– Sauf lui, je gage...

Du menton, Villedavray désignait le comte de Peyrac qui, en effet, ne paraissait pas avoir été ému par les allusions de Carlon.

Angélique secoua la tête.

– Lui !... Cela l'a toujours amusé d'affronter les tempêtes.

Joffrey continuait à s'entretenir avec M. de Wauvenart et le géomètre Fallières sur la venue des glaces et la situation du Saint-Laurent au cours de l'hiver. Il avait reposé sa tasse de café, et Kouassi-Ba, tenant d'une main dans une pince un charbon ardent, lui tendait de l'autre un bâtonnet de feuilles de tabac roulé. C'était sous cette forme que le comte aimait fumer. Il alluma le bâtonnet au charbon incandescent et laissa échapper quelques volutes bleues et odoriférantes avec un plaisir évident.

« Comme à Toulouse », songea Angélique.

Et cette vision la réconforta. Tout semblait vouloir renaître, revivre.

Elle passait ainsi de moments d'exaltation où tous les obstacles lui paraissaient futiles, à d'autres où une appréhension née de son passé et dont elle n'avait pu tout à fait se défaire l'oppressait. Alors elle regardait Joffrey.

Il semblait si calme, si sûr de lui-même qu'on finissait par partager sa confiance.

Le contempler lui donnait de la force, l'assurait que tout était bien, qu'il n'y avait rien à craindre.

Attirés par ce regard, les yeux sombres du comte se tournèrent vers elle et à travers l'écran flou de la fumée, elle capta l'éclair de tendresse qui les traversait. Il lui fit un signe léger. Il voulait lui faire comprendre qu'elle n'avait rien à redouter. Il l'assurait une fois de plus qu'il fallait continuer. Que pouvait-elle craindre aujourd'hui puisqu'elle était avec lui ? L'an dernier, à la même époque, tous deux s'enfonçaient dans les forêts du Nouveau Monde ; en butte à des dangers inconnus et terribles, ils avaient affronté ensemble l'hostilité des Canadiens, la vengeance des Iroquois, l'hiver meurtrier, la famine, et aujourd'hui ils se retrouvaient ainsi, en force, voguant sur des navires bien armés, confortables, bourrés de marchandises avec, pour assurer leurs arrières en Amérique du Nord, toutes sortes d'alliés et d'établissements fidèles à la politique du comte de Peyrac. Est-ce que cela ne tenait pas un peu du miracle ? Est-ce que cela ne relevait pas un peu de ses talents de magicien ? Avec lui, jamais les choses ne tournaient tout à fait comme on l'avait prévu, comme certains les prévoyaient pour eux. Il était resté un duelliste magnifique, avec des bottes secrètes, des parades inattendues.

Au cours de l'année, ils auraient dû périr cent fois.

On avait proclamé leur défaite, voire leur mort, on les avait crus vaincus à jamais.

Et voici qu'ils s'avançaient glorieusement vers Québec.

Chapitre 2

La conversation tourna court, interrompue par des rires et des appels d'enfants ainsi que le piétinement d'une course sur le pont du navire.

Angélique apercevait sa petite fille Honorine qui venait de surgir, suivie de son ami Chérubin. Tous deux poursuivaient le chat qui s'amusait avec une facétie toute humaine à leur échapper dès qu'ils s'approchaient, sautant d'un tas de cordage à la rambarde, puis de là sur le canot de secours, arrimé au milieu du pont où il se blottissait, quitte à en surgir comme un diable, juste à l'instant où les enfants, s'étant hissés non sans mal, croyaient pouvoir le saisir. Ils poussaient des cris de joie, s'essoufflaient, tourbillonnaient.

– Tu nous feras mourir, criait Honorine au chat.

Chérubin était un petit bonhomme tout rond, moins grand de taille que la pétulante demoiselle, bien qu'ils eussent tous deux le même âge : quatre ans.

Sa position un peu délicate de fils naturel du marquis de Villedavray ne lui faisait pour l'instant ni chaud ni froid. Il était avant tout le fils de Marcelline-la-Belle, la célèbre pionnière du fond de la Baie Française, dans le sud, une Acadienne haute en couleurs, bonne comme le pain et courageuse comme un régiment du Roi et qui n'avait pas sa pareille pour ouvrir les coquillages à la volée.

