Angélique tressaillit en entendant la forêt indienne vibrer de ce nom voué depuis tant d'années au silence de l'opprobre et de la tombe. Joffrey de Peyrac de Morens d'Irristru !... Était-il écrit que le vieux patronyme gascon pouvait revivre, oserait renaître, si loin de son berceau originel ? N'était-il pas sans danger ?...

Elle se tourna vers son mari, mais le visage de celui-ci ne révélerait rien. Debout, à l'extrémité du promontoire, dissimulé par les branches retombantes d'un pin auquel il s'appuyait, il continuait à observer avec autant d'attention le lieu de l'escarmouche, comme indifférent à ces appels qui s'échangeaient.

La fumée ne se dissipait que lentement. Les sons s'amortissaient dans cette matité poudreuse. L'on voyait peu et la prudence voulait, de part et d'autre, qu'on demeurât sur le qui-vive. Joffrey de Peyrac continuait de tenir à la main son pistolet chargé. Enfin quelqu'un se dressa sur l'île de derrière les buissons. C'était le grand Pont-Briand.

– Viens à moi sans armes, Nicolas Perrot, si c'est bien toi et non ton fantôme !...

– J'arrive.

Le Canadien remit son fusil aux mains de son serviteur et dévala la côte jusqu'à la grève. Lorsqu'il apparut sur la petite plage de la rive, dans ses vêtements de daim et sous son bonnet de fourrure, des exclamations d'enthousiasme l'accueillirent. Français et Hurons courant à sa rencontre l'acclamaient. Il leur cria de remonter un peu en amont, au tournant de la rivière, et de franchir un pont léger en troncs d'arbre que les Espagnols avaient jeté à un endroit où les rives étaient proches l'une de l'autre. Ce passage était rarement utilisé, car seul le gué évitait un détour de plusieurs heures en épargnant le passage d'une faille très prof onde. Quand tout le monde se fut rejoint, on entendit des embrassades énergiques et des congratulations bruyantes. Le Canadien et ses compatriotes s'enveloppaient mutuellement de grandes claques sur les épaules et de grandes bourrades dans les côtes.

– Frère ! Te voici ! On te croyait mort !

– On te croyait parti à jamais !

– Retourné aux Iroquois !

– Habitué à vivre avec les sauvages jusqu'à la fin de tes jours !

– C'est bien ce qui a failli m'arriver, répondait Nicolas Perrot, et c'était dans mes intentions de retourner aux Iroquois lorsque je quittai Québec, il y a trois ans. Mais j'ai rencontré M. de Peyrac et j'ai changé d'avis.

Les Hurons reconnaissaient Perrot avec plaisir. Mais certains rechignaient en réclamant le prix du sang, car un des leurs, Anahstaha, avait été blessé.

Perrot leur dit en langue huronne :

– Mon frère Anahstaha n'avait qu'à ne pas essayer de me filer comme couleuvre entre les doigts alors que nos mousquets lui ordonnaient de faire halte. Que celui qui ne comprend pas le langage de la poudre ne se mêle pas de faire la guerre... Venez, messeigneurs, je vous prie, conclut-il en s'adressant aux officiers français, tandis que les Hurons, subjugués par cette voix mâle qu'ils connaissaient trop bien, s'asseyaient pour palabrer et décider finalement de laisser les Blancs se débrouiller entre eux.

Chapitre 8

Les trois hommes qui, à la suite de Nicolas Perrot, montaient le flanc abrupt de la montagne n'étaient pas sans curiosité, malgré la mésaventure dont ils venaient d'être l'objet. Le nom de comte de Peyrac avait déjà atteint une certaine célébrité en Amérique septentrionale. Peu de gens l'avaient vu, mais on parlait beaucoup de ce personnage énigmatique, depuis les rivages du Massachusetts et de la Nouvelle-Écosse jusqu'aux confins du Canada. De plus, ayant occupé militairement l'établissement que le comte de Peyrac avait sur le Kennebec, les Français se sentaient en mauvaise posture, et sans la présence de leur ami Perrot, ils auraient mal auguré de leur sort. Au passage, ils entrevirent des nommes postés derrière les buissons, vrais visages de flibustiers aux races diverses, qui les suivaient d'un regard sombre.

Comme ils arrivaient au sommet, ils s'immobilisèrent subitement, saisis d'une crainte mêlée d'étonnement.

Dans la pénombre toute piquetée de points lumineux par le jeu des feuilles, il venait d'apercevoir un cavalier masqué de noir, monté sur un étalon d'ébène, aussi immobile qu'une statue.

