– Suis-je donc si belle ? Quelle est donc cette légende ?

– Elle va au-delà de vous, murmura-t-il. Et même si vous ne faites rien pour l'accréditer, il faut répondre à leur attente.

Angélique sourit. Elle sourit aux paroles qu'il prononçait. Elle sourit à son image que renvoyait le miroir.

– Avec tant de munificence, ce n'est guère difficile.

Il l'avait aidée à revêtir et à essayer des robes. Elles étaient toutes magnifiques.

Elle portait alors la robe pourpre, aux reflets profonds. Les plis du velours étoffaient sa silhouette, et ce qui caractérisait cette robe un peu lourde mais somptueuse c'était une allure majestueuse.

Joffrey passa derrière elle.

Sur la naissance de ses seins, sur ses épaules, il posa une parure de diamants. Chacun était surmonté d'un petit rubis. C'était comme un plastron, d'une valeur inestimable.

Très droit, très sombre près de sa blancheur et de sa blondeur, il l'examinait d'un œil critique dans le miroir, et elle revit le jour ancien où, à son cou frêle de dix-sept ans, il avait noué son premier présent. Elle frémissait sous la caresse de ses mains impérieuses. Il était resté le même, le Troubadour du Languedoc, la même flamme ardente brillait dans son regard.

« Sommes-nous revenus, après tant d'années, à notre point de départ ? » se dit-elle.

Vivre avec Joffrey de Peyrac était une aventure qu'on ne pouvait connaître que par lui.

Grâce à Joffrey de Peyrac s'effaçait la réalité, le fleuve livide, l'angoisse, l'amertume des présages.

Des objets merveilleux, des vêtements de toutes les capitales, des cadeaux variés et sans prix, il y en avait sur tous les meubles, à travers la pièce et dans les cales encore. En plus de ce que le Gouldsboro avait rapporté d'Europe après l'hiver il y avait encore ce que Joffrey avait trafiqué avec Vaneireick sur la plage de Tidmagouche.

C'est à lui qu'on pensait en fredonnant la chanson de France :

J'ai trois vaisseaux dessus la mer jolie...


L'un chargé d'or, l'autre de pierreries...


Le troisième c'est pour promener ma mie...

Tous ces cadeaux ! Pour le gouverneur, les dames, les nonnes, les orphelins, les pauvres et les riches, les vertueux et les pécheurs.

Elle n'avait pas pris garde à tout ce déballage. Elle était encore sous le coup du drame proche et ne pouvait concentrer sa pensée sur des distractions futiles. Lui, si. Et le sang n'était pas séché sur la grève de Tidmagouche qu'elle l'avait vu avec Vaneireick penché sur des coffres, examinant des bibelots, des tableaux...

Tous ces cadeaux ! On se demandait comment il pouvait conserver sans faillir son goût pour les beaux objets et comment il trouvait le temps à travers tous les hasards de continuer cette chasse raffinée, délicate, faite pour embellir la vie, la rendre plus légère. Elle, parfois, n'imaginait plus l'existence qu'avec un goût de terre, de labeur, de larmes et de désastres. Mais lui, soudain, ouvrait sa main où dormait un bijou fulgurant ou bien il décidait de réjouir les foules, mettait les tonneaux en perce ou bien il faisait distribuer aux pauvres immigrantes, à chacune, un miroir, afin de leur rendre courage.

Sa faculté d'admiration et de plaisir ne s'était laissé émousser par aucune des épreuves dont il avait été accablé, au contraire ; on avait l'impression qu'il attachait une plus grande valeur, et comme une sorte de respect et de tendresse, aux biens de ce monde, et qu'il ne se lasserait jamais de contempler l'œuvre d'un artisan où celui-ci aurait mis, sans compter, tout son talent.

La même lueur admirative et heureuse se lisait dans son regard sombre tandis qu'il savourait le reflet de cette belle silhouette dans la robe pourpre qui en faisait une reine digne du Louvre.

Il mesurait le pouvoir qui émanait d'une apparition si parfaite.

À Québec, en ce moment, une foule de gens « tiraient des plans », dressaient leurs batteries, mais parlaient plus de défendre leur ville que leurs cœurs.

Ils ignoraient ce qui allait leur arriver. Il se prit à sourire.

– Vous avez l'air d'un chat qui se pourlèche, dit-elle.

– Il y a de ça. Je pense à nos ennemis et à ce qui va leur arriver.

– Vous avez l'intention d'être très méchant ?

– À peine. Vous allez seulement vous avancer au-devant d'eux.

