais de fureur... Le Mal... Toi, tu le voyais, petit chat !...

Et l'Indien aussi, l'a vu. Piksarett ! « Une femme pleine de démons », disait-il. Et il a pris la fuite en me criant : « Fais tes prières. »

Retrouverait-elle Piksarett en Canada ? L'abandonnerait-il aux démons ?

Elle caressa le chat. Son tendre pelage était rassurant. Il avait de longs poils soyeux. En chat adulte, bien nourri, qui, enfin, n'a d'autres soucis que de se parfaire, il passait la plus grande partie de ses journées à se laver très activement. Pour le moment, il était calme, confiant en l'avenir. Il se roula en boule, s'installant près de la lampe pour un repos qu'il paraissait envisager long et sans rêves.

C'était en le retrouvant ensanglanté, dans la nuit du village, à Gouldsboro, les pattes brûlées, torturé par un invisible démon, qu'elle avait appris que le Mal rôdait... Le Mal qui s'attaque à l'Innocence.

Dans un boudoir de Versailles, jadis, la nuit encore, elle avait vu à la lueur des chandelles, un nouveau-né qu'on égorgeait avec une longue aiguille.

« Ne regardez pas au panier », disait aux gardes du Palais, la voix rauque de l'horrible sorcière, remportant, à l'aube, le petit cadavre immolé.

La même terreur nauséeuse lui revenait à l'évocation de ces souvenirs.

Angélique s'assit devant la tablette du secrétaire.

Le chat, les pattes repliées en manchon, les yeux à demi clos, n'en surveillait pas moins avec intérêt des préparatifs inusités :

Feuillets de vélin grège, un encrier, une plume d'oie soigneusement coupée, le grattoir, le canif, les bâtons de cire, la coupe d'écaille, sertie d'or, où reposait un sable fin. Ce dernier objet paraissait l'intriguer. De temps à autre, il avançait très doucement son petit nez curieux, reniflait, puis reprenait sa pose à la fois somnolente et vigilante.

Un élan impulsif amenait Angélique devant cet écritoire où elle s'asseyait rarement, la poussait à ouvrir la cassette renfermant ce qu'il fallait pour rédiger.

D'avoir vu Villedavray décidé à envoyer un suprême courrier vers l'Europe lui avait donné une idée.

Au-dehors, une corne de brume appelait dans un silence ouaté. Le brouillard retarderait le départ du Maribelle.

Quelque part, dans les entrailles du Gouldsboro, Villedavray griffonnait avec ardeur, ne négligeant pas ses chances de lancer une fois encore pardessus les mers des lignes bien appâtées destinées à lui ramener mille biens convoités : un page maure, un bibelot, une liqueur rarissime. Les amies et amis, là-bas en Europe, n'avaient qu'à se démener un peu pour lui. Qu'avaient-ils d'autre à faire ?

Angélique hésita, puis s'assit. Elle prit la plume. « Avec tout ce que je sais, j'en ferai taire de ces langues de vipère, de ces fielleux courtisans, de ces jaloux dévots toujours prêts à détruire. »

« Desgrez, mon ami Desgrez,

Je vous écris d'un pays lointain. Vous savez lequel. Vous devez le savoir ou vous vous en doutez. Vous avez toujours tout su de moi...

Cela remontait à très loin. Depuis le temps où il l'accompagnait aux étuves de maître Georges, rue Saint-Nicolas, depuis celui où il la pourchassait avec le chien Sorbonne, à travers les rues.

« Tiens, je te le rends ton flingue... »

Dans la nuit acre de Paris, un poignard tombait à ses pieds. Son poignard... Le policier s'en allait, se fondant dans l'ombre. Desgrez sur ses traces. Partout surgissant, disparaissant.

À La Rochelle, il l'avait laissée s'enfuir.

« Desgrez, mon ami Desgrez,

Voici ce que j'ai à vous dire :

Il y a six ou sept années, vous aviez voulu connaître de moi certains secrets sur de grands personnages que vous soupçonniez de crimes. Je viens vous les livrer aujourd'hui. »