Derrière lui se dessinaient d'autres silhouettes cavalières et des femmes.

– Je vous salue, messieurs, dit le cavalier mas qué d'une voix sourde. Approchez, je vous prie.

Malgré leur vaillance, ils avaient de la peine à se ressaisir. Ils saluèrent cependant, et comme le grand lieutenant semblait incapable de prononcer un mot, ce fut le coureur de bois, Romain de L'Aubignière, dit Trois-Doigts de Trois-Rivières, qui prit la parole. Il se présenta et ajouta :

– Monsieur, nous sommes à votre disposition pour converser avec vous, quoique vos procédés pour ouvrir les débats nous aient paru un peu... détonnants.

– Les vôtres le sont-ils moins ? J'ai appris que vous vous étiez crus en droit d'occuper le poste qui m'appartient sur les rives du Kennebec ?...

L'Aubignière et Maudreuil se tournèrent vers Pont-Briand. Le lieutenant passa la main sur son front et revint sur terre.

– Monseigneur, dit-il, employant spontanément cette appellation déférente – et plus tard il s'en étonna – monseigneur, il est vrai que nous avons été chargés par le gouvernement de la Nouvelle-France de nous rendre aux sources du Kennebec afin d'obtenir tous renseignements sur vos agissements et vos intentions ; nous pensions que vous arriveriez par le fleuve et vous attendions dans l'espoir de pouvoir entamer avec vous des pourparlers d'entente.

Peyrac eut un vague sourire au bord de son masque, le lieutenant avait dit : « Nous vous attendions par le fleuve. » Leur venue, à cheval, par terre, les prenait au dépourvu.

– Et mon Irlandais, comment l'avez-vous traité ?

– Oh ! Vous voulez dire ce gros Anglais rouge, si drôle, s'exclama le petit baron de Maudreuil... Il nous a donné du fil à retordre. À lui seul, il nous aurait fait croire qu'il y avait là-dedans toute une garnison. Les Hurons voulaient le scalper, mais notre colonel s'y est opposé et, pour lors, il est seulement au frais dans la cave, bien ficelé comme un saucisson.

– Dieu soit loué ! dit Peyrac. Je n'aurais pu vous pardonner la mort de l'un des miens et la question se serait alors réglée par les armes. Quel est le nom de votre colonel ?

– Le comte de Loménie-Chambord.

– J'ai entendu parler de lui. C'est un grand soldat et un fort honnête homme.

– Sommes-nous vos prisonniers, monsieur ?

– Si vous pouvez vous porter garant qu'aucune traîtrise ne nous attend à Katarunk et que votre expédition n'a d'autre but que d'entamer avec moi des pourparlers d'entente, je serais heureux de pouvoir vous traiter en amis plutôt qu'en otages, ainsi que me le recommande mon conseiller, votre compatriote, M. Perrot.

Le lieutenant pencha la tête et parut réfléchir un long moment.

– Je crois pouvoir me porter garant de cela, monsieur, dit-il enfin. Je sais que si vos agissements ont paru inquiétants à certains qui voulaient y voir une incursion des Anglais sur nos territoires, d'autres, et en particulier M. le gouverneur Frontenac, envisageaient avec intérêt la possibilité d'une alliance avec vous, c'est-à-dire avec un compatriote qui aurait à cœur sans doute de ne pas nuire à la Nouvelle-France.

– S'il en est ainsi, je consentirai à m'entretenir avec M. de Loménie avant d'engager d'inutiles hostilités. Monsieur de L'Aubignière, voulez-vous vous charger d'aller annoncer à votre colonel ma venue ainsi que celle de la comtesse de Peyrac, mon épouse.

D'un geste il avait invité Angélique à s'avancer. Elle poussa la jument hors de l'ombre et vint se placer aux côtés de son mari. Elle ne se sentait pas d'humeur à leur prodiguer des amabilités après la frayeur qu'ils lui avaient causée la veille au soir, mais l'expression qui naquit sur leurs trois visages lorsqu'ils la découvrirent et la virent s'approcher d'eux la dérida. Ils reculaient d'un même mouvement et leurs lèvres bougeaient sur ce mot étrange qui ne les franchissait pas, mais qui se devinait : « La Démone !... La Démone de l'Acadie !... »

– Madame, je vous présente ces messieurs du Canada.

– Messieurs, la comtesse de Peyrac, ma femme...

Il observa avec ironie les sentiments divers dont le reflet se jouait sur leurs visages.