– Joffrey ?

– Oui, mon beau chef de guerre.

– Suis-je assez forte pour réussir ce que vous attendez de moi et vous aider à triompher ?

– Vous l'étiez jadis. Une ville, qu'est-ce pour vous ? Vous avez su conquérir la Cour, le Roi.

– Vous auriez pu les avoir tous à vos pieds si vous l'aviez voulu...

– Ce n'est peut-être pas tout à fait la même chose aujourd'hui. Je suis différente. Moins... moins féroce, peut-être. L'Amour affaiblit. Ce qui m'effraye le plus c'est de me trouver en face du père d'Orgeval.

– Je serai là, dit-il avec douceur.

Et son appréhension se dissipa. Il serait là. Il serait son rempart. Un homme plein d'esprit et de vigueur, qui l'aimait, elle, sa femme, plus que tout au monde.

Elle inclina la tête et posa sa joue, d'un mouvement caressant, contre la main qui tenait son épaule. Il se pencha et l'embrassa longuement sur la nuque.

– ... Je veux qu'ils s'inclinent, murmura-t-il. Ils vous aimeront tous. Je verrai la ville à vos pieds. Et lui aussi. Je veux le voir vaincu, votre ennemi qui, emporté par un fanatisme coupable, a osé s'attaquer à vous, et vous calomnier, et vous susciter de dangereux ennemis. Un jour, il connaîtra le pouvoir de l'Amour.

« Un jour, lui aussi il vous aimera. Et ce sera sa punition.

Chapitre 12

Et ce soir l'on jetait l'ancre presqu'à l'ultime pointe de l'île d'Orléans.

Deux hommes montèrent à bord et l'on reconnut Maupertuis et son fils métis Pierre-André.

La fidélité de ces braves gens qui avaient dû pâtir de leur engagement avec eux, était réconfortante. La dernière fois qu'Angélique les avait vus c'était au village anglais de Brunschwick-Falls, un peu avant l'assaut des Canadiens français. Leurs compatriotes les avaient ramenés plus ou moins de force au pays. Bien sûr, ils avaient eu des ennuis. Mais cela avait fini par s'arranger. On s'arrangerait toujours entre cousins du Canada.

Cependant, depuis l'annonce de l'arrivée de Peyrac, la ville était en effervescence et Maupertuis avait jugé plus prudent de venir les attendre dans l'île d'Orléans où il avait de la famille. Les gens de l'île d'Orléans, ce n'était pas des Québécois. C'était des gens à part, tous un peu sorciers, disait-on, surtout que la plupart étaient les survivants des massacres iroquois d'il y a quinze ans, ce qui les rendait taciturnes, et les autres des « indépendants » qui, pour des raisons diverses, préféraient planter leur chaumière sur une île, que d'être en liaison trop directe avec les autorités de la capitale. On n'aurait jamais dit que l'île était habitée. Elle était indistincte dans la nuit opaque, mais on la devinait massive et son échine rugueuse se confondait avec le ciel nocturne, pourtant débarrassé de nuages cette nuit-là. Mais c'était un ciel sans lune, tendu comme un velours noir.

Joffrey de Peyrac demanda des détails sur la ville.

– On préparait la fête, dit Maupertuis, pour les recevoir avec grand honneur. M. de Frontenac y tenait essentiellement, et la plupart des représentants du Grand Conseil pensaient qu'on avait avantage à se montrer courtois envers ce puissant visiteur. Mais l'évêque était réticent. Les Jésuites ? On ne savait pas... M. de Castel-Morgeat prêchait la résistance. Jusque-là, on ne l'avait pas trop écouté, mais depuis que les canots de la chasse-galerie avaient été aperçus dans le firmament, les partisans du gouverneur militaire étaient plus nombreux.

Il y a grand rassemblement de sauvages sur le plateau, en arrière de la ville, raconta encore Maupertuis, et qui s'inquiètent de ces manifestations terrifiantes dans le ciel. Si Castel-Morgeat, qui a grande influence sur eux, les prend en main, ça peut tourner mal pour vous.

– Et Piksarett ? Où est-il ? interrogea Angélique.

– On ne sait. Peut-être parmi eux. Mais un sauvage est versatile. Il ne faut pas trop compter sur lui, Madame.

Angélique secoua la tête.

– Non ! Piksarett ne me trahira pas...