Elle n'avait laissé partir Chérubin, le dernier d'une nombreuse lignée aux pères épisodiques, que parce qu'Angélique le prenait sous son égide et que sa fille aînée Yolande, âgée de vingt ans, était du voyage. Que son père, le marquis, voulût le faire élever comme un prince, cela ne lui tournait pas la tête, à la Marcelline. Bon ! Il irait à Québec, le gamin pour l'hiver avec les gens du Gouldsboro et l'on verrait plus tard.

Précisément, la grande Yolande surgissait sur les pas des deux enfants, et aussi Adhémar le Soldat, et Niels Abbial, l'enfant suédois, orphelin, recueilli sur les quais de New York par le jésuite Louis Paul de Vernon. Tout ce petit monde, et le chat aussi s'en allait donc à Québec. Pour ces menus destins, groupés sous l'ombre protectrice d'Angélique et de Joffrey de Peyrac, ce voyage avait beaucoup de signification.

Yolande, pour la première fois de sa vie verrait l'animation d'une vraie ville avec une cathédrale, des églises, un château, elle qui n'avait connu que des postes de traites, des forts de bois, d'humbles chapelles de missionnaires aux confins de la mer et de la forêt sauvage.

Adhémar, lui, risquait de s'y faire pendre comme déserteur.

Quant à Chérubin, Villedavray supputait en le regardant, les réactions de la bonne ville de Québec à son sujet. Il n'était pas partisan de le présenter ouvertement. Il y avait bien assez de scandales dans l'air. Il comptait sur la ressemblance qu'il estimait remarquable entre lui et l'enfant, pour ouvrir, doucement, à la longue, les yeux de ses concitoyens. Pour l'instant il contemplait avec attendrissement son rejeton et faisait des projets. Un jour Chérubin serait page à la Cour du Roi. L'ennui, c'est que cela obligerait le marquis de retourner en France. Mais rien ne pressait.

En somme, pour beaucoup de personnes sur ce navire « la vie était belle »... et le voyage idyllique.

Apercevant Angélique, le chat vint à elle aussitôt. Elle sentait que la petite bête lui gardait un amour exclusif. Au début de l'été, à Gouldsboro, elle l'avait recueilli chaton, misérable et abandonné et ils avaient traversé ensemble d'étranges aventures.

Voyant le chat bondir vers Angélique, Honorine s'élança de même et entoura le cou de sa mère d'un bras jaloux.

Elle regarda d'un œil sombre le chat s'installer sur les genoux d'Angélique.

– C'est quand même vous qu'il préfère, dit-elle avec regret.

Depuis leurs retrouvailles, elle affectait de vouvoyer ses parents, soit pour marquer qu'elle avait pris ses distances avec les puérilités de l'enfance, soit pour signifier une légère rancune d'avoir été laissée seule quelque temps à Wapassou.

– Crois-tu vraiment ? Je pense qu'il s'amuse plus avec toi qu'avec moi, mais il se souvient que je l'ai soigné. C'est un chat reconnaissant, presque humain.

Elle lui raconta comment le petit chat avait été blessé. Ne lui dit pas par qui. C'est pourquoi elle l'avait laissé aux soins des enfants Berne. Elle se réjouissait qu'on eût pensé à le lui amener une fois guéri. Elle s'ennuyait de lui. Et puis un chat est toujours utile sur un navire, comme dans une maison.

Honorine l'écoutait en surveillant son rival qui la guettait aussi l'œil mi-clos. Elle frottait sa joue contre celle d'Angélique d'un mouvement câlin. Angélique l'embrassa avec tendresse. Elle regardait, blotti contre elle, ce petit visage têtu qu'encadraient les beaux cheveux couleur de cuivre, et les caressait avec fierté. Sa fille était belle. Il y avait dans son maintien quelque chose de princier. Elle aurait un cou long, fier, solide. Sa peau n'était pas rousselée ainsi qu'on l'aurait pu croire, mais finement dorée comme celle d'Angélique. Dans son visage à l'ovale rond, aux traits bien modelés, seuls les yeux petits et sombres eussent paru sans beauté si leur regard, à la fois impavide et profond, n'eût impressionné l'interlocuteur sur lequel il se posait avec une attention froide et perspicace. C'était un personnage.

« T'accueilleront-ils à Québec, toi aussi ? se demanda-t-elle. Pourtant tu es Française, née au cœur du Poitou, par les mains d'une sorcière des forêts plus que vraie, Mélusine ? »

Elle secoua la tête comme pour dissiper un souvenir incroyable. Pas si lointain encore après tout. Que d'événements depuis et quel changement !

