Angélique avait observé les lieux avec une attention aiguë. Son regard revint vers lui.
– Et vous-même, Joffrey ?... N'êtes-vous pas un tireur entraîné ?
– À une telle distance, je suis persuadé que vos yeux valent mieux que les miens...
– S'il en est ainsi...
Elle hésitait. Ce qu'il lui demandait là était extrêmement difficile. Le soleil emplissait la gorge. D'autre part, elle était heureuse de la confiance que le comte lui témoignait par ce geste et de pouvoir passer à l'action. Ses fils et les hommes qui se trouvaient postés là la regardaient perplexes, étonnés par la démarche du comte, et elle n'était pas mécontente de leur prouver que des guerres et des coups de feu elle en avait connus autant, sinon plus qu'eux, tous pirates qu'ils étaient.
Et comme Joffrey répétait :
– Pouvez-vous tenter cette gageure, madame ?
Elle répondit.
– J'essaierai... Quelle arme me donnez-vous ?
Un des hommes tendit le mousquet qu'il venait de charger, mais elle le refusa.
– Je veux une arme que j'aurai bourrée moi-même.
On lui remit le propre fusil de M. de Peyrac que le Breton Yann Le Couénnec portait et entretenait. C'était une arme à silex et qui pouvait tirer deux coups sans être rechargée. La crosse incrustée de nacre était de bois de noyer, c'est-à-dire légère et robuste à la fois, et elle l'essaya avec satisfaction contre son épaule. Elle examina la poudre, les balles et les amorces qu'on lui présentait, nettoya le double canon, bourra une fois, fit glisser les balles, bourra encore. Des regards curieux suivaient chacun de ses gestes. Quand l'amorce fut posée, elle s'accota contre les rebords de pierre. Une légère excitation qu'elle connaissait bien commençait de l'envahir. L'odeur de la guerre !
Là-bas, dans la lumière, elle voyait la pointe de l'île, la crête étincelante des cailloux qui entamaient la seconde partie du gué.
Son cœur battait plus vite. Cela, c'était avant. Quand le moment serait venu, au contraire, elle serait d'un calme étrange. Elle se redressa.
– Il faudrait tenir prêtes deux armes chargées pour me les passer si jamais les premiers ne suffisent pas à les arrêter.
Puis elle attendit.
Moins d'une heure plus tard, le cri de l'engoulevent résonna dans la forêt. Cri si familier, avec celui des tourterelles, qu'on n'y prêtait plus garde. Mais Nicolas Perrot parut trouver à cet appel un sens particulier car il s'inclina légèrement vers Angélique et chuchota dans un souffle :
– C'est le signal de Marok.
Sur la grève un Indien surgit le premier, un Huron, puis un coureur de bois qu'Angélique avait aperçu la veille, dans le ravin. Puis un officier, suivi de plusieurs Indiens et d'un Français, un très jeune homme celui-là, juste un enfant aux boucles blondes, vêtu de la redingote bleue des officiers du roi sous son harnachement d'armes diverses, hache, coutelas et corne à poudre. Sa cravate de dentelles était assez fripée et nouée à la diable, son chapeau, fort cabossé, était orné de couteaux d'aigles blancs et noirs qui n'avaient rien à voir avec le tour de plumes réglementaires, mais les broderies de ses revers de manches et de ses boutonnières rappelaient quand même celles d'un uniforme. Il était chaussé de jambières de cuir et de mocassins. On le vit se jeter fort joyeusement dans l'eau au bord de la plage, s'asperger le visage et s'ébrouer dans une gerbe d'écume. L'officier, qui était ce colosse dont Angélique avait la veille troué le chapeau le rappela à l'ordre :
– Du calme, Maudreuil ! Vous faites autant de raffut qu'un orignal en train de charger.
– Hé ! répliqua l'autre gaiement, nous ne sommes plus qu'à une demi-lieue de Katarunk. Craignez-vous encore une mauvaise rencontre avec des esprits diaboliques comme hier soir ?...
Les voix portaient, claires et distinctes, répercutées par l'écho de la vallée.
– Je ne sais pas ce que je crains, répliqua le lieutenant, mais cet endroit ne me dit rien qui vaille.
– J'ai toujours pensé que c'était un vrai coupe-gorge...
Il leva la tête vers les falaises et ses yeux paraissaient vouloir percer le secret des feuillages que le vent remuait doucement.
– Flairez-vous l'Iroquois ? demanda le jeune militaire en riant, vous avez pour eux un odorat d'une finesse particulière.
