– Eh ! bien, LA voyez-vous, reprit le marquis , frémissant, la voyez-vous, ELLE, l'unique ? Une femme parée de toutes les grâces de la nature, de tous les charmes d'une féminité sans défaut, elle dont le seul regard éblouit, dont un seul mot, tombé de ses lèvres merveilleuses vous laisse à jamais ravi, elle dont la douceur vous séduit et la violence vous bouleverse, dont on ne sait si elle fait appel à votre force pour protéger sa faiblesse charmante, ou n'éveille votre faiblesse afin de mieux découvrir sa force cachée et invincible, vous donnant le désir de se blottir contre ce sein chaleureux comme on se blottirait contre le sein d'une mère, une femme dont on ne sait si elle séduit par les qualités les plus candides ou au contraire par les plus redoutables de son sexe, mais près de laquelle, à coup sûr, il est impossible à un être mâle, et même à n'importe quel être, de demeurer indifférent ? Propriété, charme irrésistible qui est à mon sens la qualité primordiale et la plus subtile d'une femme, de la FEMME dans son essence même...

Il dut reprendre souffle.

À ce moment Angélique, comtesse de Peyrac, escortée de son époux et des officiers des navires de la flotte du comte, commandants, seconds, quartiers-maîtres, tous superbement chamarrés, commençait de descendre l'escalier de bois verni qui menait au premier pont. Même à cette distance, l'éclat de ce visage féminin unique attirait l'attention et l'on ne savait si la lumière qui en rayonnait venait du reflet du soleil couchant, avivant sa chaude carnation, ou du sourire plein de grâce et de gaieté qui entrouvrait ses lèvres tandis qu'elle écoutait les propos échangés autour d'elle par ceux qui l'accompagnaient, propos que les deux hommes éloignés ne pouvaient entendre mais qui paraissaient fort animés et badins.

Un grand chapeau de feutre blanc, à la cavalière, la coiffait et lui faisait comme une auréole claire. Son manteau de satin blanc doublé de fourrure blanche s'entrouvrait sur un corsage garni d'un col de dentelle de Malines à trois revers, sur les moirures d'une robe, en faille rose, relevée par devant, selon la mode, sur les plis d'une jupe de velours grenat que soutachaient dans le bas deux rangées de galons d'argent.

L'une de ses mains retenait les plis de la jupe, afin qu'elle pût aborder les degrés sans encombre, son autre main était cachée dans un manchon de fourrure blanche, retenu à son cou par une cordelière d'argent.

Les mouvements d'Angélique de Peyrac avaient tant de grâce et d'aisance que Villedavray murmura :

– N'est-elle pas digne de descendre le grand escalier de Versailles aux côtés du Roi lui-même ?...

– On dit qu'elle l'a fait... murmura Carlon.

– Hein ? Descendre le grand escalier de Versailles ? Aux côtés du Roi ?

L'intendant ne répondit pas et se contenta de renifler d'un air entendu. Villedavray le crocheta de nouveau.

– Vous ! Vous savez des choses sur elle ? Dites-les-moi ! Bon, vous voulez vous taire, mais je vous les ferai bien avouer un jour...

Se détachant en sombre sur la clarté du ciel.

La silhouette furtive d'un petit animal apparut le long de la balustrade et, en quelques bonds souples, rejoignit la compagnie, atterrit sur le pont devant Angélique et, après l'avoir observée avec attention, commença à la précéder solennellement, la queue dressée en panache.

– Le chat ! jubila Villedavray. Constatez que les bêtes elles-mêmes font escorte à la comtesse de Peyrac et aiment se mettre sous son joug. Ah ! Si vous l'aviez vue à Gouldsboro avec l'ours !

– Quel ours ? sursauta Carlon.

Une bête énorme et velue, terriblement féroce, et elle, agenouillée devant, le caressant, lui parlant avec douceur.

– Mais c'est très inquiétant cela ! Vous ne m'aviez pas raconté que Mme de Peyrac avait de tels pouvoirs.

– C'était un spectacle inoubliable.

– Cela pourrait relever de la magie.

– Mais non ! Seulement de son charme personnel... Vous ne voyez donc pas comme tout cela est exaltant ?

– Oui et non. Je pense que nous sommes entre les mains d'un homme, qui a fait partie de la Flibuste, que nous pouvons nous considérer à juste titre comme ses prisonniers. Il n'y a pas de quoi pavoiser.