– Est-ce que tu n'aimes pas ce gâteau ? lui demanda Honorine qui l'observait avec intérêt.

Angélique s'aperçut qu'elle avait pris machinalement un gâteau au sucre sur un plateau qu'on lui avait présenté, et qu'elle le tenait en main d'un air dubitatif après en avoir mordu une bouchée. Et sans doute poussée par l'habitude avait-elle continué tout en rêvant à paraître suivre les paroles échangées par ses voisins.

Le chat attendait sa part et Honorine aussi.

Tout était calme sur le navire. La nuit commençait d'étendre son aile brune. Les visages et les cravates de dentelle ressortaient en clair parmi les silhouettes imprécises. Le miroitement rouge des charbons dans les braseros devenait intense.

Un homme de la timonerie s'approcha comme une ombre qui se confondit avec celle de Peyrac quand il l'aborda.

On entendit seulement sa voix qui murmurait :

– Un navire nous suit.

Chapitre 3

On avait embarqué à la Baie des Chaleurs un pilote laurentin que des affaires familiales et des affaires tout court avaient amené sur la côte Est d'Acadie et qui désirait regagner le Canada en se faisant quelques écus. Il mettait au service des navires de passage sa connaissance du Saint-Laurent, de ses courants et des embûches d'une île à l'autre. Plusieurs Acadiens qui étaient à bord, s'étant portés garants de sa loyauté et de ses capacités, Joffrey de Peyrac avait baillé au pilote une somme assez rondelette, pour s'assurer au surplus de son dévouement indéfectible. Esprit Ganemont – tel était son nom – tenait désormais à ce que la flotte qu'on avait confiée à ses soins, parvînt à Québec sans encombre.

C'était lui qui venait d'avertir Peyrac, à mi-voix :

– Un navire nous suit.

Angélique, qui l'entendit, se dressa aussitôt, retenant Honorine et Chérubin contre elle dans un geste instinctif de protection. La voyant se lever, ses hôtes par politesse l'imitèrent mais ils n'avaient pas entendu et les regards se tournèrent vers Peyrac.

Celui-ci avait accueilli la nouvelle sans émoi.

Tout le monde étant debout, il se leva également, non sans porter encore son cigare à sa bouche.

Aussi bien la nuit était là, des matelots accrochaient des lanternes aux bastingages, un froid humide montait du fleuve. Le moment était venu de se séparer.

Il souffla lentement et avec un plaisir évident une dernière bouffée bleue. Puis déposa ce qui restait du bâtonnet de tabac incandescent dans une petite coupe d'argent où stagnait un peu d'eau.

– Que se passe-t-il ? interrogea Villedavray.

Alors le comte répéta :

– Un navire nous suit.

Machinalement, les têtes se tournèrent vers la nuit profonde en aval du fleuve.

– Vous voulez dire qu'un navire remonte le Saint-Laurent derrière nous ? s'écria d'Urville.

Puis haussant les épaules.

– ... À cette époque ?... c'est impossible. Ce serait une folie !...

– C'est peut-être un navire de guerre que le Roi envoie au secours de Québec, fit quelqu'un.

Peyrac sourit.

– Quel danger menace Québec ? Et qui aurait pu savoir là-bas, à temps, que j'avais l'intention de venir à Québec à l'automne ?

– Certaines pensées vont parfois plus vite que les navires et peuvent influencer les esprits à distance.

Le comte secoua la tête.

– Je ne fais pas entrer la sorcellerie dans une telle expectative. Le roi de France n'est pas de ceux qui dirigent leur royaume à coups de formules magiques, ni même qui se laisserait influencer dans ce sens.

– De toute façon, comme vous me l'avez fait remarquer tout à l'heure, il me semble que le Roi s'arrangerait plutôt pour que ce navire arrivât à Québec avant les glaces et... avant nous.

– Vous ne croyez pas à la sorcellerie, M. de Peyrac ?

– Je n'ai pas dit cela.

Peyrac penchait la tête pour essayer de discerner qui parlait. C'était peut-être Fallières ou l'un des seigneurs acadiens, Wauvenart ou Saint-Aubin. Erickson s'était approché :

– Avez-vous des instructions à me communiquer. Monseigneur, en ce qui concerne le bâtiment signalé ?

– Pour l'instant, non. Nous sommes à l'ancre et nous n'avons rien de mieux à faire qu'à y demeurer jusqu'à l'aube... Comme sans doute ce navire inconnu, lesquels, pas plus que nous, ne peut poursuivre sa route dans l'obscurité.