– Non ! Mais je flaire autre chose, je ne sais pas quoi. Pressons-nous. Plus vite nous serons de l'autre côté, mieux cela vaudra. Allons-y... Je passe le premier. L'Aubignière, dit-il au coureur de bois, restez à l'arrière-garde, voulez-vous ?
Il s'engagea à travers le gué, franchissant les cailloux en grandes enjambées souples. Là-haut, sous les arbres qui les dissimulaient, Nicolas Perrot posa le bout des doigts sur l'épaule d'Angélique...
– Par grâce, ne les tuez pas, chuchota-t-il. Celui-là, le géant, c'est le lieutenant de Pont-Briand, mon meilleur ami. L'autre, c'est Trois-Doigts de Trois-Rivières et le plus jeune, c'est le petit baron de Maudreuil, le plus merveilleux enfant du Canada.
D'un battement des paupières, Angélique fit signe qu'elle l'avait compris. Soit, elle ménagerait de si précieux ennemis, mais toutes ces présentations n'étaient pas faites pour simplifier sa tâche.
Le colosse que Nicolas avait désigné comme le lieutenant de Pont-Briand venait d'aborder l'île. Là, encore, il se tenait immobile, les poings sur les hanches, le visage levé, examinant les alentours avec une suspicion de chien. Et, en effet, il paraissait flairer. Il ne portait pas de chapeau. Ses cheveux châtain foncé s'ébouriffaient autour de sa tête et de ses épaules. À contre-jour, le soleil lui dessinait une petite auréole rougeâtre. Il ne parut relever rien de suspect et, haussant les épaules, commença à traverser l'île, suivi des Hurons qui avaient déjà franchi le gué.
Angélique rassembla toute son attention, assura l'arme contre son épaule. Du bout de son canon, elle commença de suivre la silhouette de Pont-Briand s'éloignant le long de la plage. Plus proche, le coureur de bois, L'Aubignière, dit Trois-Doigts, demeuré sur la grève, pressait les sauvages qui continuaient de sortir de la forêt.
Pont-Briand venait d'atteindre l'extrémité de la petite île. Il s'arrêta, considérant sa troupe engagée dans le passage de la rivière. Sans le savoir, il faisait le jeu de ceux qui le guettaient du haut de la falaise. Bientôt tout son contingent serait rassemblé dans le défilé, et c'est ce qu'avait désiré Joffrey de Peyrac.
Enfin le lieutenant se dirigea vers la seconde partie du gué. C'était l'instant.
Angélique ne fut plus qu'un regard, occupé d'un seul point : la pierre plate du gué sur lequel le pied de l'homme allait se poser.
Son doigt pressa la gâchette. La pointe de la pierre là-bas vola en éclats, tandis que la gorge s'emplissait du bruit soudain et grondant de la détonation. L'officier français avait fait un bond en arrière.
– À terre ! cria-t-il, tandis qu'Indiens et Français rassemblés dans l'île se jetaient à plat ventre et rampaient à l'abri de quelques maigres buissons.
Mais le lieutenant, au lieu de les imiter, bondit de nouveau en avant vers le gué. Angélique tira. Il était déjà à mi-chemin du gué. Une pierre éclata encore à ses pieds. On le vit perdre l'équilibre et tomber à l'eau. Angélique pensa que c'était le deuxième bain qu'il lui devait en deux jours, quand il la poursuivait dans le ravin, car hier soir il était aussi tombé dans la rivière. Elle était certaine de ne pas l'avoir atteint.
– L'autre arme, fit-elle brièvement.
La tête du lieutenant reparut. Il se débattait dans le courant et s'éloignait encore. Angélique épaula de nouveau, visa, tira. La balle ricocha à la surface de l'eau. Elle passa si proche qu'il dut en être éclaboussé.
– Ne le tuez pas, supplia Nicolas Perrot à mi-voix.