– Mais non ! Quelle habitude avez-vous de toujours voir les choses en noir ! Nous sommes seulement les hôtes de M. de Peyrac, gentilhomme d'aventures, d'origine gasconne et, de surcroît, l'homme le plus riche d'Amérique du Nord. Nous ayant aidé en Acadie dans notre tournée d'inspection, il a la bonté de nous ramener sur son navire jusqu'à Québec où il se rend lui-même afin de présenter ses hommages au gouverneur de la Nouvelle France, M. de Frontenac.

– Et vous ? Quelle habitude avez-vous de toujours peindre la vie en rose ? ironisa Carlon.

– Je suis un homme heureux. C'est comme ça. Je vois des événements ce qui est agréable, et quoi de plus agréable pour un homme de ma sensibilité que de me trouver sur ce navire, en agréable compagnie, même la vôtre – mais oui ! mais oui ! ne protestez pas – et pouvant m'entretenir avec la plus délicieuse femme de la terre ? Je ramène un navire dont M. de Peyrac m'a fait don en remplacement de mon Asmodée coulée par des bandits. Regardez-le là-bas à l'ancre comme il est joli ! Je ne sais pas encore comment je vais l'appeler... Je rapporte des marchandises : pas mal de fourrures, des fiasques de rhum de la Jamaïque en grand nombre... un poêle de faïence... chut... une merveille. M. de Peyrac l'a fait venir pour moi de France. Regardez.

– Regardez... Regardez... Vous n'avez que ce mot à la bouche, vous m'épuisez à la fin... Eh bien, je regarde, et ce que je vois, c'est une situation de plus en plus ambiguë et compliquée, et la perspective, je vous l'ai dit, d'ennuis sans nombre, et dans la mesure précisément où M. et Mme de Peyrac sont des êtres hors du commun, et personnifiant, puisque vous l'affirmez, l'Amour et ses plaisirs, eh bien ! nous pouvons nous attendre à un beau charivari à Québec. Y a-t-il de quoi se réjouir ? Pour commencer, on échangera des coups de canon, j'en mets ma main au feu, er ensuite, si nous arrivons à nous sortir de là, ce sera pour nous, qui nous sommes, par la force des choses, entendus avec eux, le blâme, la disgrâce, et pourquoi pas pendant que nous y sommes, l'excommunication. Vous savez que l'évêque, Mgr Laval, et les Jésuites ne plaisantent pas avec les questions de sorcellerie et de libertinage et je les vois mal accueillant cette compagnie avec le sourire.

– Comme vous y allez, mon bon ! Vous exagérez ! Certes, il y aura du mouvement et pas mal de cris, de pleurs et de grincements de dents. Mais moi j'adore ça, j'avoue...

– Oh ! Bien sûr ! On vous connaît. Là, je serai d'accord avec Mme de Peyrac lorsqu'elle affirme que rien ne vous réjouit plus que de mettre toute une ville à l'envers.

– Elle a dit cela ? Comme c'est juste ! Elle est charmante, n'est-ce pas ?

– De toute façon, inutile de discuter avec vous, puisque vous êtes amoureux.

– Mais non, je ne suis pas amoureux... ou à peine... Décidément vous n'avez rien compris, rien... Vous êtes décourageant... Je ne vous parlerai plus.

Le marquis de Villedavray se détourna, boudeur.

Angélique de Peyrac et son escorte parvenant jusqu'à eux les trouvèrent aussi sombres l'un que l'autre.

Après une nouvelle journée de navigation, la flotte avait de nouveau jeté l'ancre dans une baie déserte de la côte nord du Saint-Laurent. Comme à l'accoutumée, les capitaines des autres navires s'étaient rendus sur le Gouldsboro pour une collation au cours de laquelle on parlerait des événements du jour, on prévoirait l'étape du lendemain.

– D'ici peu nous serons à Tadoussac.

– Le premier poste français !

– Espérons qu'on ne nous y fera pas trop mauvais accueil !

– Pourquoi donc ? Ce n'est qu'une petite bourgade isolée, sans grande défense. Or, nous sommes en force. Et, de plus, nous avons des intentions pacifiques.

*****

La flotte, en effet, avait belle tenue. Mouillée à l'ombre d'un cap qui l'abritait de toute surprise, elle se composait de trois navires de 200 à 350 tonneaux, ce qui ne représentait pas des bâtiments de grande envergure, mais totalisait cependant une soixantaine de canons. Deux petits yachts de fabrication hollandaise, fort maniables et vifs, jouaient, à ses flancs, le rôle de chiens de garde et d'éclaireurs. Ils étaient conçus de telle sorte qu'ils pouvaient supporter chacun deux canons dans l'entre-cale, et à l'arrière et à l'avant sur le pont deux couleuvrines capables de causer pas mal de dégâts lorsqu'on les pointait judicieusement.