M. d'Arreboust qui assistait à l'entretien la regarda avec curiosité.

– Ainsi c'est donc vrai. Après Outtaké l'Iroquois, vous avez apprivoisé son ennemi juré l'Abénakis Piksarett. C'est incroyable... En quelques mois à peine. Comment avez-vous fait pour vous attacher des êtres aussi... inaccessibles, fuyants ? Vous n'avez eu qu'à paraître, semble-t-il. C'est cela qui est suspect. À Québec, les paris sont ouverts.

« L'on n'ignore pas que c'est vous qui avez fait échouer la campagne d'été dans le Sud contre les établissements anglais, en entraînant le Grand-Baptisé, chef des Patsuikett, hors de son devoir.

« Qu'avez-vous pu lui raconter pour l'arracher à la guerre ? Ce n'est pas un individu facile, je le connais. Seul le père d'Orgeval l'a en main, lui et ses tribus, et cette fois, pourtant, il lui a échappé. Comment vous y êtes-vous prise ! Vous l'avez envoûté ?

– Mais non ! Nous sommes amis, c'est tout.

– Amis ? Ce n'est pas si simple. Vous n'avez qu'à paraître ? C'est tout ?... Et toi, Maupertuis, tu dis que les sauvages se sont rassemblés dans les hauts de la ville ? Les Hurons et les Abénakis se haïssent, et il ne manquerait plus qu'à cause de votre venue à Québec, ou plutôt à cause des différends qu'elle suscite, nos Indiens baptisés s'entretuent. Cela ferait un beau remue-ménage.

Villedavray prit Angélique en aparté :

– Montrez-le-moi, lui chuchota-t-il.

– Quoi donc ?

– Le collier de wampoum d'Outtaké qu'il vous a remis en signe d'alliance. Il paraît que c'est l'un des plus beaux que l'on ait pu se transmettre entre nations. Il vaut dix victoires à lui seul. Une merveille !

– Je vous le montrerai un jour, mais soyez sûr d'une chose, je ne vous le donnerai jamais... Je sens que je ne dois pas m'en séparer. J'ai pâti de l'avoir laissé derrière moi à mon dernier voyage. Peut-être est-ce pour cela que nous avons eu tant de malheurs à Port-Royal et ailleurs.

– C'était Abigaël qui le lui avait renvoyé sur la côte Est avec ses bagages.

Le marquis de Villedavray faisait une moue chagrine. Il était insatiable quand il s'agissait de collectionner des objets rares et précieux. Il se vengea comme il put.

– Ma chère, vous avez beau dire... pour que vous ayez en main un tel objet... il faut quand même que vous soyez... un peu sorcière !...

Un nom prononcé par Maupertuis frappa les oreilles d'Angélique et elle revint vivement vers le groupe.

– Ne venez-vous pas de parler de Nicolas Perrot ?

– Oui, je l'ai vu, pas plus tard qu'il y a deux jours.

– Oh ! Quel bonheur ! J'ai eu si peur pour lui. Depuis qu'elle avait entendu dire qu'on avait cru reconnaître le brave Canadien parmi les occupants des canots de la chasse-galerie, traversant en flammes le ciel, de Québec, elle était tourmentée d'un pressentiment de malheur à son sujet. Elle se rendait compte qu'elle s'était laissé influencer par ces récits de vision.

Joffrey de Peyrac la regarda avec un sourire en coin.

– Quelle sacrée petite Poitevine superstitieuse vous faites ! s'exclama-t-il lorsqu'ils se trouvèrent seuls.

– Je reconnais que je me suis tracassée stupidement et en vain. Ici on finit par être effrayée par tout ce qu'on raconte. Ces hommes, ces femmes sont tellement au bout du monde et parfois dans une solitude si terrifiante qu'il est normal qu'ils recherchent l'intervention des esprits supérieurs. Cela me rappelle les contes de ma nourrice, qui nous faisaient grelotter de terreur la nuit, mes sœurs et moi... Et pourtant parfois quelque chose nous entraîne à penser que le monde est plus vaste et plus mystérieux que ce que nos yeux peuvent en voir.

– Je ne nie pas tout non plus, dit Peyrac. Et, en particulier, le Nouveau Monde est riche de phénomènes inexpliqués que la science déchiffrera un jour. Je veux dire qu'il ne faut pas en être effrayé. Moi-même, j'ai vu...

Il s'interrompit, hocha la tête.

– C'était au large de la Floride des lumières... Mes hommes étaient terrifiés. Aucune explication logique à ce que nous avons aperçu ce jour-là... Il faut s'incliner. Nous devons subir le monde qui nous a été donné sans nous impatienter par trop de ses mystères, si notre faiblesse n'est pas prête à les affronter.