« Du diable ! songeait Angélique énervée. Il ne voyait donc pas que l'autre ne se laissait pas arrêter, et comment empêcher cet enragé d'atteindre la rive sans le tuer ? »
Elle tira encore. Cette fois, le gentilhomme français parut comprendre. Entre les courants mortels de la rivière et un feu roulant qui lui encadrait la tête à quelques pouces près, il n'y avait plus à hésiter. Il regagna l'île, s'y hissa et se traîna à son tour à l'abri d'un aune rabougri. Angélique put alors un peu relâcher son attention, tout en continuant à surveiller le passage. Mais personne ne semblait désireux d'imiter la folie de l'officier. Il était peu vraisemblable que quelqu'un se risquât désormais vers cet endroit si bien surveillé. Elle se détendit, se releva à demi. La sueur ruisselait de ses tempes. Elle essuya machinalement son front d'une main noire de poudre, prit l'arme rechargée que lui tendait un de ses fils ébahi et se remit en position de tir continuant sa surveillance. Bien lui en prit, car de nouveau le lieutenant tenta sa chance, s'élança comme un diable... Une balle ricocha sous ses pieds, dans le sable de la plage. Promptement, il réintégra son abri. Durant ce temps l'attaque surprise s'était déroulée sur tous les fronts. À l'instant où d'un premier coup de feu Angélique arrêtait la marche du convoi, les Hurons qui se trouvaient au milieu du premier gué voulurent reculer pour se mettre à l'abri de la forêt, mais, de cette rive même qu'ils venaient de quitter, des coups de feu partirent. L'Aubignière se jeta derrière un arbre et commença de riposter en direction de la falaise. Les Hurons, encadrés d'un tir assez fourni de part et d'autre, au milieu du premier passage, n'osaient plus ni avancer, ni reculer. L'un d'eux, cependant, avec l'audace coutumière à sa race, se jeta dans la rivière tourbillonnante, mais comme il abordait plus bas, un peu au-dessus des chutes, un coup de feu tiré par les Espagnols l'atteignit et le blessa à la jambe. Un autre avait réussi à plonger dans les fourrés. L'ennemi invisible posté là par Peyrac l'y rencontra, car on entendit un bruit de lutte et une exclamation de rage. Puis le silence retomba, si complet que le cri des cigales parut s'élever, strident, et couvrir tout autre bruit, jusqu'à ceux de la rivière tumultueuse...
Une odeur de poudre emplissait le défilé.
Angélique serrait les dents. Elle avait oublié où elle se trouvait. Il lui semblait qu'elle était à nouveau aux aguets, au cœur de la forêt poitevine et, sous le canon de son arme, les soldats du roi s'abattaient. Derrière ses dents serrées, montait le cri ancien de son cœur, qui si souvent avait jailli de ses lèvres : « Tue ! Tue !... »
Elle frémit. Une main se posa sur son épaule.
– Voilà, c'est fini ! dit la voix calme de Peyrac.
Elle se redressa un peu hagarde, son arme fumante à la main. Elle le considérait comme si elle ne le reconnaissait pas. Il la fit se relever et doucement, avec un mouchoir, essuya de son front la poudre noire qui le maculait.
Il y avait un sourire au fond de ses yeux et aussi quelque chose d'indéfinissable où se disputaient la pitié et l'admiration, tandis qu'il contemplait ce visage de femme d'une beauté si raffinée et que souillait la sueur de la guerre.
– Bravo, mon amour ! dit-il à mi-voix.
Pourquoi lui disait-il « bravo » ? À quoi applaudissait-il ? À sa réussite présente ? Ou bien à sa lutte ancienne ? À sa lutte folle, désespérée contre le roi de France ? À tout ce que cachait la prodigieuse habileté de ses mains posées sur une arme de mort ?... Avec respect, il baisa sa main ravissante et noircie de poudre. Ses fils et les hommes de Peyrac regardaient Angélique avec des yeux écarquillés. D'en bas, les Canadiens tirèrent. Au mouvement des feuillages, Pont-Briand avait deviné des présences. La roche en saillie éclata, tout près d'eux.
– Ah non alors ! s'écria Perrot à pleine voix. Assez, bonnes gens ! Assez de dégâts. Cessons ce petit jeu, voulez-vous ? Pont-Briand, mon cousin, calme-toi ou je te provoque à la lutte et je te fais toucher des épaules comme ce fameux jour de la Saint-Médard dont tu dois te souvenir !
La voix de stentor du Canadien résonna longuement à travers le défilé envahi de fumée aigre. Il y eut un silence, puis, de l'île :
– Toi qui parles, qui es-tu ?
– Nicolas Perrot, de Ville-Marie, en l'île de Montréal.
– Qui t'accompagne ?
– Des amis, des Français !
– Mais encore ?...
Perrot se tourna vers le comte. Il lui fit un petit signe interrogateur, Joffrey y répondit d'un hochement de tête affirmatif.
Alors le Canadien, mettant ses mains en cornet autour de sa bouche.
– Écoutez tous, bonnes gens de Saint-Laurent, écoutez qui j'annonce. Ici M. le comte de Peyrac de Morens d'Irristru, seigneur de Gouldsboro, de Katarunk et d'autres lieux, et les gens de sa recrue.
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