L'un des yachts se nommait Le Rochelais et l'autre Le Mont-Désert. Cantor, le fils cadet d'Angélique et de Joffrey de Peyrac, assurait le commandement du Rochelais car il était déjà, malgré ses seize ans, un jeune officier rompu aux choses de la mer. Il avait fait ses classes en Méditerranée où il avait navigué avec son père depuis l'âge de dix ans et dans la mer des Caraïbes.

Vanneau, l'ancien maître du corsaire Barbe d'Or, dirigeait Le Mont-Désert. Le comte de Peyrac l'avait choisi de préférence à certains de ses compagnons plus anciens, du fait de son bon renom, n'ayant encouru en France aucune condamnation, et qu'il était catholique.

Cette question de religion les avait obligés à un tri sévère dans la composition de l'équipage et la nomination des officiers-majors. Il était exclu d'amener en Nouvelle-France des Français de religion Réformée. Ils risquaient l'arrestation immédiate, sinon la corde, étant considérés comme traîtres. Il était également délicat d'introduire des étrangers. Mais le comte de Peyrac se présentant à titre personnel et indépendant, sous sa propre bannière, son équipage, quelle qu'en fût la composition, bénéficierait de l'accueil qui lui serait fait.

Malgré tout, dans ce domaine aussi, il avait fallu trier. Le commandement du Gouldsboro était resté au Norvégien Erickson, homme taciturne, prudent, et qui savait ne pas attirer l'attention. Joffrey de Peyrac conservait auprès de lui les quatre Espagnols de sa garde particulière, des hommes depuis longtemps rompus à assurer sa protection personnelle et qui, démunis de cette fonction, ne sauraient que devenir.

Eux aussi ne risquaient pas d'attirer de palabres. Ils vivaient entre eux et ne se mêleraient pas plus aux populations françaises qu'ils ne s'étaient jamais mêlés aux matelots ou colons de Peyrac.

Les capitaines des deux autres vaisseaux étaient le comte d'Urville et le chevalier de Barssempuy, gentilshommes français de bonne famille qui ne détonneraient pas parmi la noble société québécoise à condition qu'on n'allât pas trop chercher dans leur passé les raisons qui leur avaient fait quitter le royaume de France pour courir les mers.

Angélique, en se rapprochant, avait aussitôt remarqué la face chagrinée de Villedavray, celle, raidie et maussade, de l'intendant Carlon. Allons ! les deux compères s'étaient encore disputés... Elle avait vu de loin le marquis gesticuler, puis se détourner en tapant du pied.

Pauvre marquis qui tenait tant à ce que « la vie soit belle » !

Angélique n'était jamais indifférente aux tourments d'autrui.

Villedavray se sentit rasséréné de se voir objet d'intérêt pour ce regard aussi perspicace que magnifique. Il aimait qu'on s'occupât de lui, qu'on s'inquiétât de ses états d'âme. Angélique, en se dirigeant vers lui, le combla de joie.

– Que se passe-t-il, mon cher ami ? l'interrogea-t-elle. On dirait que quelque chose ne va pas ?

– Ah ! Certes, vous pouvez le dire, gémit Villedavray... Qu'il existe des êtres semblables à cet individu et que l'on soit contraint de les fréquenter, prouve bien, quoi qu'en disent les théologiens, que le purgatoire commence sur cette terre.

– C'est de M. Carlon que vous voulez parler ?

– De qui voulez-vous que ce soit ?

– Asseyez-vous donc près de moi et racontez-moi tout.

Il se laissa tomber à ses côtés sur un siège garni de coussins.

Angélique, tout en prêtant une oreille attentive à ses doléances, regardait autour d'elle.

Il faisait beau ce soir. Après deux jours de pluies torrentielles, on éprouvait plaisir à la purification de l'air.

Après la halte à Sainte-Croix-de-Mercy, le voyage avait repris, ou plutôt s'était poursuivi, sans qu'il transpirât le moindre bruit sur l'incident tragique que quelques-uns avaient vécu au cours de la nuit.

Par moments, Angélique se demandait si elle n'avait pas rêvé. Ce qui demeurait le plus tangible dans ce drame caché c'était un changement subtil dans leurs rapports entre elle et son mari. Il lui semblait qu'il posait désormais sur elle un regard nouveau, fait d'admiration et de curiosité, et qu'elle lui inspirait une confiance plus grande, une estime plus assurée.