– La comtesse m'a fait part de votre rencontre hier soir. Je crois que vous vous êtes mutuellement effrayés... Évidemment, l'apparition d'une femme blanche montée sur un cheval dans ces parages avait de quoi surprendre, mais comme vous le voyez il ne s'agit pas d'une vision...

– Et pourtant si ! s'écria Pont-Briand avec une galanterie toute française. Mme de Peyrac dans sa beauté et sa grâce continue à nous faire douter de nos yeux comme si nous étions vraiment le jouet d'une vision ou d'une apparition.

Angélique ne put s'empêcher de sourire de cet aimable rétablissement.

– Soyez remercié de votre courtoisie, lieutenant. Je regrette que votre première rencontre ait manqué d'élégance. Je vous dois un chapeau, je crois !...

– Pour un peu, c'aurait été une tête, madame. Mais qu'importe ! J'aurais aimé mourir d'une si belle main.

Et Gaspard de Pont-Briand, la jambe cambrée, s'inclina avec la courtoisie d'un homme de cour. Angélique le fascinait visiblement.

La caravane avait repris sa marche dans un certain désordre. L'accord s'étant fait, on avait cherché le Huron blessé pour le transporter sur un cheval, mais il était trop effrayé par cette bête inconnue.

Le baron de Maudreuil avait présenté le capitaine des Indiens, un nommé Odessonik, splendide sous son harnachement de dents d'ours et de plumes qui hérissaient la crête touffue de sa chevelure. Lorsqu'on n'avait pas l'habitude des Indiens, on pouvait les confondre entre eux, mais Angélique fut persuadée de reconnaître en lui le guerrier qui l'autre soir torturait avec beaucoup d'application le prisonnier iroquois. Les Hurons se pressaient autour d'eux, maintenant amicaux et curieux, voulant tous voir les nouveaux Blancs. Leurs panaches de cheveux et de plumes dressés sur leurs crânes rasés menaient une sarabande autour des cavaliers.

– Ils me font peur, dit Mme Jonas. Ils ressemblent trop à des Iroquois. Toute cette engeance, c'est du pareil au même.

Les protestants étaient terrifiés. Ils ressentaient plus encore peut-être qu'Angélique tout le tragique de cette rencontre avec des Français catholiques et militaires, cette engeance qu'ils avaient fuie de La Rochelle au prix de mille dangers. Ils se taisaient et cherchaient à ne pas se faire remarquer des deux officiers.

D'ailleurs, l'intérêt de ceux-ci se portait successivement du visage masqué de Peyrac, qui les intriguait au plus haut point, à celui d'Angélique. Malgré la fatigue et la poussière qui la marquaient dans l'ombre de son grand chapeau, Pont-Briand ne cessait de se demander si en fait elle n'avait pas le plus beau visage du monde. Démone ou non, ses yeux rayonnaient d'une lumière étrange, et il ne pouvait s'empêcher de détourner les siens précipitamment quand ils rencontraient son regard.

Le choc émotionnel qu'il avait éprouvé en l'apercevant sur son cheval, créature de chair et non plus vision, lui nouait encore la gorge, et ses pensées se désintéressaient totalement de la situation présente, cependant assez délicate pour lui. Plus il allait et plus il se persuadait que cette femme surgie des bois était la plus belle qu'il eût jamais rencontrée. Le lieutenant de Pont-Briand était un colosse haut en couleur, une masse de muscles à laquelle seule l'aristocratie de ses ancêtres pouvait communiquer une certaine allure. Né militaire, sans nul doute, et, de plus, contraint à ce destin par sa situation de cadet de famille, il avait la voix sonore, le rire large. C'était un sabreur extraordinaire, un mâcheur de cartouches à la dent rapide, un tireur infatigable, un guerrier d'une endurance à toute épreuve, mais bien qu'il fût un homme dans la force de l'âge ayant dépassé la trentaine, il semblait avoir gardé une mentalité d'adolescent. Cela expliquait qu'il fût resté dans un grade relativement subalterne pour un homme de haute naissance, car s'il faisait merveille sous les ordres d'un chef éclairé, son caractère impulsif rendait souvent ses initiatives dangereuses. Cependant, il avait été nommé chef de poste d'un des forts français les plus importants, le Saint-François, et sa popularité chez les sauvages de la région était grande. Malgré sa force et sa corpulence, en forêt il marchait aussi silencieusement qu'un Indien. Angélique, consciente de l'attention qu'il lui témoignait, en éprouvait de l'agacement. Il y avait en cet nomme sanguin à l'étonnante démarche féline quelque chose qui éveillait aussitôt sa méfiance.